février 2011
Thierry Humair, CPTT, La Chaux-de-Fonds, coordinateur de la plate forme Nightlife du GREA
Dans une société qui exige de plus en plus de performances, de dépassement de soi, et qui bloque trop souvent les possibilités de communication, on assiste à une explosion de l’offre de drogues, et dans un même temps, à une augmentation de la demande. La disparition des rites d’intégration au monde adulte a poussé à leur remplacement par des prises de risques individuels ou en petits groupes. Cette marginalisation accentue d’autant plus la recherche de produits d’évasion et d’apaisement. De plus, il ne faut pas perdre de vue que le pouvoir d’achat de la majorité des jeunes s’est considérablement accru ces vingt dernières années, ce qui renforce encore l’effet d’appel sur le trafic, notamment pour les « nouveaux produits ».
L’apparition de ces nouveaux comportements oblige les intervenants en toxicomanie à s’adapter et à innover. En effet, il n’est pas possible d’appliquer toutes les mesures mises au point en matière de réduction des risques des drogues par injection. Point de produits de substitution, ni de matériel d’injection. Il est donc nécessaire d’adapter les méthodes existantes tout en gardant inchangé l’objectif principal : prendre en compte les besoins des consommateurs où qu’ils en soient dans leur parcours, et les aider à limiter au maximum les conséquences néfastes de leur consommation. Cela est d’autant plus nécessaire avec les consommateurs de drogues de synthèses car ils ne sont que très rarement demandeurs de soins.
Le drug-checking est une technique qui consiste à déterminer la composition chimique d’un produit stupéfiant pour y déceler la présence de principes actifs de certaines familles de drogues et de produits de coupe. Ces tests s’effectuent en milieu festif, directement sur site ou dans des laboratoires, dans le but d’informer le détenteur du produit sur sa composition.
Il s’agit sans doute d’un des outils de réduction des risques les plus controversés. Ses détracteurs l’accusent de favoriser, voire d’inciter la consommation de drogues. Ils craignent que les vendeurs utilisent les résultats d’un test à des fins « marketing ». De plus, une partie des organisateurs craignent que leur réputation soit entachée s’ils ouvrent leurs portes à des laboratoires mobiles.
Pour ses défenseurs, c’est tout le contraire. Il s’agit d’un outil de responsabilisation de l’usager, ainsi qu’un moyen extraordinaire d’entrer en contact avec les consommateurs. Il permet aux professionnels de fournir des informations individuelles et personnalisées sur les substances et les risques encourus. Il permet également d’entrer en contact avec des usagers qui n’ont pas pour habitude de fréquenter les structures classiques de prise en charge. Et enfin, il offre la possibilité de mettre rapidement sur pied un système d’alerte lorsqu’une pilule est potentiellement dangereuse. Au mois de septembre 2009, l’association Outgoing lançait le « cri d’alarme suivant » : (…) Le marché de l’XTC se détériore de plus en plus. La vente de faux XTC continue. Plus de la moitié des pilules testées à Berne et Zurich contiennent actuellement une ou plusieurs substances actives non désirées ou inconnues… 1.
Les techniques d’analyse
Test de Marquis (ou reconnaissance présomptive de produits) :
Ce test chimique, simple et rapide, fournit des indices sur la présence/absence, dans un échantillon, de MDMA (Ecstasy), ou d’autres amphétamines. Basé sur la vitesse et la couleur de la réaction chimique, les résultats du Test de Marquis ne peuvent être exploités scientifiquement. Cette méthode donne peu d’informations sur le dosage et la concentration de l’échantillon. En revanche, elle permet d’affirmer que le produit n’est en aucun cas de l’XTC.
La chromatographie liquide haute performance CLHP :
C’est une technique qui consiste à détecter les différents composants contenus dans un échantillon, à les identifier et à les quantifier. Ce type d’analyse permet, en vingt minutes, d’obtenir des informations à la fois quantitatives et qualitatives sur le contenu de l’échantillon. Si ce test est d’une grande précision, il nécessite un matériel sophistiqué, la présence de personnel qualifié, ce qui le rend très coûteux. Cette méthode est utilisée par les laboratoires mobiles bernois et zurichois.
Le drug-checking en Suisse
Les premières initiatives de réduction des risques en milieu festif avec testing ont été organisées par une association de pairs, Eve & Rave Suisse 2, en 1996. Deux ans plus tard, le projet Pilot E est mis en place dans le canton de Berne. Il s’agit d’une collaboration entre le laboratoire du Pharmacien cantonal et le Réseau Contact. Ce projet propose des analyses de produits sur site, en intégrant un stand d’information et de réduction des risques. Pendant l’analyse, qui dure une vingtaine de minutes, un entretien est proposé à la personne. Ce programme est porté aujourd’hui par Rave it Safe.
C’est en décembre 2001 3, que le seul projet romand existant à l’heure actuelle voit le jour. La Ligue Jurassienne contre les Toxicomanies (actuellement Trans-AT) en collaboration avec l’association Mercurochrome (producteurs et organisateurs de soirées), développe un module de réduction des risques avec testing. Il s’agit d’un stand d’information, distribuant de l’eau, des fruits, des flyers, etc. Le testing s’effectue dans les toilettes du club. Ce module est toujours actif et est intégré au Pôle jurassien de Prévention.
En janvier 2003, à l’initiative de la municipalité de Zurich, le Streetwork développe un projet de réduction des risques en soirée dans les Clubs zurichois. Il s’agit d’un stand de prévention et de réduction des risques associé avec un laboratoire mobile. L’ensemble des acteurs concernés (police, organisateurs, sanitaires, autorités politiques, etc.) ont été consultés pour la mise en place de projet et il a débouché sur la création du label Safer Clubbing. Depuis quelques années, l’offre est complétée par le DIZ (Drogeninformationszentrum) qui offre, entre autres, la possibilité d’analyser des produits hors site, une fois par semaine.
Ce n’est pas parce que le drug-checking n’existe pratiquement pas en Suisse romande que rien ne se passe : dans de nombreux cantons, les interventions en soirée se font par le biais du programme Be My Angel Tonight 4 ou/et en intervenant de manière structurelle en amont (au niveau des organisateurs et des autorités délivrant les autorisations).
Dans le canton de Genève, l’action Nuit Blanche ? 5 est active depuis 2005. Il s’agit du regroupement de neuf institutions. Des équipes de volontaires (issus de différents milieux) interviennent tôt dans la soirée pour éviter les alcoolisations massives et font passer des messages de prévention ou de réduction des risques en fonction du public cible. Des stands invitent les personnes, par le biais de messages décalés 6 (flyers, cartes postales ou badges), à se questionner sur leur propre consommation. Ils interviennent lors de la Lake Parade, de festivals ou dans des clubs.
La situation du canton de Vaud est particulière. En effet, du temps de Prevtech, le canton était pionnier en matière d’intervention en soirée. Malheureusement, le temps a eu raison de cette association de pairs qui a mis la clé sous la porte en 2008.
L’IUMSP a été mandaté pour faire un état de lieu et son rapport « Consommations et interventions en milieu festif » 7 a été remis aux autorités au mois d’août 2010. Actuellement, un groupe de travail regroupant plusieurs institutions planche sur un nouveau projet.
À mon avis, l’offre en Suisse romande doit obligatoirement passer par la collaboration interinstitutionnelle d’une part, mais également interrégionale. Si plusieurs partenaires mettent en commun leurs forces et leurs compétences, on gagne en efficacité et les coûts s’en trouvent réduits. Nous avons beaucoup à apprendre de nos collègues alémaniques, mais nous pouvons également leur apporter notre savoir-faire dans la prise en charge de problèmes liés à l’alcool. Partant de ce constat, Rave it Safe et Danno.ch 8 proposent un concept de chill-out « itinérant ». Ce projet appelé « Safer Dance across Switzerland » offre une prise en charge spécialisée, complémentaire à ce qu’offrent les samaritains présents. La force du projet est qu’il appuie sur les intervenants locaux, s’ils existent. Sinon, un concept clé en main est proposé aux organisateurs. Cette collaboration devrait démarrer en Suisse romande dans le courant de l’année 2011.
Enfin, il ne faut pas oublier d’impliquer tous les partenaires. La création de label, comme ils existent en Suisse alémanique, remet en première ligne les organisateurs, tout en réunissant autour de la même table les acteurs du domaine de la sécurité et de la prévention.
La plupart des opposants au drug-checking argumentent que nous n’avons pas le recul nécessaire pour démontrer l’utilité de cette mesure de réduction des risques et ils prônent le maintien de l’interdiction.
Il faut faire confiance aux professionnels et arrêter de croire que le testing est une garantie de sécurité que l’on donne aux consommateurs. Le discours de toutes les personnes pratiquant le drug-checking est le même : il n’existe pas de bonne pilule. Le meilleur moyen de ne pas prendre de risque est de ne pas consommer ! Cette démarche vise à responsabiliser le consommateur en lui donnant le message « tu veux consommer, c’est ton choix, mais donne-toi les moyens de savoir ce que tu consommes ». Avec cet outil, nous avons enfin accès aux consommateurs et nous pouvons leur faire passer un message personnalisé qui est plus efficace.
Le drug-checking ne doit pas être une fin en soi. Il doit s’intégrer dans une « offre modulaire » adaptée aux réalités de la scène nocturne, comprenant aussi bien des mesures structurelles que comportementales. Il est inutile de continuer à séparer la prévention des drogues légales et illégales. Nous devons nous concentrer sur les comportements. Ceci a été mis en évidence lors de la Conférence Club Health, qui s’est déroulée à Zurich au mois de juin 2010, où Alexander Bucheli a présenté les résultats de son enquête : 14 Jahre Partydrogenprävention in Zürich – Was haben wir erreicht und was können wir aus den Erfahrungen lernen ? 9 Voici ses principales conclusions :
Enfin, il faudrait que les politiques reconnaissent l’intervention en soirée comme une offre en soi et non pas comme quelque chose que l’on fait en plus, si on a du temps. La situation financière de différents projets est préoccupante et démoralisante pour les acteurs. Si l’assise financière de ces projets était assurée, les coordinateurs pourraient se concentrer sur la réalité d’un terrain en perpétuelle évolution et ne pas devoir en plus rechercher des fonds auprès d’organismes privés pour assurer leur survie.