février 2011
Sylvia Thyssen, Managing Editor, Erowid Center, PO Box 1116, Grass Valley, CA 95945, USA
Le phénomène mondial des «research chemicals», ou produits chimiques de recherche, doit son existence à l’essor des technologies de la communication numérique. Aujourd’hui, toute personne disposant d’un accès Internet peut se sentir comme un membre appartenant à une culture de la drogue qui présente un flux constant de nouvelles substances, nouveaux emballages et des nouvelles pratiques de marketing douteux qui semblent toujours avoir une longueur d’avance sur la mise en application de la justice. Les effets sur la santé à long terme de ces substances sont inconnus. Certains produits ont même été associés à des cas de décès, des problèmes neurologiques persistants ou un haut risque de dépendance. Les données déroutantes et parfois contradictoires mettent à l’épreuve la recherche concernant les problèmes de santé liés à ces composés.
Au cours des dernières décennies, des produits chimiques expérimentaux ont été synthétisés et ingérés dans le but d’imiter les substances contrôlées ou d’en découvrir des nouvelles. La vente par correspondance de ces produits sur les marchés parallèles a débuté au début des années septante, et le terme de «research chemicals» a été adopté pour décrire ces nouvelles drogues récréatives à la fin des années nonante, lorsque les ventes ont gagné du terrain avec le développement d’Internet. Les produits actuellement disponibles sur les marchés ont des effets semblables aux stimulants, empathogènes, psychédéliques et au cannabis. Peu ou pas de recherche formelle n’a été faite sur la toxicologie ou la pharmacologie de la plupart de ces drogues. On dispose de davantage de connaissances sur le cannabis, qui a été consommé par des milliards de personnes pendant des millénaires, ou sur le LSD, qui a été scientifiquement étudié au cours des septante dernières années, ou sur la MDMA (ecstasy), qui a été ingérée par des millions de personnes au cours des trois dernières décennies. Un nouveau produit chimique de recherche a pu être utilisé par une poignée de personnes pendant quelques mois, ou alors pénétrer rapidement dans la circulation sanguine de centaines de milliers de personnes.
Aujourd’hui, ces produits ne sont plus simplement distribués sous forme de poudres chimiques, mais aussi sous forme de comprimés, etc. Beaucoup de ces produits sont formellement vendus pour un usage récréatif même lorsqu’ils portent une étiquette avec la mention «pas destiné à la consommation humaine». Comme les gouvernements interviennent pour contrôler les substances qui gagnent en popularité, de nouveaux produits sont synthétisés ou commercialisés pour remplacer celles-ci, et toute cette situation est exacerbée par la facilité de fabrication de produits en Chine ou dans les pays en développement.
En 2000, Erowid a commencé à publier des informations sur les produits chimiques de recherche, le plus souvent sous forme de témoignages soumis par les visiteurs du site. 1
Au début des années 2000, les produits de ce type qui ont été mentionnés dans les témoignages appartenaient le plus souvent à la catégorie de drogues des tryptamines 2 ou des phényléthylamines 3 dont les effets sont comparables à ceux de la MDMA ou des psychédéliques classiques. Pas plus tard que 2004, la vente par Internet s’est généralisée. Deux mille quatre a été une année marquée par l’opération «Web Tryp» menée par la United States Drug Enforcement Administration, qui a conduit à l’arrestation de dix personnes associées avec des sites de vente de drogues aux États-Unis. L’opération «Ismene», une opération homologue menée au Royaume-Uni, a permis d’arrêter les clients britanniques de ces sites internet. Pendant un certain temps, les vendeurs en ligne sont passés dans la clandestinité. Cependant, l’être humain étant attiré par les effets psychotropes, et le capitalisme commercial étant un phénomène naturel dans un marché déréglementé, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que des points de vente ne refassent surface après cet épisode. Dans la seconde moitié des années 2000, les mélanges d’herbes contenant des produits chimiques non identifiés sont apparus, et une multitude de stimulants (les pipérazines 4 et les produits analogues aux cathinones synthétiques 5) sont devenus de plus en plus populaires. Il en va de même pour la gamme des produits chimiques mentionnée dans les témoignages, et nous nous attendons à ce que cette tendance continue.
Le moment opportun pour l’introduction sur Erowid de données concernant une nouvelle substance peut être difficile à déterminer. En effet, en 1999, Erowid a commencé à publier des témoignages sur le 5-MeO-DiPT (également connu sous le nom argotique de «foxy»). En publiant des informations sur cette substance avant qu’elle n’ait été utilisée par un grand nombre de personnes, Erowid a malencontreusement fait de la publicité pour une substance auparavant inconnue du grand public. Le site a par ailleurs été accusé d’avoir éveillé l’intérêt de la justice et d’avoir suscité l’attention médiatique sur cette nouvelle drogue. Cette expérience a influencé les choix éditoriaux pour déterminer quand et comment il convient de publier des informations sur les nouveaux composés chimiques.
La publication des comptes rendus sur Erowid passe par deux étapes: le «triage» et la «révision». Depuis 2004, près de 170 personnes ont participé à la formation au triage et 40% d’entre elles ont trié au moins 500 comptes rendus. En raison de la nature du travail fondé sur le bénévolat, environ 25 personnes sont actives à tout moment. Un groupe plus restreint de réviseurs publie ensuite les comptes rendus ayant passé l’étape du triage. Ces bénévoles se trouvent aux États-Unis, au Canada, dans l’Union Européenne, en Australie et en Afrique du Sud.
À ce jour, 86 000 comptes rendus d’expériences ont été soumis à Erowid et 20 000 d’entre eux ont été publiés 6. Les comptes rendus restants se trouvent dans différentes étapes du processus de filtrage ou sont trop médiocres pour être publiés. Après avoir été soumis par les auteurs, les comptes rendus sont rentrés dans la base de données et ils peuvent être consultés par les bénévoles qui ont un accès protégé par un mot de passe. En règle générale, un réviseur travaille sur un compte rendu choisi parmi les comptes rendus qui ont été «entièrement triés» (lus et évalués par une équipe de triage), afin de trouver des comptes rendus de meilleure qualité pour la publication. Les réviseurs peuvent aussi opérer leur choix en cherchant des témoignages par rapport à un mot clé. Même si les témoignages ne sont pas soumis aux mêmes critères de rédaction et de vérification des faits que beaucoup d’autres parties d’Erowid, ils passent par un processus minutieux de sélection et de catégorisation.
En plus d’une illustration de faits gravement nuisibles, les comptes rendus d’expériences offrent la possibilité de partager des informations avant qu’une personne ne devienne victime d’un accident. Les personnes qui ingèrent des produits chimiques de recherche sont volontairement des cobayes. Elles contribuent ainsi à l’élargissement des connaissances sur les psychotropes, mais elles peuvent aussi mettre en péril leur santé. Une grande partie des connaissances sur les effets de ces substances, qu’ils soient positifs ou négatifs, repose sur des témoignages écrits.
Bien sûr qu’il existe d’autres types de ressources. Lorsqu’un produit chimique gagne en popularité, certains usagers sont susceptibles de développer des complications et de se retrouver à l’hôpital. Les médecins qui traitent de tels patients peuvent décider de rédiger un rapport d’observations cliniques ou de mener des recherches pour analyser les effets de la drogue sur la santé dans une population donnée. Il n’existe que peu d’articles en anglais accessibles au public sur les produits chimiques de recherche. En effet, la plupart des cas d’ingestion de ces produits ne se terminent pas par une hospitalisation ou une publication dans un journal révisé par des pairs. Les témoignages permettent donc de comprendre les circonstances dans lesquelles les substances sont consommées ainsi que les convictions et les attentes des consommateurs. Bien qu’un témoignage nous offre juste une petite idée des effets d’une substance, une multitude de témoignages peut être une source importante de données, comparable aux résultats d’enquêtes.
Si de nombreuses personnes soumettent leur témoignage essentiellement dans le but de partager leur expérience avec des pairs ayant eux-mêmes consommé ou qui ont l’intention d’essayer de nouveaux composés psychotropes, Erowid publie ces comptes rendus en gardant à l’esprit un public plus large. Nous avons reçu un courrier de la part d’un médecin urgentiste décrivant la manière dont il a découvert les témoignages sur Erowid, qu’il utilise désormais pour son travail. Il a aussi conseillé à d’autres médecins de consulter ce site [voir encadré]. Lorsqu’une personne finit à l’hôpital après avoir ingéré des produits chimiques de recherche, certains médecins sauront peut-être seulement deviner quel sera le traitement approprié. Il se peut que les médecins n’aient même jamais entendu parler des substances consommées. Erowid reçoit régulièrement des réactions semblables à ce courrier, indiquant que les témoignages publiés sont utiles pour le personnel de santé.
La lecture et la publication de comptes rendus d’expérience se heurtent à un certain nombre de difficultés. En effet, un grand nombre de témoignages sont soumis à Erowid qui ne dispose que d’un nombre restreint de bénévoles pour les lire: il est donc difficile de faire face à la quantité de témoignages soumis. Près de 40% des comptes rendus soumis ne sont pas de qualité suffisante pour être mis sur une liste publique, car trop confus ou manquant de données utiles. Par ailleurs, 20% supplémentaires ne sont pas très bien rédigés, ou bien décrivent un comportement imprudent et une consommation nuisible, mais contiennent toutefois une courte description d’une interaction de drogues ou d’un effet idiosyncrasique qui vaut la peine d’être documentée.
Les comptes rendus incomplets suscitent de nombreuses questions chez le lecteur: est-ce que l’usager est sous médicaments? A-t-il des problèmes de santé qui ont été diagnostiqués? A-t-il mangé avant de consommer? Était-il bien reposé ou fatigué? Quelle a été la dose consommée? A-t-il mesuré la substance? Si oui, comment? Et une question majeure: quel est le degré de certitude quant à l’identité de la substance consommée? Ce sont ces types de questions sans réponse qui permettent aux bénévoles d’Erowid d’évaluer les récits, mais ces questions relèvent aussi des difficultés liées à la lecture de témoignages.
Les comptes rendus sur les produits chimiques de recherche posent des problèmes particuliers qui sont notamment liés à la nouveauté des composés, et à l’espace chaotique et sans cesse changeant dans lequel ils sont vendus. Par exemple, citer le nom d’un produit peut parfois prêter à confusion. En effet, lorsqu’une personne se rend à l’hôpital après avoir consommé une substance psychotrope nommée méthédrone ou méphédrone ou encore méthylone, cela risque d’embrouiller le personnel infirmier. La personne qui ne dispose d’aucune connaissance du monde des produits chimiques de recherche, peut confondre le méphédrone (4-méthylméthcathinone, un stimulant analogue à la cathinone) avec le méthédrone (4-méthoxydrone) ou la méthylone (3,4-méthylènedioxy-N-méthylcathinone, un stimulant analogue à l’ecstasy), alors que les effets, la puissance, la durée d’action et les risques de la 4-méthoxydrone n’ont rien à voir avec celles des trois cathinones analogues susmentionnés. La «méthylone» est un autre exemple de substance dont le nom correspond au nom de marque d’un corticostéroïde injectable.
La citation de noms des substances dans les comptes rendus d’expérience peut aussi prêter à confusion. L’emballage d’un produit peut ne rien révéler ou presque quant au produit chimique qu’il contient (Figure 1). En effet, le produit peut être décrit comme étant un «engrais», un «désodorisant», des «sels de bain» ou de l’«encens». Abstraction faite de l’emballage et malgré l’analyse d’un ou de plusieurs échantillons, nous ne sommes pas toujours en mesure de savoir ce qui est contenu dans un lot particulier de substances, puisque des composés différents ont pu avoir été utilisés au fil du temps. Il est donc difficile d’évaluer un témoignage sans connaître la substance consommée par l’auteur.
Un mauvais étiquetage ou une erreur d’identification constitue une autre difficulté majeure. Par exemple, la molécule de la figure 2 est une représentation incorrecte de l’éthylcathinone plutôt que du 4-methylmethcathinone. En juillet 2010, Streetwork Zurich a testé un comprimé d’ecstasy disponible dans la rue, muni d’un logo de notes de musiques contenant un herbicide appelé «MCPP». Est-ce qu’un producteur ou un laboratoire mal informé a confondu le nom d’un herbicide (MCPP) avec celui d’un stimulant portant un nom similaire (m-CPP)?
Une erreur d’identification peut avoir des conséquences dramatiques. En effet, la substance représentée dans la figure 3 a été vendue comme 2C-B-fly et a causé deux décès et plusieurs hospitalisations en 2009. Une analyse chimique ultérieure a révélé que la substance était de la bromo-libellule, un produit chimique de recherche à action prolongée, qui est environ dix fois plus puissant que le 2C-B-fly.
Pas tous les incidents ne connaissent une fin aussi tragique que les décès liés à la bromo-libellule, mais un mauvais étiquetage, une erreur d’identification ou de mesure, et une modification dans la synthèse ou la formule de composition peut être à l’origine d’une perception confuse de la dose, des effets et des risques inhérents à une substance. Du moins, cela ressort parfaitement des comptes rendus d’expérience.
En publiant des résultats de recherche formels ainsi que des témoignages soumis par les usagers de drogues, Erowid s’efforce de présenter à un large public une information détaillée et une multitude d’opinions. Les groupes professionnels et le public peuvent ainsi travailler en synergie pour rassembler et partager des connaissances sur les psychotropes, et ce, d’une manière qui permet de mieux connaître ce domaine complexe et difficile à appréhender. En gardant cela à l’esprit, les comptes rendus d’expérience ont une valeur intrinsèque pour un large public. Enfin, recueillir et partager ces comptes rendus sert aussi bien les objectifs de la santé publique que la compréhension individuelle et sociétale de la complexité des problèmes entourant les produits chimiques de recherche.