octobre 2004
Christian Anglada (Service Violence et Famille)
Violence et Famille est un service de la Fondation Jeunesse et Familles (FJF). La FJF réunit par ailleurs quinze structures qui s’adressent à des mineurs et à leur famille. Il s’agit de huit foyers, quatre services Aemo (Action éducative en milieu ouvert) et deux services d’Accueil de jour (ADJ). Ces structures se trouvent réparties sur tout le territoire du canton de Vaud.
Le personnel éducatif de la FJF se trouve régulièrement amené à travailler avec des familles dont les enfants sont exposés à la violence de l’un ou des deux parents. A cette première difficulté s’ajoute parfois une consommation abusive d’alcool. En l’absence d’un accompagnement spécifique pour les hommes auteurs de violences au sein du couple et de la famille, la FJF a examiné la possibilité de développer une telle prestation. Celle-ci a vu le jour en 1999 sous la forme du service Violence et Famille.
Violence et Famille s’adresse spécifiquement aux hommes majeurs ayant recours à la violence conjugale et familiale. L’accès à notre service nécessite une prise de rendez-vous par la personne qui demande un entretien. Deux à trois rencontres individuelles d’accueil et d’évaluation permettent de valider l’entrée dans une démarche de groupe formalisée par un contrat. Les critères d’admission sont notamment:
Les spécificités historiques de la constitution du service Violence et Famille de même que les formes et l’ampleur des comportements violents exercés par les hommes – que ce soit à l’égard d’autres hommes, de femmes ou des enfants – nous amèneront à ne parler ici que des hommes ayant recours à la violence domestique, quand bien même il est évident que ceux-ci n’ont pas l’apanage de ce type de comportement. Nous n’aborderons donc pas dans cet article les violences des femmes envers leur entourage. Par ailleurs, afin d’alléger le texte, nous parlerons des «hommes violents» alors que ces personnes ne se réduisent bien évidemment pas à leurs comportements violents. Ces hommes – nous rappelons qu’il ne s’agit pas de malades psychiques, pervers ou psychopathes que la presse à sensation se plaît à décrire – possèdent de nombreuses qualités. Celles-ci expliquent notamment que leur compagne restent parfois longtemps en couple avec eux avant de se résoudre difficilement à les quitter.
Une première remarque qui peut sembler évidente, mais reste fondamentale car souvent oubliée: tous les hommes qui se trouvent sous l’influence de l’alcool n’ont pas recours de façon répétée à la violence envers leur entourage. Il est donc hâtif de concevoir un lien direct entre consommation d’alcool et recours à la violence. Il s’agit de deux problématiques à la fois distinctes, proches et complémentaires qui n’ont pas forcément des liens de causalité. Il convient de relever que la consommation abusive d’alcool constitue au fil du temps une forme d’auto-violence, dans la mesure où elle va atteindre la personne dans sa santé et ses capacités – notamment ses habiletés relationnelles.
Les hommes qui ont recours à la violence sont souvent des personnes qui n’arrivent pas à repérer clairement ni à exprimer les émotions qu’elles ressentent (tristesse, irritation, fatigue, colère, stress). Ces hommes entretiennent une faible confiance en eux, ils évitent les confrontations et les conflits et refoulent leurs malaises car ils ne savent pas comment les gérer. Ces hommes accumulent progressivement des tensions que certains pensent apaiser en utilisant l’effet sédatif de l’alcool. Cependant, les problèmes et difficultés ne se règlent pas en anesthésiant les émotions. Le refoulement de celles-ci crée une tension qui se transforme progressivement en une rage latente. Par ailleurs, la consommation d’alcool n’a pas seulement un effet calmant sur ces hommes: elle les isole de leur entourage et de la réalité en embrumant leurs pensées dans une «bulle». Exprimer son ressenti dans de telles conditions devient encore plus difficile. Enfin, la consommation d’alcool provoque aussi un effet désinhibant.
Ce dernier facilite l’expression de la rage accumulée et accélère le moment où l’homme va pouvoir se débarrasser des tensions accumulées. Face aux éléments – souvent anodins – qui déclenchent chez lui cette réaction violente, l’homme se perçoit comme une victime. Dans son esprit, sa souffrance et son sentiment d’injustice légitiment qu’il agresse son entourage, «pour se défendre». Il s’autorise donc à commettre un passage à l’acte dont le degré de violence s’échelonne sur un continuum. Avec le temps, un cycle répétitif va s’installer avec une escalade des violences où leur gravité comme leur fréquence augmentent.
Il peut s’agir au début de violence verbale, avec critiques, reproches et injures, parfois des menaces, ceci toujours dans une grande tension, parfois avec des cris et des gestes intimidants. Il peut s’agir aussi de violence physique, de l’humiliation provoquée par une gifle – qui ne laisse pas longtemps de trace sur la figure, mais ne s’efface pas de la mémoire – à des violences qui peuvent mettre la vie de l’entourage en danger (pousser sur un meuble ou dans les escaliers, frapper la tête ou serrer la gorge). Après le passage à l’acte, l’homme se sent «vidé», sa tension interne s’est apaisée. Cependant, – quand il s’en souvient – il se sent généralement honteux de son comportement, mais ce sentiment est insupportable. Pour s’en débarrasser, il va souvent reconstruire les événements de façon à ne pas avoir à accepter de responsabilité dans les actes qu’il a posés. Il va chercher les raisons de ses gestes à l’extérieur de lui-même. Il va notamment essayer de trouver dans sa consommation abusive d’alcool une excuse ou une explication à ses actes violents. L’alcool devient dans son esprit – et souvent aussi dans celui de ses proches – la raison de sa violence. L’alcool devient un «bouc émissaire» qui évite à chacun de chercher ce qui dans la dynamique relationnelle de la famille et du couple permet la répétition de ces violences.
Sa violence n’est donc pas causée par la consommation d’alcool, mais par l’incapacité de gérer quotidiennement ses frustrations. Si l’on prend l’image d’un baril de poudre avec une mèche, c’est l’homme qui remplit le baril de poudre au fur et à mesure des frustrations accumulées et l’alcool ne fait que modifier la qualité de la mèche qui va brûler plus ou moins vite, accélérant le risque d’explosion. L’alcool aura donc joué un rôle, mais ce rôle consiste à faciliter l’expression d’une rage accumulée depuis longtemps. Cette explosion de rage et de violence paraît souvent hors de proportion et sans lien compréhensible avec l’événement qui semble avoir déclenché l’accès de violence. En effet, ce n’est pas l’événement en lui-même qui provoque le passage à l’acte de l’homme, mais ce que l’événement rappelle et réveille de douloureux et d’insupportable dans son histoire plus ou moins récente. Au lieu de déployer son énergie à développer ses capacités de contrôle sur la gestion de ses émotions, il essaie de contrôler son entourage pour le rendre conforme à ce qu’il souhaite. Souvent, après bien des manipulations, il en vient à utiliser la violence, au risque de détruire ceux qui comptent le plus pour lui.
Les enfants ont besoin de repères cohérents et de limites qui assurent leur protection. Ils se trouvent donc désemparés face à un parent violent qui se montre incohérent et imprévisible. Le devoir de protection du parent à l’égard de l’enfant se transforme avec la violence et sous l’effet de l’alcool en un usage abusif de l’autorité. La répétition de ces abus instaure un climat de peur, d’incompréhension et de culpabilité. En effet, pour l’enfant, s’entendre dire directement ou se trouver témoin des paroles de reproches du parent alcoolisé et violent l’amène très souvent à se croire responsable de la colère du parent en question, et donc coupable. Il va se croire mauvais pour subir un tel traitement d’une des personnes qu’il admire le plus au monde, son père. La répétition de ces situations constitue une atteinte grave à l’équilibre et au développement de l’enfant.
La compagne de l’homme violent essaie souvent de protéger son couple et ses enfants en évitant de faire éclater la rage de son conjoint. Mais elle se fixe ainsi une mission épuisante car impossible, puisque n’importe quelle contrariété de son conjoint alimente sa rage et sa violence. Elle va parfois faire pression sur ses enfants en essayant d’éviter tout chahut ou dispute entre les enfants, ce qui relève de l’utopie. Ainsi, quoi qu’elle tente, son conjoint violent restera dans l’incapacité de parler de ce qui se passe en lui, accumulera des griefs et des rancunes dans le silence, jusqu’à ce que cette tension explose.
Sentant la tension monter, elle va parfois provoquer la dispute afin de ne plus vivre l’attente insupportable de l’épisode de violence. Comme ses enfants, elle se sentira souvent responsable du passage à l’acte de son conjoint. S’il était sous l’emprise de l’alcool, elle aura comme lui tendance à interpréter sa violence comme le résultat de sa consommation d’alcool. Or le seul responsable des gestes de violence, c’est son conjoint, et non l’alcool. Cependant, en se trompant de responsable, elle s’autorise à conserver une image moins dégradante de l’homme qu’elle aime peut-être encore et qui est aussi le père de ses enfants.
Celui-ci souffre de son incapacité à s’exprimer, il panique et tout s’emballe lorsqu’il se sent débordé par des émotions dont il ne sait que faire. Sa souffrance l’amène à se percevoir comme victime de tout ce qui le touche. Lorsqu’il ne parvient plus à maintenir ses barrières émotionnelles, c’est sur son entourage – ou parfois aussi en s’agressant lui-même par une tentative d’automutilation ou de suicide – qu’il va déverser sa rage et apaiser sa tension. Après son épisode de violence, il va chercher une explication en dehors de lui à son comportement, et considérer généralement que c’est l’alcool – et le comportement de son entourage – qui l’ont poussé à une telle extrémité. Ce report de toute responsabilité sur l’extérieur lui permet dans une certaine mesure de faire taire la honte qui tend encore à diminuer sa faible estime de lui. Il tendra toujours à minimiser sa propre responsabilité et à sur-responsabiliser son entourage… et les circonstances.
Pour Violence et Famille, il est illusoire de vouloir raisonner un homme ayant recours à la violence sous l’effet de l’alcool, alors que ses capacités de raisonnement sont altérées. La meilleure aide qui puisse être apportée à cet homme et à son entourage est de faire cesser la violence le plus vite possible. Il faut qu’une figure qui fasse autorité à ses yeux arrête ses gestes violents et le mette en face de ses responsabilités. En l’absence d’une telle personne, il convient de faire appel à la police. C’est en effet la police qui est mandatée pour faire respecter la loi, et la loi interdit la violence. Pour les hommes violents sous l’effet de l’alcool, un passage en cellule au poste permet souvent à l’intéressé de prendre conscience de la gravité de ses gestes et de l’urgence à entamer un travail de changement, sous peine de récidiver. Dans les cas les plus graves, la justice jugera éventuellement des mesures qui sanctionneront ce comportement violent.
Dans un premier temps, seule l’intervention d’une autorité permettra de confronter la personne qui s’est montrée violente à la gravité de ses actes et à leur caractère inacceptable. Ce type d’intervention facilitera la mise en place d’une aide, même si celle-ci doit être engagée au départ sous la forme d’une «aide contrainte». En effet, très rares sont les hommes violents capables de reconnaître leur comportement délictueux et d’y mettre un terme sans qu’une aide leur soit imposée par l’entourage ou la justice. La consommation abusive d’alcool rend la prise de conscience et la reconnaissance du problème encore plus difficile.
Dans un deuxième temps, il est important de proposer à la personne qui s’est montrée violente sous l’effet de l’alcool à la fois une démarche pour ses problèmes d’abus d’alcool et un travail complémentaire sur la gestion des émotions et des idées qui l’autorisent à agir par un comportement violent.
Par ailleurs, il importe d’orienter et d’accompagner les victimes et les témoins (femmes et enfants en l’occurrence) vers un lieu d’information et de soutien, tels que les centres de consultation Lavi ou les centres pour victimes de violences conjugales et familiales. La violence et la consommation abusive d’alcool induisent en effet des comportements de survie qui amènent les victimes et les témoins à une co-dépendance vis-à-vis de leur conjoint et parent violent.
Le modèle utilisé à Violence et Famille a été développé à partir de celui d’Option, un organisme communautaire québécois qui existe depuis 1985. Notre intervention repose sur une lecture systémique et psychodynamique de la fonction du recours à la violence comme forme de contrôle. De nombreuses techniques sont aussi empruntées aux modèles de la thérapie brève, de la thérapie cognitive et de la Gestalt Therapie. L’intervention se déroule en trois phases:
Tout d’abord, l’homme en situation de crise fait une demande lors d’un appel téléphonique. Il appelle généralement peu après une scène de violence: sa demande n’est alors pas d’engager une démarche de changement, mais de soulager son malaise et de récupérer sa conjointe.
L’intervenant remplit une fiche téléphonique, vérifie les conditions de sécurité de toutes les personnes impliquées et fixe un premier rendez-vous, le plus rapidement possible. En effet, nous avons vu que peu après l’événement violent, l’homme va rationaliser son geste et généralement trouver la compréhension de sa conjointe. Si le délai d’attente est trop long, l’homme ne viendra plus.
Dans un deuxième temps, l’intervenant accueille l’homme afin de vérifier qu’il rencontre effectivement un problème de violence domestique, puis si nécessaire de faire un bilan approfondi au cours de deux à quatre entretiens individuels. Ces deux phases permettent un premier dévoilement de la violence de l’homme et insistent sur sa responsabilité à la faire cesser. Elles visent à vérifier que l’homme reconnaît un problème de violence conjugale et à évaluer sa motivation à entreprendre une démarche de fond.
Une des manières de changer de comportement est de s’engager dans la troisième phase, soit un travail personnel au sein d’un groupe d’hommes ayant recours à la violence. Le travail de groupe constitue le centre de l’intervention socio-éducative de Violence et Famille. Cette forme d’intervention se caractérise par un travail de dévoilement des actes de violence au cours duquel les pairs (les autres hommes ayant recours à la violence) permettront à la fois de se reconnaître et de mesurer les changements réalisés. Cette identification avec les pairs est l’apport fondamental du travail de groupe. En effet, quelles que soient les compétences de l’intervenant, un travail individuel ne permet pas à un homme agresseur de reconnaître sa violence sans s’exposer au risque du jugement posé par un intervenant «non violent». Le déni de l’agresseur demeure alors un frein au dévoilement des actes de violence, à leur reconnaissance et à sa responsabilisation.
Les objectifs de cette démarche sont multiples, la priorité étant de faire cesser toute violence physique. Dans cet optique, en voici une liste non exhaustive: identifier et diminuer les autres formes de violence, permettre à l’homme de se réapproprier la demande de changement et la responsabilité de ses actes violents, modifier les croyances qui soutiennent le recours à la violence, favoriser l’identification des émotions mises en acte dans le recours à la violence, procéder à l’examen de l’impact de la violence sur chacun des membre du couple et de la famille, identifier les indices précurseurs au recours à la violence, faire l’apprentissage de diverses solutions alternatives au recours à la violence, revaloriser l’estime de soi, accroître la capacité d’affirmer ses besoins et de (se) mettre des limites sans recours à la violence, établir un ou des liens entre ses conduites d’agression, ses expériences antérieures de l’enfance et de sa vie sexuelle.
La consommation problématique d’alcool ou d’autres produits psychotropes (drogue, médicaments) se retrouve dans une minorité des situations que connaît actuellement notre service. Cette situation dépend cependant largement de la politique des services qui interviennent auprès des personnes qui rencontrent des difficultés à la fois de consommation et de violence. Concrètement, Violence et Famille propose aux hommes ayant recours à la violence sous l’effet de l’alcool de faire un bilan individuel de leur situation, puis de les orienter vers une démarche de changement. Aux personnes dépendantes, il est demandé d’effectuer avant ou pendant le travail de groupe, un traitement lié à la problématique alcoolique. La personne qui participe au groupe ne sera pas acceptée aux séances si elle s’y présente alcoolisée. En effet, tant que l’homme violent consomme de l’alcool de façon abusive, il n’est pas possible d’effectuer un travail efficace et sérieux sur la gestion de ses ressentis et de ses émotions.
Alors que, lors de l’entretien d’accueil, certains hommes affirment n’être violents que sous l’effet de l’alcool, il apparaît souvent lors des entretiens suivants que certaines violences ont été commises en l’absence de consommation d’alcool, ou alors, que l’homme violent s’était autorisé – plus ou moins consciemment – à consommer de l’alcool afin «de se donner le courage dire ce qu’il pensait». En l’occurrence, cette citation constitue un abus de langage typique dans la mesure où la violence ne permet pas d’exprimer ce que l’on pense à ses proches, mais bien plutôt de leur faire sentir ce que l’on ressent, en transférant sa peur, son sentiment d’humiliation ou son sentiment d’injustice à son entourage. Cette violence vise en fait pour l’homme à imposer des manières de faire à ses proches, avec l’espoir illusoire qu’il existe un monde dans lequel il pourrait échapper aux frustrations qui le font souffrir.
La majorité des trente hommes qui nous contactent chaque année le font suite à l’intervention d’un tiers. De fait, le problème qui les amène est souvent défini par quelqu’un d’autre: conjointe, famille, voisinage ou police. Malgré ce contexte d’aide contrainte, plusieurs recherches ont confirmé qu’un grand nombre de participants tirent profit d’une démarche de changement en groupe. A Violence et Famille, il s’agit d’un groupe semi-ouvert de neuf participants maximum, animé par deux intervenants spécialement formés. Les séances hebdomadaires durent une heure et demie. L’homme s’engage dans un contrat fixant les règles de participation au groupe et à suivre un minimum de vingt et une séances: c’est le temps minimum afin qu’il s’approprie la démarche et commence à faire un réel travail de dévoilement et de responsabilisation. Le processus de changement est beaucoup plus long et n’est en soi jamais terminé.
Les recherches et évaluations effectuées en Amérique du Nord concluent à un taux de réussite après deux années de démarches de plus de 60%, en tenant compte de l’absence de récidive de violence physique ou sexuelle dans les deux années suivant la fin de la démarche. Pour sa part, le service Violence et Famille fait évaluer actuellement son intervention grâce à un financement de la Confédération. Les résultats de cette recherche paraîtront début 2005.
En conclusion, nous pouvons dire que la consommation abusive d’alcool comme la violence domestique sont toujours liées à beaucoup de souffrance. Nous avons vu que leur mariage est particulièrement destructeur. Cependant, cette souffrance n’autorise pas pour autant celui qui la vit à faire souffrir son entourage. La loi est là pour rappeler que la violence est interdite de la même façon, que ce soit à la maison envers ses proches ou dans la rue. Pour les personnes chez qui la violence et la consommation abusive de l’alcool sont liées, un traitement spécifique de ces deux problèmes peut apporter une aide efficace vers un changement.