octobre 2004
Michael Klein (Rheinisches Institut für Angewandte Suchtforschung)
Qu’est-ce qu’une «famille marquée par la dépendance»?
Michael Klein: On parle de «famille marquée par la dépendance» lorsque l’un des parents ou les deux souffrent d’une dépendance. Il s’agit d’une catégorie diagnostique, qui ne devrait pas conduire à stigmatiser les personnes concernées, mais à souligner que cette famille a besoin d’aide.
Les dépendances sont-elles héréditaires?
M. K.: Parmi les fils de pères alcooliques, on a mis en évidence un groupe de garçons chez qui le métabolisme de l’alcool est spécifique. Le fait qu’ils présentent cette particularité génétique n’implique cependant pas forcément qu’ils deviendront eux aussi alcoolodépendants. La réalisation de ce risque génétique sous la forme d’une addiction dépend aussi du style de vie et des autres risques présents dans la vie de ces garçons. Il semble que cette particularité génétique existe aussi chez les filles, mais de manière moins marquée.
On sait que les prédispositions à la dépendance ne sont pas que d’origine génétique et qu’elles peuvent aussi se transmettre d’une génération à l’autre par des facteurs psychosociaux. Vous avez étudié ce que vous appelez les modèles familiaux de transmission…
M. K.: Oui. On part du principe que, dans la plupart des cas, ce n’est pas l’alcool en tant que substance qui provoque des problèmes, mais que ceux-ci résultent des conséquences négatives de l’alcoolodépendance. Les vrais facteurs de risque sont ainsi liés à un climat familial marqué par l’instabilité, l’imprévisibilité, le stress, la violence, les négligences et la maltraitance. Les enfants souffrent du comportement instable de leur père ou de leur mère et se trouvent témoins de querelles et de violences entre leurs parents. Dans un tiers des familles confrontées à des problèmes d’alcool, la violence est un facteur de stress permanent. En même temps, l’enfant est amené à considérer ce fonctionnement familial comme normal. Il en conclut qu’il ne peut que subir les événements sans aucune possibilité de les influencer. En termes psychologiques, on parle à ce propos de représentation négative de sa propre capacité d’action; autrement dit, un tel enfant pense n’avoir aucun contrôle possible sur les conséquences de ses propres comportements.
Quels sont les symptômes et les conduites par lesquels cela se traduit chez ces enfants?
M. K.: Cela provoque chez eux de la résignation, des dépressions, un repli social et des symptômes d’anxiété. Ces symptômes sont 2,5 fois plus fréquents chez les enfants issus de familles touchées par l’alcoolodépendance que chez les autres. Lorsque l’on interroge ces enfants, ce sont des dissensions, des disputes et des conflits quotidiens dont ils se plaignent le plus. De plus, un tel climat familial conduit plus facilement à des séparations et à des divorces, qui représentent à leur tour un facteur de risque de problèmes psychiques.
Quel est le risque encouru par les enfants de parents dépendants de développer eux aussi une dépendance? Et quels sont les facteurs favorisant une telle transmission?
M. K.: Les enfants de telles familles encourent un risque jusqu’à six fois plus élevé que les autres de devenir eux-mêmes dépendants. Cela vaut pour l’alcool, le risque étant un peu plus important dans le domaine des drogues illégales, parce que, dans ce dernier cas, les problèmes apparaissent lorsque les enfants sont plus jeunes, qu’ils font souvent l’objet d’un placement, que la relation parents-enfant est plus instable et le développement psychosocial de l’enfant plus fragile. A côté des facteurs mentionnés plus haut qui favorisent la transmission (instabilité et violence), deux éléments s’avèrent déterminants: la manière dont la famille réussit à protéger sa vie quotidienne vis-à-vis de l’alcoolodépendance de l’un des parents et à maintenir les rituels familiaux en vigueur avant l’apparition de cette dépendance.
Et quels sont les principaux facteurs qui protègent les enfants vivant dans de telles familles?
M. K.: En termes de facteurs de protection, ce que l’on appelle maintenant la résilience joue un rôle important, notamment parce qu’elle permet de mieux orienter la prévention. On établit à cet égard une distinction entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux qui font que, bien que vivant dans un contexte difficile, un enfant ne développe pas lui-même une addiction. Au niveau personnel, on retient l’intelligence, la détermination et une solide volonté; il faut y ajouter la créativité, l’autonomie, le sens moral et la sociabilité, sans oublier un certain sens de l’humour qui permet de prendre de la distance. S’agissant des facteurs environnementaux, il est important que l’enfant puisse compter de manière durable sur une personne de référence qu’il perçoit comme positive et fiable et qui lui offre son affection et don aide; il peut s’agir de ses grands-parents ou d’une personne du voisinage immédiat.
Quel type de prévention convient-il de mettre en place pour prévenir les problèmes que risquent de rencontrer ces enfants?
M. K.: A ma connaissance, il n’existe pas encore de prévention spécifique en la matière. Les programmes de prévention primaire ne sont pas adaptés aux enfants de familles marquées par la dépendance, car ils ne prennent pas en compte la situation familiale qui leur est propre. Il conviendrait de développer cette prévention spécifique en tenant compte des facteurs de protection évoqués ci-dessus. Autrement dit, encourager les capacités de résilience existantes chez ces enfants et les aider à en développer de nouvelles. De plus, il faudrait intervenir le plus tôt possible pour aider les enfants qui commencent à présenter eux-mêmes des troubles.
Les problèmes de dépendance au sein des familles sont souvent dissimulés vis-à-vis de l’extérieur. Comment réussir dès lors à toucher directement les enfants concernés?
M. K.: C’est un vrai problème. Mais il faut savoir que le sentiment d’impuissance souvent évoqué à ce propos ne correspond pas entièrement à la réalité. En Allemagne, environ un quart des 1,8 millions de personnes alcoolodépendantes bénéficient des soins dispensés par des institutions thérapeutiques. Si, à ce moment-là, celles-ci ne se préoccupent pas des proches vivant avec ces personnes, elles laissent passer une chance capitale. Dans les services ambulatoires aussi, il y aurait des possibilités d’intervenir, mais elles sont peu utilisées. En Rhénanie du Nord – Westphalie, qui, avec ses 16 millions d’habitants, est le land allemand comptant la population la plus importante – seuls 10% des services de consultation proposent une aide et des programmes aux enfants concernés. Dans les écoles également, des interventions précoces pourraient avoir de bonnes chances de réussir; il convient cependant de les préparer soigneusement pour éviter que ces enfants ne soient stigmatisés. Lorsqu’un enseignant apprend que le père de l’un de ses élèves a un problème de dépendance et qu’il constate que cet enfant en souffre, il peut par exemple lui proposer de participer à un groupe animé par un socio-pédagogue, car c’est là qu’il pourra le mieux en parler.
Tout ce que vous avez dit jusqu’à présent se rapporte essentiellement à l’alcoolodépendance. Que sait-on de la transmission d’autres addictions, comme le jeu compulsif, la dépendance à l’héroïne ou le tabagisme?
M. K.: On sait encore peu de chose du jeu compulsif; en outre, les joueurs compulsifs sont moins nombreux à avoir des enfants que les personnes alcoolodépendantes. S’agissant des drogues illégales, le risque de transmission de l’addiction est important, parce que les femmes concernées sont nombreuses à élever seules leur enfant. En ce qui concerne le tabac, nous savons que les enfants de parents qui fument seront plus nombreux à devenir fumeurs eux-mêmes et qu’ils s’y mettent plus tôt.
Pour une famille touchée par la dépendance, quelle est la meilleure manière de s’y prendre et que peut faire l’environnement proche?
M. K.: Chaque membre d’une telle famille a fondamentalement le droit de recevoir aide et conseil, même les enfants et les adolescents dont le ou les parents ne sont pas d’accord. C’est évidemment plus simple lorsque l’enfant bénéficie du soutien de sa famille. Le traitement du parent dépendant ne peut commencer que lorsqu’il y est prêt. Pourtant, il arrive souvent que l’intervention soit sollicitée par l’autre parent ou par les enfants, notamment lorsque lorsqu’un enfant est lui-même amené à consulter en raison de problèmes scolaires. Il est important qu’à ce moment-là, les intervenants prennent conscience de la situation familiale. L’environnement proche, à savoir la parenté et les voisins, peuvent offrir leur soutien à ces enfants et proposer d’attester des faits que la famille directe n’est pas en mesure de reconnaître. Il conviendrait de sensibiliser davantage les intervenants appartenant aux professions psychologiques et médicales aux problèmes de dépendance, afin que les enfants vivant dans de telles familles soient pris en charge suffisamment tôt pour bénéficier d’une aide adéquate.
Quelles sont les mesures à prendre pour sensibiliser et informer le grand public?
M. K.: Il est très important de créer, au niveau du grand public, un climat qui permette de parler ouvertement du problème familial posé par les dépendances. Par exemple, une campagne lancée en Finlande diffuse en résumé le message suivant: «Si déjà tu bois, ne le fais pas avec tes enfants, ni en leur présence». Le grand public doit savoir que l’existence d’une dépendance au sein de la famille constitue un facteur de risque important pour les adolescents. Du moment que des enfants sont directement concernés, cela ne relève pas uniquement de la sphère privée. Cela concerne la société tout entière.