octobre 2004
Brigitte Dorsaz (Villa Flora)
Institution de la Fondation valaisanne contre l’alcoolisme et la toxicomanie, la Villa Flora accueille chaque année une centaine de personnes pour des traitements résidentiels d’une durée comprise entre cinq semaines et douze mois. La proportion d’hommes et de femmes est généralement d’environ deux tiers d’hommes pour un tiers de femmes. La moyenne d’âge se situe vers 40 ans.
Sur l’ensemble des personnes accueillies, une grande partie sont des parents d’enfants dont l’âge varie entre quelques mois et l’âge adulte. Il est même arrivé qu’un pensionnaire soit devenu père durant son séjour dans l’établissement. Ces personnes font donc partie de systèmes familiaux aux visages parfois très différents, souvent complexes mais qui ont cependant tous un dénominateur commun: la problématique de la dépendance.
La dépendance marque la famille. Consciemment ou inconsciemment, les membres de la famille évaluent leurs actions selon les réactions qu’ils provoquent chez la personne dépendante, même après que la personne dépendante soit devenue sobre. Ce niveau d’implication dans la vie de la personne dépendante dépasse les soucis d’une famille normale. L’intensité de l’obsession de la personne dépendante pour l’alcool ou d’autres drogues va de pair avec l’obsession de la famille pour ses problèmes de dépendance.
Durant leur enfance, les enfants des foyers alcooliques ont endossé des rôles qui, en étouffant leurs sentiments, leur ont permis de survivre et de structurer le «quotidien fou» qui composait leur réalité. Ils ont fait preuve de résilience, ce qui peut se définir comme «le maintien d’un processus normal de développement malgré des conditions difficiles». La résilience est liée à la capacité de mettre en sens une expérience insensée, d’en faire un récit qui pourra être donné à quelqu’un et compris.
Rendus à l’âge adulte, les enfants d’alcooliques se retrouvent en quelque sorte enfermés dans leurs comportements, coincés dans des rôles générateurs de souffrance, de frustration, de solitude et de culpabilité.
Les enfants d’alcooliques à l’âge adulte craignent généralement les émotions parce qu’ils ne les comprennent pas. Ils n’ont pas reçu l’orientation nécessaire pour pouvoir les mettre en perspective. Trop souvent, les adultes enfants d’alcooliques se sabotent eux-mêmes en étant incapables de ressentir, alors que les sentiments sont les extrémités sensorielles qui nous conduisent à la vérité.
Les personnes capables de croître vers un rétablissement total sont celles qui sont capables de se servir de leurs sentiments et d’interpréter d’une nouvelle façon ce qui leur est arrivé en tant qu’enfants. Les adultes enfants d’alcooliques en rétablissement sont ainsi appelés à partir à la recherche d’eux-mêmes, à s’accepter et à s’aimer eux-mêmes pour tout ce qu’ils ont souffert. Le processus de guérison est en fait un processus de cicatrisation du cœur et une guérison de l’esprit.
Tout accompagnement thérapeutique sera donc prioritairement éducatif. Il est en effet important que les adultes enfants d’alcooliques reçoivent des informations sur l’origine de leur situation et de leur vécu. Le rôle des intervenants est également d’offrir aux personnes en rétablissement un maximum de soutien sous forme d’accueil sans jugement et de sécurité. Confirmés dans leurs capacités et nourris dans leur confiance, les adultes enfants d’alcooliques pourront ainsi retrouver leur estime de soi et, par là-même, reprendre la responsabilité de leur vie.
Même si, dans l’ensemble, les difficultés rencontrées par les personnes dépendantes de l’alcool sont communes à tous, certains problèmes sont plus spécifiques à l’un ou l’autre genre.
Afin de permettre aux pensionnaires de déposer une partie de leur fardeau dans un groupe leur offrant le maximum de compréhension et de soutien, l’équipe thérapeutique propose régulièrement aux personnes en traitement à la Villa Flora des groupes hommes/femmes; un groupe composé uniquement d’hommes, y compris le facilitateur et, en parallèle, un groupe composé uniquement de femmes, y compris la facilitatrice.
Généralement, les thèmes abordés dans ces groupes ont trait aux relations intimes, entre partenaires occasionnels ou en couple, au vécu douloureux en tant qu’enfant dans un foyer alcoolique ou aux préoccupations actuelles de père ou de mère. Il est plus facile de partager des soucis, des préoccupations ou des vécus intimes avec des personnes du même sexe qui ont connu les mêmes expériences. Les personnes en traitement soulignent régulièrement avoir, dans ces groupes, pour la première fois, pu parler de problèmes obsédants et pesants du fait de la forte charge de honte et de culpabilité qu’ils véhiculent.
Ce qu’il y a de commun chez les femmes dépendantes en traitement, ce sont la culpabilité, la honte de la dépendance en général et spécifiquement de «ne pas avoir agi en femme et en mère» durant leur consommation. Même quand une femme essaye de travailler sa dépendance et se pardonner à elle-même, elle est souvent confrontée au manque d’acceptation de sa famille. Les proches sont prêts à la laisser assumer la culpabilité et lui rappellent ses comportements inacceptables. Sa famille a de la difficulté à la voir comme une personne malade qui peut changer et se rétablir. Les hommes trouvent plus facilement les parents, les épouses, les amis ou les enfants qui leur pardonnent quand ils ont du remord.
De par les différences physiologiques masculines et féminines, les femmes auront besoin d’un temps plus long pour se rétablir physiquement et émotionnellement des effets des drogues. Les proches vivent plus difficilement l’alcoolisme d’une femme, d’une mère que d’un homme de la famille ou du père. Colère, honte, peur et rejet se retrouvent fréquemment dans l’entourage d’une femme dépendante. En général, les enfants et les proches ont de la peine à accepter la maladie et soutiennent peu les femmes dans leur rétablissement.
Les femmes dépendantes en rétablissement ont absolument besoin de découvrir qui elles sont, d’apprendre à se faire de vraies amies, de faire confiance à d’autres femmes et de d’abord rétablir leur estime d’elles-mêmes avant d’être capables de choisir une relation saine et d’y investir de l’amour.
A la Villa Flora, dans la mesure du possible, nous essayons d’associer les proches (conjoint, parent, enfant ou collègue ou employeur…) à la démarche des personnes en rétablissement. Bien souvent, nous pouvons observer que le proche vit un sentiment d’isolement dans sa souffrance et ne sait pas vraiment ni où ni à qui en parler. Il ou elle se sent responsable de la consommation de la personne dépendante et elle a peur de la trahir. La honte est également souvent présente et, parfois, un déni très fort.
Au début du traitement de la personne dépendante en rétablissement, son conseiller ou sa conseillère référent(e) appelle les proches pour les convier à participer à un entretien, à la Villa Flora. Le voile du silence qui recouvrait la réalité familiale se déchire alors et les réactions des proches à ce brusque changement se résument en deux mots: peur et soulagement. Un refus de participer à un tel entretien est exceptionnel tant est pressant – malgré la peur – le besoin de se dire et d’entendre.
Les entretiens avec les proches ont deux objectifs majeurs:
Ainsi, lors de l’entretien, le proche est invité à partager quel a été son vécu durant la consommation de la personne dépendante, quelles ont pu être ses observations par rapport aux changements survenus sur la personne en rétablissement (par exemple lors des visites du week-end) et sur lui en tant que proche.
On observe alors que les changements survenus – tant pour les personnes dépendantes en rétablissement que pour les proches – sont bien souvent parallèles, ou en tous cas très proches et symétriques. Ces changements peuvent concerner aussi bien la santé physique, psychique ou émotionnelle, que la vie sociale etc. (voir tableau ci-dessous).
L’entretien de proches permet ainsi aux personnes impliquées de prendre conscience du fait que le proche est affecté immanquablement par la consommation de l’autre.
Cependant, le message qui est transmis est que cette situation n’est pas inéluctable et que, pour peu que chaque membre de la famille travaille à son propre rétablissement, se recentre sur lui-même, de nouvelles relations saines et constructives pourront se développer dans la famille.
Dans la mesure où les parents sont d’accord, les enfants, dès qu’ils sont en âge de pouvoir s’exprimer – généralement vers 4 ans – sont également invités à participer à une partie des entretiens de proches ou de famille. Lors de ces entretiens, le conseiller/la conseillère demande aux enfants de partager ce qu’ils ont pu observer dans leur réalité quotidienne. L’idée est de permettre aux enfants de dire ce que bien souvent ils n’ont pas pu ou osé dire (par loyauté, par peur des coups etc.) de leur vécu durant la consommation du parent dépendant. Les propos tournent très souvent autour de leurs peurs et du sentiment de solitude par rapport aux autres copains (pas de possibilité d’inviter des copains à la maison, absences des parents lors de rencontres des parents à l’école, etc.).
La personne en traitement est bien souvent ébahie devant le nombre d’éléments partagés par les enfants (bruit du bouchon quand on ouvre la bouteille d’alcool, attente du retour avant de dormir, aller chercher le parent au café, etc.). Ceci est l’occasion pour la personne en traitement de prendre conscience des conséquences de sa maladie sur son entourage, sa famille, ses enfants.
D’une manière générale, l’enfant exprime son sentiment de n’avoir pas eu le droit d’être un enfant, n’avoir pas pu vivre l’insouciance, la spontanéité, la joie. Pour survivre, il a dû adopter un ou plusieurs comportements de survie (voir tableau ci-dessous).
Dans le cas de très jeunes enfants, l’entretien se fera moins formel et les informations seront recueillies par des observation au travers de jeux ou des repas s’ils sont accueillis dans l’établissement le week-end.
«Vous auriez dû voir la Villa aujourd’hui: il y avait 4 bébés et 4 enfants! Une vraie garderie! Y a pas à dire, ça y mettait l’ambiance!» (Raymonde)
Dans une famille avec une problématique d’alcool ou de dépendance, les relations familiales sont généralement fortement perturbées. Pour répondre à un besoin de survivre, de se protéger, les membres de ces familles fonctionnent souvent dans la négation (fuite de la réalité), le contrôle (la quête perpétuelle de solutions) et le mensonge (ambivalence – mensonge – vérité).
L’entrée en traitement de la personne dépendante et l’occasion pour tous les membres de la famille de (re)découvrir les mécanismes relationnels des familles saines, soit:
Dans cette optique, la personne en rétablissement est encouragée à accueillir son ou ses enfants lors des week-ends pour l’aider à se réinscrire dans sa vie de parent avec le ou les enfants.
Profitent de cette offre les pères ou mères, généralement en situation de séparation), ou qui ressentent le besoin de reconstruire une relation avec leur(s) enfant(s).
Lors de ces fins de semaine, nous pouvons observer que l’enfant, en particulier, profite pleinement de ces moments. Il est visiblement soulagé de pouvoir retrouver son statut d’enfant. Les relations parent – enfant(s) sont empreintes de beaucoup de tendresse, de jeu, de joie, toutes choses pour lesquelles il n’y avait quasi plus de place dans la consommation.
Ces moments sont parfois vécus comme une étape privilégiée permettant une véritable (re)découverte ou (re)connaissance de l’autre dans un climat d’affection et de légèreté. Pour les pères en particulier, les périodes d’accueil augmentent progressivement, passant par exemple de quelques heures le samedi après-midi au week-end tout entier.
«En plus, ce samedi tout était tellement bien organisé, même aux repas avec la petite chaise! Merci! ça ne paraît pas grand-chose mais c’était vraiment agréable pour ma fille. Elle s’est sentie comme à la maison, elle était très fière, pouvait manger comme nous. Elle dort aussi très bien. Pour moi, tous ces petits soucis d’ordre matériels sont complètement oubliés.» (Raymonde)
«Avec Sandra, tout s’est très bien passé. Elle a été formidable, elle ne s’est vraiment pas ennuyée. Elle allait vers tout le monde et je pense que ça a dû faire plaisir aussi aux autres d’avoir une enfant dans la maison avec qui s’amuser. J’ai remarqué beaucoup d’attention de la part des autres et je les remercie. Quant à moi, j’ai pu en profiter autrement qu’à l’extérieur, avec plus de patience, j’ai remarqué… Elle est repartie vers 16h30 et elle a même voulu revenir au plus vite.» (Rémi)
Extrait du cahier de bord de l’équipe:
«Bonne ambiance aussi l’après-midi. C’est très chouette de voir les jeunes papas s’occuper de leur fille.»
Le Groupe des proches de la Villa Flora a été mis sur pied à l’intention des proches adolescents ou adultes de personnes séjournant ou ayant séjourné dans l’établissement.
C’est un espace de parole qui se vit dans la continuité des entretiens et où les proches se voient offrir la possibilité de parler de leurs doutes, de leurs peurs, de travailler à leur rétablissement, en somme de reprendre leur propre vie en main, en laissant l’autre – la personne dépendante en rétablissement – reprendre sa propre vie en main.
Dans ce Groupe, l’animatrice propose aux proches des outils de rétablissement qui d’ailleurs sont communs à ceux du Groupe de la post-cure que suivent les personnes ayant fait un traitement à la Villa Flora: «24 h à la fois», «vivre et laisser vivre», «ici et maintenant». Les participants travaillent sur le lâcher prise et la réappropriation et l’augmentation de leur estime d’elles-mêmes.
Petit à petit, les proches réalisent qu’ils ont, à l’instar des personnes dépendantes en rétablissement, à se libérer d’une obsession: l’inquiétude pour la personne qui consomme (contrôle de la consommation de l’autre) et à se recentrer sur eux-mêmes.
Pour la personne dépendante, le rétablissement signifie se regarder en face et s’accepter comme un être humain qui a de la valeur – sans drogue ni alcool.
Pour les proches d’une personne dépendante, le rétablissement signifie également se regarder en face, évoluer et changer et s’accepter comme un être humain qui a de la valeur – sans la problématique de la dépendance chez la personne aimée.
Le rétablissement implique pour tous de profonds changements dans la façon de se voir et de voir le monde autour de soi. Cela signifie prendre la responsabilité de ses propres sentiments et de ses propres comportements. Le processus de rétablissement demande beaucoup de courage de la part de la personne dépendante et également de la part des proches.
Fondée en 1996, l’Association des Anciens et des Sympathisants de la Villa Flora regroupe aujourd’hui 182 membres actifs (personnes ayant effectué un traitement à la Villa Flora) et 56 membres Sympathisants (personnes proches ou se sentant concernées par la problématique de la dépendance à l’alcool). Les membres de l’ASVF se rencontrent régulièrement lors de groupes de paroles ou encore lors des activités organisées par l’Association: pique-nique, marche en montagne, journée à ski, exposition collective etc.
Lors de la Journée Rencontre et Partages 2003, les adultes enfants d’alcooliques présents ont demandé à pouvoir bénéficier d’une structure de type «groupe de parole» qui serait réservée aux enfants (adolescents et jeunes adultes) de personnes ayant séjourné à la Villa Flora.
Pour répondre à cette demande, le comité de l’ASVF, avec le soutien de la Villa Flora, a accepté de soutenir la création d’un tel groupe et d’y apporter l’aide et l’énergie nécessaires à sa mise sur pied. Le groupe fonctionnera régulièrement dès cet automne.
Merci aux pensionnaires et à l’équipe de Villa Flora