septembre 2006
Reto Wiesli, Bureau pour une politique de la santé, Berne
Débat au Conseil national sur la loi sur l’imposition de la bière, le 21 juin 2006 à Berne: droite et gauche font le même constat alarmant, mais divergent fondamentalement sur les remèdes. La jeunesse a trop tendance à s’enivrer à la bière. Que faire? Alors que la gauche exige une imposition beaucoup plus forte et entend largement en faire bénéficier la prévention, la droite en appelle à la responsabilité notamment des parents et à l’application de l’interdiction de vendre de l’alcool aux jeunes. Une fiscalité forte risquerait de menacer des emplois, de punir les consommateurs de bière, voire carrément de détruire la culture de la bière. En fin de compte, seule une explication générale a trouvé place dans le principe de la loi – servant davantage à apaiser la mauvaise conscience qu’à résoudre vraiment le problème.
Peu après, un peu plus loin sur la place fédérale, travaux de montage en prévision d’une manifestation de beachvolley. Des camions Feldschlösschen déchargent du matériel, la grande tente Carlsberg est déjà à moitié montée. La collaboration entre le dedans et le dehors fonctionne à merveille: les brasseries peuvent continuer leur travail.
Que constate-t-on en analysant les votes au Conseil national? Un tiers exactement des parlementaires bourgeois suivent le Conseil fédéral à majorité bourgeoise en se prononçant contre une baisse de la taxation de la bière. Les deux autres tiers veulent donc baisser cette taxation. Les augmentations proposées par les organisations en charge de la prévention n’ont pas rencontré le moindre soutien de la part des parlementaires bourgeois et, à deux exceptions près de chaque côté, les positions des deux camps politiques étaient verrouillées. Là où, sous l’ancienne législature, on pouvait encore, moyennant un lobbying acharné, obtenir une augmentation des taxes et leur affectation à la prévention, de tels succès sont impensables sous l’actuelle législature. Après leur échec électoral de 2003, les partis du centre ont restreint la liberté individuelle de vote; l’UDC contrôle son grand groupe d’une main de fer et contraint les dissidents à le quitter ou les élimine des listes électorales. La polarisation ne permet plus de construire avec les partis du centre des majorités en faveur de solutions raisonnables. De plus, les programmes d’économie 03 et 04 ont encore réduit la marge de manœuvre financière. Ainsi, les dépenses de l’OFSP dans le domaine de la prévention ont été diminuées de 22%, et le programme d’abandon de tâches de l’administration adopté par la Confédération provoquera lui aussi des lacunes à l’OFSP (comme la suppression de la Section environnement et santé par exemple).
La santé étant intrinsèquement du ressort des cantons et les domaines touchant à la santé ayant été attribués à la Confédération par les hasards de l’histoire, toute approche globale est par définition impossible. Le rejet de la loi sur la prévention par 24 cantons dans les années 80 en dit long et bien malin qui pourrait dire si l’initiative prise par le conseiller fédéral Couchepin de réorganiser la prévention va aboutir.
L’élaboration du programme alcool, dont la mise en œuvre ne pourra être réalisée qu’en faisant preuve d’un fédéralisme coopératif, pourrait annoncer une nouvelle ère de prévention concertée en matière d’alcool. Grâce à la dîme de l’alcool, un financement est assuré dans les cantons, ce qui constitue un bon point de départ. Dans le domaine du tabac également, une bonne base est assurée avec le fonds de prévention du tabagisme et le programme national de prévention en cours. Cela a été rendu possible par l’action politique coordonnée de six ONG actives contre le tabagisme.
Les acteurs de la prévention doivent réfléchir aux recettes qui leur permettront de réussir. A première vue, le bilan est clair. D’un côté, la faible imposition des spiritueux, l’autorisation de l’absinthe, l’assouplissement de l’interdiction de la publicité pour le vin et la bière, une alliance de plus en plus fructueuse entre la bière et les sports de masse; de l’autre, quelques rares succès, comme par exemple le quadruplement de la taxe sur les alcopops, l’abaissement du taux d’alcool autorisé au volant et quelques interdictions d’affichage pour les alcools forts dans les cantons. Pouvant compter sur des subventions de plusieurs millions et d’ardents défenseurs dans certains cantons, le vin est l’un des principaux catalyseurs empêchant une politique cohérente en matière d’alcool. Le pouvoir historique des paysans s’est manifesté dans les années 30 déjà, lorsque les producteurs de fruits et de vin sont parvenus à soustraire de nouveau le cidre et le vin de l’impôt sur les boissons. Aujourd’hui encore, les représentants de l’agriculture au Parlement (un sixième des membres du Conseil national) y forment le groupe le plus puissant. Aussi est-il difficile, dans ces circonstances, de prévoir quels seront les succès que la prévention pourra compter à son actif à l’avenir.
Seule une analyse objective, réalisée sans œillères idéologiques, permet d’avoir une vue d’ensemble des dépendances dans notre société. De plus, il faudrait pouvoir faire abstraction du système fédéraliste de la Suisse et des différences de réglementation accumulées au cours de l’histoire. Ce quadruple mur constitue à lui seul un obstacle insurmontable pour une seule génération de gens politiquement bien intentionnés. A la lumière des expériences passées, la démarche politique à entreprendre ne peut que consister à poursuivre, de manière pragmatique et sectorielle, un objectif stratégique à long terme.
Cette démarche peut se définir en référence à l’exemple de la publicité pour l’alcool et le tabac: le rejet en votation populaire des « initiatives jumelles » en 1993 a fait disparaître l’interdiction de la publicité pour l’alcool et le tabac du débat public pour plusieurs années. Ce sont les procès intentés aux Etats-Unis à l’industrie du tabac et la perte de crédibilité qui en a résulté qui ont provoqué un certain retournement de l’opinion. Ainsi, une nouvelle loi sur la publicité a été adoptée à Genève en 2000; elle interdit l’affichage sur la voie publique ou sur un espace privé visible de la voie publique. Sûres d’elles, les branches concernées ont renoncé à lancer un référendum et ont perdu leur recours auprès du Tribunal fédéral. Cette première a suscité en quatre ans une vague de motions dans les cantons, avec pour résultat en 2006, une interdiction de l’affichage dans huit cantons, sept autres cantons s’apprêtant à en faire autant. Le travail modeste réalisé à la base a conduit progressivement à des changements qui n’avaient pas pu être obtenus avec le gros coup tenté des années plus tôt.
Treize ans après le rejet des initiatives jumelles, la situation en matière d’alcool et de tabac est la suivante (voir schémas page suivante).
La théorie politique nous indique de manière évidente quels sont les intérêts qui ont généralement le plus de chances de prévaloir au niveau politique. Ce sont les intérêts qui bénéficient de la meilleure capacité à s’organiser et à gérer les conflits qui s’imposent. Des intérêts spécifiques immédiats sont porteurs, de même que des associations qui pourraient refuser d’assurer une prestation sociale d’importance collective. La prévention se lancera donc toujours dans l’arène politique avec un handicap, puisque nos efforts portent typiquement sur des intérêts généraux à long terme. Ce constat vaut aussi pour nos associations, qui disposent de peu de moyens de pression puisqu’elles n’ont pas d’argent à investir et qu’elles ne peuvent pas brandir la menace d’une délocalisation des places de travail.
En outre, la polarisation entre interventionnisme étatique et libéralisme est omniprésente dans le débat. Pour beaucoup de gens, la responsabilité personnelle face à la santé et la liberté aussi bien du citoyen que de l’économie sont ainsi primordiales, alors que peu de gens se rendent compte de ce qui se passe dans la réalité: la répression jouit de la faveur des adversaires des mesures dirigistes, alors que cet instrument de pilotage de l’économie de marché est très apprécié par les interventionnistes.
Les mesures dirigistes et leur affectation à un usage déterminé semblent aujourd’hui malgré tout avoir une certaine chance de remporter des décisions majoritaires, profitant du changement de paradigme opéré dans le domaine de l’environnement et bénéficiant d’un soutien de la part de la gauche et du centre. Mais un tel changement de paradigme reste encore à l’état de perspective pour la prévention. Pour changer la situation, il faut réunir des majorités, qui sont pour le moment encore rares. Une organisation méthodique est indispensable pour arriver à des résultats à long terme et changer les attitudes politiques.
On le voit en regardant les cartes de la page précédente, la voie pragmatique passe aujourd’hui par des solutions partielles dans les cantons. Le travail de persuasion dans un cadre restreint conduit à plus long terme à un changement de situation à plus large échelle. Un constat intéressant confirme d’ailleurs cette position: le Kulturkampf traverse encore la prévention. Bien que certaines de leurs brasseries régionales appartiennent à de grandes multinationales, des représentants des cantons du Valais, de Lucerne et de Fribourg ont voté contre la prévention à l’issue du débat sur l’imposition de la bière évoqué en introduction. On a vu fonctionner là, comme au temps du Sonderbund, le réflexe des cantons catholiques où prévaut un sentiment de solidarité qui inclut la brasserie «cantonale». Aussi longtemps que de tels fonctionnements ne seront pas remis en question et révisés, réunir des majorités favorables au niveau national restera utopique.
Paru récemment à la suite du projet ambitieux «Politique nationale de la santé», le rapport «Les politiques suisses de la santé – potentiel pour une politique nationale» conclut lui aussi qu’une telle politique ne peut se faire jour qu’à condition qu’elle soit développée dans la culture du fédéralisme coopératif. Ainsi, les grands programmes nationaux tels que ceux qui sont déployés dans les domaines du tabac et de l’alcool doivent inclure aussi des priorités régionales, pour tenir compte de la répartition fédéraliste des compétences et des tâches et partant de l’hétérogénéité entre les cantons et les régions linguistiques. Il convient donc de prévoir beaucoup de temps et de longues négociations pour parvenir à définir des objectifs communs et des conventions à caractère obligatoire. Seule la collaboration horizontale et verticale régulière entre un grand nombre d’acteurs et de cultures permettra de toucher au but.