février 2011
Florian Labhart, Lic.Phil.Emmanuel Kuntsche, Ph.D., Addiction Info Suisse, Lausanne
Lors des soirées de fin de semaine, la consommation d’alcool des jeunes est très répandue et souvent élevée. De nombreuses études ont montré que ces derniers consomment de l’alcool surtout les vendredis et samedis soirs (p.ex. Gmel et al., 2005; Kairouz et al., 2002), et ceci dans des lieux publics – pubs, boîtes de nuit, etc. – ou dans le cadre privé (p. ex. Kuntsche & Kuendig, 2005; Clapp & Shillington, 2001). Récemment, Kuntsche et Cooper (2010) ont conclu de l’existence d’une culture de consommation aiguë d’alcool en week-end (« heavy episodic weekend drinking culture ») parmi les jeunes adultes de Suisse, ceux-ci recherchant plaisirs et sensations en soirée. Ces résultats sont particulièrement inquiétants en termes de santé publique, sachant que ces modes de consommation d’alcool augmentent notablement les risques de conséquences négatives comme par exemple échecs scolaires, rapports sexuels à risque, violences et accidents (Kuendig, 2009; Gmel et al., 2003; Windle, 2003).
La plupart des études sur la consommation des jeunes adultes utilisent des données rétrospectives, les participants indiquant a posteriori le nombre de boissons consommées « le soir dernier », « durant les trente derniers jours », etc. ce qui résulte bien souvent en une sous-évaluation de la quantité consommée (Gmel & Rehm, 2004) et ne permet pas une analyse de la consommation selon le contexte. Cependant, l’émergence de nouveaux modes de consommation, tels que les apéros « géants » – connus sous le nom de « botellones » (Trauffer, 2008) – ou le « pre-drinking » – consistant à commencer par boire à domicile avant de sortir au pub ou en boîte de nuit (Wells et al., 2009) – appelle au développement de nouvelles méthodes d’enquête permettant de suivre les circonstances de consommation tout au long de la soirée. Le présent article présente les résultats d’une étude inédite permettant, grâce aux téléphones portables, de suivre et de décrire la consommation d’alcool en temps réel et selon le contexte.
Dans le cadre d’une étude menée en automne 2009, plus de 200 participants ont rapporté, pendant trente jours consécutifs, le type et la quantité d’alcool consommé en soirée en fonction du jour, de l’heure, du lieu et des personnes présentes. Cette enquête visait à récolter d’une série d’images instantanées du vécu de chaque participant dans son contexte (Shiffman et al., 2008). Lorsqu’ils y étaient invités, les participants devaient remplir un questionnaire portant sur leur consommation, le type de lieu et l’environnement humain au cours de la dernière heure. La répétition des mesures visait ainsi à capturer « la vie telle qu’elle est vécue » (Bolger et al., 2003). Les principaux atouts d’une telle méthode sont de limiter le biais de souvenir, en réduisant le laps de temps entre la consommation et le questionnaire, et de permettre une analyse des liens entre la consommation et son contexte.
Pour faciliter la participation en tout temps et en tous lieux, les données ont été collectées par le biais de questionnaires accessibles sur internet depuis les téléphones portables. Ces derniers présentent de nombreux atouts pour une telle étude. Tout d’abord, une large majorité de la population résidant en Suisse possède un téléphone portable et est donc susceptible de pouvoir participer. En 2009, 9.3 millions d’abonnements de téléphone portables étaient actifs en Suisse, soit 1.22 abonnement par habitant (International Telecom Union, 2010). De plus, les participants restent atteignables même lors des situations où l’observation extérieure est difficile, comme par exemple lors de soirées à domicile ou dans la nature. Finalement, grâce à la démocratisation des smartphones et de l’internet mobile (Brambilla, 2010), l’utilisation de questionnaires accessibles sur internet facilite la participation pour un faible coût et en tout temps.
Les participants était invités à répondre aux questionnaires par SMS, envoyés de manière aléatoire entre 19 et 23h, à heure pleine, durant trente jours consécutifs. Une moitié des participants a reçu 1 SMS par soir. L’autre moitié a reçu entre 1 à 3 SMS par soir, le nombre variant chaque soir 1 mais ne dépassant pas 60 SMS sur l’ensemble de l’étude. Chaque SMS contenait un hyperlien donnant accès à un questionnaire à remplir directement dans le navigateur du téléphone portable. Les participants étaient alors invités à indiquer, pour les 60 minutes précédant la réception du SMS, le temps passé selon le lieu (domicile, pub/restaurant/boîte de nuit, parc public/nature, infrastructure culturelle ou sportive; échelle: 0/15/30/45/60 minutes par lieu), l’entourage (seul, en famille, collègues, petit ou grand groupe d’amis; échelle : 0/15/30/45/60 minutes par catégorie) et le type et le nombre de boissons alcooliques consommées (bière, vin, spiritueux, cocktails/mélanges; échelle: 0/1/2/3/4/5 et plus verres par type de boisson).
Les participants se sont inscrits de manière volontaire lors de deux vagues de recrutement lancées en automne 2009. Lors de la première vague, les participants ont eu connaissance de l’enquête grâce à des annonces publiées dans la presse locale et sur internet (facebook, anibis, etc.). Lors de la deuxième vague, un courriel collectif a été envoyé aux étudiants de l’Université de Lausanne. Étaient recherchées des personnes de 16 ans et plus, qui consommaient régulièrement de l’alcool lors de leurs soirées et qui possédaient un téléphone portable disposant d’un accès à internet. Les personnes ayant rempli au minimum 20 questionnaires ont reçu une prime de participation sous forme de bon d’achat ou d’un versement bancaire d’une valeur comprise entre 30 et 60.- CHF.
Sur les 237 personnes inscrites, 214 ont participé à l’étude et ont retourné 4931 questionnaires, soit 54.1% des 9120 invitations par SMS. Seuls les participants ayant répondu à 5 questionnaires ou plus durant les trente jours ont été retenus pour l’analyse. L’échantillon final fut ainsi composé de 175 personnes (78 hommes et 97 femmes; âge moyen (ET) = 23.7 (4.5)) qui ont rempli 4686 questionnaires. La majorité des participants étaient étudiants (143) ou en emploi (23) et avaient terminé des études de niveau maturité ou universitaires.
Quantité et type d’alcool consommés, variations horaire et journalière
La consommation d’alcool moyenne par questionnaire, selon le jour, évoluait au cours de la semaine, augmentant fortement à partir du jeudi et atteignant son maximum le samedi soir (Figure 1). À l’inverse, celle-ci était nettement plus faible le dimanche et en début de semaine. Le volume moyen d’alcool consommé était significativement différent (t = -11.9, dl = 4628, p<.001) selon que le soir précède un jour de semaine (dimanche à mercredi) ou de week-end (jeudi à samedi). Ainsi, alors que la quantité d’alcool moyenne consommée avoisinait 0.4 verre d’alcool (0.45 pour les hommes, 0.35 pour les femmes) durant les 60 minutes précédant le questionnaire en semaine, elle est deux fois plus élevée les soirs de week-end (1 verre pour les hommes et 0.7 pour les femmes). Dans la suite de l’analyse, les résultats ont été regroupés entre les jours de semaine et de week-end afin de mettre en évidence les différences entre ces types de soirées.
Les boissons les plus consommées étaient le vin et la bière. Leurs niveaux de consommation suivaient la tendance générale d’une augmentation marquée les soirs de week-end.
La quantité d’alcool consommée variait également en fonction de l’heure. La proportion de participants ayant répondu avoir consommé de l’alcool entre 18h et 19h était d’environ 20% en semaine comme en week-end, et ceci pour les deux sexes. Cependant, alors que la proportion restait stable en semaine (22%, entre 21h et 22h, pour les 2 sexes), elle augmentait nettement le week-end, particulièrement pour les hommes (50% des hommes et 43% des femmes entre 21h et 22h). Par ailleurs, si la consommation de spiritueux et d’alcopops était faible en semaine et en débuts de soirées le week-end, elle augmentait fortement durant les soirs de week-end à partir de 22h.
Lieux de consommation
Les lieux de consommation les plus souvent cités (Tableau 1) sont les domiciles privés (719 occasions) et les débits de boissons (215 occasions). Les infrastructures culturelles et sportives sont également régulièrement mentionnées (55 occasions). Quel que soit le lieu, la proportion de consommateurs et la quantité d’alcool étaient plus élevées les soirs de week-end.
Les débits de boisson (pub, restaurant, boîte de nuit) étaient les endroits où la consommation d’alcool était la plus élevée et proportionnellement la plus fréquente. Ainsi, dans plus de 77% des occasions, les participants y ont consommé de l’alcool le week-end, et y ont bu en moyenne 3 verres au cours des 60 minutes précédant le questionnaire.
Entourage
D’une manière générale, plus le nombre de personnes environnantes était élevé, plus la proportion d’occasions avec consommation et le volume d’alcool consommé étaient élevés (Tableau 2). Les participants ont rarement consommé de l’alcool seuls (<10%) et le nombre moyen de verres était alors inférieur à 1.5. À l’inverse, les réunions avec des amis, et particulièrement celles avec un grand groupe d’amis, présentaient une forte proportion de consommateurs (entre 50 et 67% des occasions le week-end) et un volume moyen d’alcool proche de 3 verres au cours de la dernière heure. La consommation était moins fréquente et plus faible lorsque l’entourage comprenait des membres de la famille.
Le tableau 2 montre que l’augmentation du niveau de consommation le week-end (Figure 1) était lié à une augmentation de la proportion de consommateurs (X2 = 100.7, dl = 1, p < .001) et de la quantité moyenne consommée par individu (t = -11.3, dl = 3968, p < .001) dans tous les types d’environnement social.
Consommation selon le lieu et l’entourage
Le tableau 3 synthétise les tendances de consommation dans les lieux (domicile et débit de boisson) et avec l’entourage (famille, petits et grands groupes d’amis) où la consommation d’alcool était la plus fréquente et la plus élevée.
Dans les débits de boisson, les tendances de consommation étaient globalement similaires quel que soit l’entourage, les participants ayant consommé de l’alcool dans 60 à 70% des occasions en semaine et dans 70 à 80% des cas en week-end. La quantité consommée était toutefois particulièrement élevée les soirs de week-end en présence de grands groupes d’amis, culminant à 3.7 verres en moyenne durant la dernière heure.
À domicile, l’environnement humain est prédominant. Lors de moments passés en famille, environ une situation sur quatre a été l’occasion de boire un ou deux verre, rarement plus. À l’inverse, lors de soirées à domicile avec des amis, et particulièrement un grand groupe d’amis, les moyennes de consommation se rapprochent de celles dans les débits de boissons – c’est-à-dire une grande proportion d’occasions de boire et un volume moyen d’alcool consommé supérieur à 2 verres durant la dernière heure.
Le but de cette étude était d’explorer les modes de consommation d’alcool des jeunes adultes en soirée, en fonction du jour, du lieu et de l’entourage. D’une manière générale, la consommation d’alcool était la plus fréquente et la plus élevée dans les débits de boissons, indépendamment du jour et l’environnement social. À l’inverse, la consommation d’alcool à domicile variait sensiblement en fonction de l’entourage. Ainsi, la consommation y était plus fréquente en présence des amis, et particulièrement de grands groupes d’amis, tandis qu’elle était moins élevée en présence de membres de la famille.
Le type de jour du lendemain joue également un rôle important, modérant, ou au contraire, accentuant la consommation d’alcool le soir précédent. Ainsi, alors que de nombreuses situations ne présentent pas de consommation les soirs précédant un jour de semaine, les occasions de boire étaient plus fréquentes, la proportion de consommateurs et surtout la quantité consommée par individu étaient particulièrement élevées les soirs de week-end.
Chaque questionnaire n’ayant collecté des données que sur les 60 minutes précédentes, une consommation moyenne de 2 à 3 verres par questionnaire laisse supposer que le volume d’alcool consommé était fréquemment plus élevé sur l’ensemble de la soirée. Ces résultats corroborent ceux d’une récente étude menée auprès des jeunes recrues suisses montant que 70% de la consommation hebdomadaire des répondants était sous forme de consommation épisodique excessive, à savoir 4 à 5 verres d’alcool ou plus par occasion (Gmel et al., 2008). Dans la présente étude, les personnes interrogées étaient principalement issues d’un même milieu (estudiantin) et leurs modes de consommation ne représentent pas forcément l’ensemble de la population. Toutefois la situation reste préoccupante en termes de santé publique et de réduction des risques, un tel niveau de consommation augmentant sensiblement les risques de conséquences négatives telles que rapports sexuels à risque, violences ou encore accidents de la route ou domestiques (Kuendig, 2009; Gmel et al., 2003; Windle, 2003).
Par ailleurs, alors que le début de l’âge adulte est traditionnellement considéré comme l’époque des sorties au pub et en boîtes de nuit, les résultats montrent que, en début de soirée, le nombre d’occasions de boire était trois fois plus élevé à domicile que dans les débits de boissons. Ainsi, une large partie de la consommation se déroulait dans le cadre privé, échappant ainsi aux mesures structurelles de modération de la consommation dans les débits de boissons. Ces résultats plaident ainsi en faveur du développement d’une vision plus large de la consommation d’alcool des jeunes, intégrant toutes les occasions de boire (Wells et al., 2008), tant pour les efforts de prévention et de modération de la consommation excessive, que pour la recherche dans ce domaine.
L’utilisation des téléphones portables a permis de récolter des données ciblées et pertinentes, quels que soit l’heure et le lieu, ouvrant de nouvelles perspectives de recherches sur la consommation d’alcool au moment même où elle a lieu. Cette étude constitue un premier pas dans l’étude de la consommation d’alcool ponctuelle en soirée et plaide en faveur de recherches supplémentaires. Il serait par exemple nécessaire de suivre des participants durant l’intégralité de leurs soirées afin d’en savoir plus sur le phénomène du « pre-drinking », ou encore de récolter des données à différentes période de l’année afin d’observer de possibles variations saisonnières.