octobre 2004
Paulette Chayer-Gélineau ; Fabienne Moreau
L’alcoolisme est un phénomène connu mais son impact sur l’entourage, et particulièrement sur l’enfant et sur l’adulte qu’il devient, l’est beaucoup moins. Quel est la nature de cet impact? Quelles en sont les répercussions?
L’alcoolisme et la toxicomanie sont définis comme déviance sociale, maladie, psychopathologie, style de vie, syndrome de dépendance, voir même un vice. Mais, au-delà des batailles théoriques ou des croyances, l’alcoolisme et la toxicomanie sont fondamentalement des stratégies de fuite. Face à des réalités douloureuses, des frustrations de vie ou des crises, l’individu en quête d’apaisement ou en manque d’énergie psychique, recourt au produit intoxicant pour ne pas vivre la souffrance reliée à sa difficulté. Adoptant un style de vie de plus en plus centré sur cette stratégie de fuite, l’individu voit sa douleur augmenter par les conséquences de ses intoxications répétées.
L’impact se situe à tous les niveaux de la personne: physique, psychologique, cognitif, productif et spirituel. La personne se retrouve «diminuée» et moins compétente dans ses rôles de père ou de mère, de collègue, d’employé, etc. Il y a différents degrés de gravité du problème, partant de la dépendance légère jusqu’à la chronicité. Mais quel que soit le niveau de gravité, l’impact est présent et produit son effet sur le système environnant.
Il semble que l’alcoolique touche trente personnes autour de lui! Ils subissent les absences, les états d’intoxication dangereux ou embarrassants, les irresponsabilités, les promesses non tenues, les abus de langage, les justifications sans fin, les blâmes, le manque d’appui et de réponse à plusieurs besoins, etc. Les membres de la famille, les collègues de travail, l’étudiant, le simple passant dans la rue ou l’employeur sont affectés, mais les conjoints et les enfants sont les plus touchés.
En réaction à cet impact, une dynamique familiale s’installe progressivement pour finalement faire partie du quotidien. Différents mécanismes de défense la caractérisent: la négation, le contrôle, la loi du silence, le mensonge et l’isolement. Ils sont développés pour tenter de se protéger et d’éviter le pire, de contrôler le boire de l’alcoolique en espérant diminuer ses pertes de contrôle, d’amoindrir les sentiments douloureux et plus spécialement celui de se sentir impuissant devant l’alcoolisme et son impact.
Les enfants deviennent donc victimes non seulement de l’impact de l’alcoolisme du parent mais également de l’impact de la dynamique familiale. Ils sont à la fois victimes et témoins. Ils sont particulièrement touchés par la peur, la honte, la mésestime et l’injustice.
Le quotidien est si intense et dérangeant que les parents ont peu de temps pour s’occuper de l’enfant. Très tôt, parfois même dès l’âge de 4 ans, les enfants deviennent le parent du parent ou encore, ils doivent se débrouiller seuls pour faire face à leurs besoins. Ils se retrouvent privés de sécurité, d’appui et de guide. À l’âge adulte, ils ont tendance à s’hyper responsabiliser pour tous et pour tout.
À cause du climat d’imprévisibilité et d’instabilité, les membres de la famille se sentent constamment habités par l’éventualité d’une catastrophe, d’un drame, d’une déception: ils développent un sentiment d’urgence. Ils vivent dans un sentiment d’insécurité et deviennent méfiants face à la vie comme si elle n’était que dangereuse et incontrôlable. Devenus adultes, ils éprouvent habituellement beaucoup de difficultés à vivre le moment présent et à en jouir.
Un enfant qui grandit dans ce milieu se retrouve souvent ridiculisé, abaissé ou contredit par l’alcoolodépendant. De plus, l’autre parent est trop pris à contrer les conséquences de l’alcoolisme de son conjoint pour répondre adéquatement à certains besoins affectifs. L’enfant est fréquemment remis en question dans son jugement, même quand il a raison. Il n’est pas assez confirmé et valorisé dans ses qualités, ses réussites et ses talents. Il est ainsi privé de sécurité, de reconnaissance et de fierté normalement nourries par les parents.
Lors d’entrevues, nous avons souvent entendu:
«Lorsque j’étais enfant, je m’asseyais dans le corridor de l’école et je ne voulais pas partir prendre l’autobus. Tout au long du parcours, je m’imaginais et me préparais au pire pour le retour à la maison.»
«Maman buvait et sortait beaucoup. Même le matin, elle n’était pas là, elle dormait. Je devais me débrouiller seul!»
Ces enfants devenus grands ont appris à taire leurs émotions, à contrôler leurs gestes, à naviguer entre l’amour et la haine, entre la vérité et le mensonge. Ils se sentent trop souvent coupables, doutent de leurs jugements, appréhendent la vie et ils se mésestiment à différents niveaux.
Par leurs témoignages, ils confirment que l’impact perdure:
«À l’heure du souper, je suis prise de panique: il faut absolument que le repas soit prêt avant que mon conjoint arrive… Pourtant, il n’est pas alcoolique et ne fera pas une crise comme mon père le faisait!»
«Dès que je me retrouve dans un groupe, j’ai l’impression d’avoir une étiquette sur le front où est écrit: échec!»
Les enfants adultes de parent alcoolique sont-ils fatalement victimes de cet impact? Peuvent-ils s’apaiser? Peuvent-ils guérir d’un parent alcoolique?
Oui, nous en sommes convaincues. Nous en avons été témoins. Nous avons travaillé une vingtaine d’années comme psychothérapeutes dans des centres de traitements pour alcooliques et toxicomanes ainsi qu’en clinique privée. Nous avons accompagné des alcooliques, leurs conjoints et leurs enfants. Les psychothérapies individuelles, maritales, familiales et de groupe ont été nos moyens privilégiés pour les aider. Nous avons également créé divers programmes d’intervention, donné des sessions d’information, de formation, et des conférences.
Le nombre d’enfants adultes de parents alcooliques que nous avons accompagnés se chiffre par centaines et les heures de psychothérapie par milliers. Nous avons été des témoins privilégiés de leurs souffrances, de leurs besoins et aussi de leur guérison. Dans le but de rejoindre un plus grand nombre de personnes, nous avons écrit un livre, «Guérir d’un parent alcoolique», pour communiquer ce message d’espoir.
Fortes de cette expérience et de nombreux témoignages, nous avons constaté combien le milieu familial alcoolique laisse des traces qui nuisent à la liberté d’être de la personne et la prive parfois de l’accès à ses besoins et à ses aspirations. Cependant, il est également vrai que le milieu alcoolique l’oblige d’une certaine manière à développer des forces et à les accentuer de façon singulière.
Nous avons été impressionnées par cet héritage positif tellement apparent et si peu reconnu. La combativité, le sens aigu des responsabilités, l’optimisme, la capacité d’adaptation et la débrouillardise en sont des exemples:
«Quand j’étais petit, je me cachais sous la galerie quand mon père battait ma mère. Pour sortir du tragique de la situation et pour nous réconforter, ma sœur et moi nous nous faisions rire… Je me rends compte aujourd’hui combien l’humour m’apaise et est une force chez moi.»
«Enfant, je me vois comme une petite Jeanne D’Arc. Une femme justicière, rebelle qui s’organisait pour faire régner la justice à tout prix entre mes frères et sœurs face à la soumission de ma mère. Adulte, je suis très habile à défendre mes droits et ceux des autres, je suis solidaire…»
S’appuyant sur ces forces et sur de l’aide psychothérapeutique, les enfants adultes de parents alcooliques se dégagent de la culpabilité et de la peur, arrêtent de porter la honte du parent dépendant et de la famille alcoolique.
L’information liée à l’impact d’avoir grandi dans un tel milieu leur permet de confirmer la source des difficultés éprouvées à l’âge adulte. Cette compréhension favorise la guérison d’un doute destructeur et la réappropriation de leur estime et de leur jugement. Leur intelligence nourrie de ce fait, ils se vivent alors comme plus «normaux». Cette information peut être reçue à travers une démarche de psychothérapie, de lecture, un groupe de support, une conférence, ou toute autre forme d’aide appropriée à leur vécu d’enfant adulte de parent alcoolique.
Voici le témoignage d’une adulte après la lecture de notre livre:
«Je suis une adulte enfant d’un père alcoolique. Je n’ai jamais fait le lien entre ma manière de vivre et mon enfance. Je suis en psychothérapie parce que j’étouffe dans ma vie et la lecture de ce livre me fait avancer à pas de géant dans ma connaissance de moi. Elle complète très bien ma démarche, j’ai quarante et un ans et je commence à vivre MA vie.»
Il est possible de sortir de l’ombre de l’alcoolisme et d’acquérir une nouvelle et une meilleure liberté d’être. Oui, la fatalité peut faire place à l’espérance.
Paulette Chayer Gélineau et Fabienne Moreau (1999) «Guérir d’un parent alcoolique», Editions Novalis.