février 2011
Edmund Silins, Anne M Bleeker, Jan Copeland, Paul Dillon, Kristina Devlin, Floor van Bakkum et Judith Noijen
Au cours des deux dernières décennies, les efforts de pairs en matière de réduction de risques liés à l’ecstasy sont devenus de plus en plus populaires en Australie (par exemple, KIS, Sydney), en Europe (par exemple, Unity, Amsterdam), au Royaume-Uni (par exemple, Crew 2000, Édimbourg) et aux États-Unis (par exemple, DanceSafe). 1 Les interventions de pairs ont recours à des déterminants de santé tels que la connaissance, le comportement et l’estime de soi 2 et sont considérées comme une manière crédible et économique de partager des informations 3. Cependant, l’approche par l’éducation des pairs a aussi été remise en question 4. En effet, l’efficacité de l’éducation des pairs dépend en partie de la manière dont le groupe de pairs perçoit les caractéristiques de l’éducateur 5. Les pairs sont plus à même de recevoir des informations d’éducateurs de pairs qu’ils considèrent comme chaleureux, solidaires, attirants et dignes de confiance 6, et qui leur ressemblent en termes d’ethnicité, de genre et d’âge 7.
Malgré la multitude d’interventions de pairs en matière de réduction des risques pour les consommateurs d’ecstasy, relativement peu d’études ont mis l’accent sur l’éducation des pairs au sein de cette population 8. La littérature dans le domaine de l’éducation de pairs se fonde souvent sur le travail réalisé avec d’autres populations (par exemple, les sans-abris, les collégiens, les usagers de drogues par injection) et doit donc être appliquée avec prudence aux consommateurs d’ecstasy. En effet, ces derniers constituent, par exemple, une population unique qui se distingue des autres usagers de drogues (comme les usagers de drogues par injection) par l’âge, l’éducation, l’emploi et les modes de consommation de drogues 9, et nécessite de ce fait une étude à part.
Des études générales sur la population adulte ont montré qu’il existe une différence dans le mode de consommation d’ecstasy entre l’Australie et les Pays-Bas. En Australie, la prévalence à vie concernait 8,9% des personnes interrogées et 3,5% ont affirmé avoir consommé cette drogue récemment (par exemple, au cours des 12 derniers mois) 10. Aux Pays-Bas, la prévalence à vie concernait 3,4% des personnes sondées et 1,2% ont indiqué avoir utilisé cette substance récemment 11. La culture de consommation d’ecstasy varie également entre ces deux pays. En effet, les Pays-Bas sont depuis longtemps connus pour leur politique libérale en matière de drogues et leur attitude tolérante à l’égard de la consommation de drogues illicites 12. Ces différences rendent une comparaison de ces deux pays particulièrement intéressante.
La présente étude a examiné l’importance accordée par les consommateurs d’ecstasy à un certain nombre de caractéristiques des éducateurs de pairs et la manière dont cette perception diffère entre l’Australie et les Pays-Bas. Cette étude a été approuvée par le Human Research Ethics Comittee de l’Université de South Wales, à Sydney, en Australie. Elle a été financée par l’Australian Government Department of Health and Ageing et l’Australian Capital Territory Government Department of Health.
Entre 2006 et 2007, des personnes ayant récemment consommé de l’ecstasy ont été recrutées dans les discothèques, lors de manifestations de danse et dans les festivals de musique en Australie et aux Pays-Bas. Huit à douze éducateurs de pairs formés ont été présents lors de chaque événement. En règle générale, les personnes abordaient les éducateurs de pairs qui travaillaient depuis un stand. Les éducateurs de pairs ont intentionnellement engagé une conversation avec ces personnes, souvent en leur demandant de remplir un questionnaire comme moyen pour lancer la discussion sur la consommation de drogues. Généralement, les éducateurs de pairs fournissaient des informations sur les drogues et sur la manière de réduire les risques liés à leur consommation. L’éducation des pairs durait environ cinq à dix minutes, et une documentation pertinente ainsi que des prospectus étaient mis à disposition gratuitement. À la suite de cette éducation, les personnes souhaitant participer à cette étude ont été inscrites. Pour pouvoir participer à cette étude, les personnes devaient avoir plus de 18 ans, avoir consommé de l’ecstasy au cours des douze derniers mois et être en mesure fournir leurs coordonnées. Après avoir souligné le caractère bénévole et confidentiel de cette étude, le consentement éclairé a été obtenu de la part des participants. Ces derniers n’étaient pas dédommagés pour leur temps investi, mais participaient à un tirage au sort pour gagner un MP3. Au cours des interviews menées en tête à tête lors de chaque manifestation, les participants étaient interrogés sur leurs caractéristiques et modes de consommation d’ecstasy, de méthamphétamines, d’amphétamines et de cocaïne. Trois mois après, des interviews téléphoniques ont été menées quant à l’importance accordée aux caractéristiques des éducateurs de pairs. Les participants indiquaient leur niveau de consentement à une série d’énoncés sur une échelle de Likert en cinq points, de zéro (pas du tout d’accord) à quatre (tout à fait d’accord). Une valeur moyenne a été calculée. Les énoncés se rapportaient à l’importance accordée à l’âge, au genre, à la sous-culture, au fait d’être «cool» et à une consommation préalable de drogues (par exemple, je pense qu’il est important qu’un éducateur de pairs soit issu de la même sous-culture; je pense qu’il est important qu’un éducateur de pairs ait consommé de l’ecstasy et des drogues similaires). Les éducateurs de pairs étaient recrutés par des organisations renommées en matière d’éducation des pairs en Australie (par exemple, KIS – www.kis.org.au) et aux Pays-Bas (par exemple, Unity – www.unitydrugs.nl). Ces organisations utilisaient des critères de sélection similaires 13. Une formation et un encadrement continus ont été dispensés aux éducateurs. Selon les besoins, l’analyse des données non paramétriques a été réalisée au moyen d’un khi carré ou d’un test de Mann-Whitney U. Un test t bilatéral a été utilisé pour l’analyse des données paramétriques.
Au total, 926 personnes ayant récemment (au cours de la dernière année) consommé de l’ecstasy ont été recrutées (Australie n=661, Pays-Bas n=265) (tableau 1). En Australie, les participants étaient beaucoup plus jeunes, plus à même d’avoir obtenu un diplôme universitaire et d’être employés, et moins susceptibles d’être de sexe masculin et d’avoir le statut d’étudiant que leurs homologues aux Pays-Bas. Aux Pays-Bas, la prévalence de la consommation de cocaïne a été nettement plus importante qu’en Australie, ce qui était également le cas pour la quantité d’ecstasy, de méthamphétamines, d’amphétamines et de cocaïne consommée par événement. Dans l’ensemble, le taux de suivi était de 53,6% (52,8% en Australie et 55,5% aux Pays-Bas). Il n’y avait pas de différences importantes du point de vue des statistiques entre les participants qui ont été suivis et ceux dont le suivi relatif à l’âge, au genre, à la formation universitaire et la consommation d’ecstasy, de méthamphétamines, d’amphétamines et de cocaïne au cours du dernier mois n’a pas pu être réalisé.
En Australie, les éducateurs de pairs étaient généralement de sexe féminin (69,8%), âgés d’à peine de plus de 20 ans et employés à plein ou mi-temps (86,0%). La moitié (51,2%) de ces éducateurs disposait d’une formation universitaire. Aux Pays-Bas, la majorité des éducateurs de pairs étaient de sexe masculin (60,5%), âgés d’à peine plus de 20 ans (les données concernant leur emploi et leur formation n’ont pas été recueillies).
En Australie (n=349), il a été jugé important que l’éducateur de pairs ait le même âge que les membres du groupe cible (moyen 3,0; SD 1,01) (cf. fig.1). Une expérience en matière de consommation de drogues illicites (moyen 2,6; SD 1,11) et une appartenance à une sous-culture similaire (moyen 2,6; SD 1,16) arrivaient à égalité en deuxième position des caractéristiques jugées importantes. Être «cool» (moyen 2,1; SD 1,19) était considéré comme étant moins important et l’appartenance au même sexe (moyen 0,7; SD 0,74) arrivait en dernière position dans l’ordre d’importance des caractéristiques d’un éducateur de pairs.
Aux Pays-Bas (n=147), il a été jugé important que l’éducateur de pairs ait une expérience en matière de consommation de drogues illicites (moyen 3,2; SD 0,75). Des similitudes en termes d’âge (moyen 2,1; SD 1,31) et d’appartenance à une sous-culture (moyen 1,9; SD 1,25) étaient considérées comme étant moins importantes. Être «cool» avait relativement peu d’importance (moyen 1,4; SD 1,13) et, tout comme en Australie, l’appartenance au même sexe a été jugé comme étant la caractéristique la moins importante (moyen 0,5; SD 0,57). Les deux échantillons ne présentaient aucune différence chez les deux sexes concernant l’importance accordée à l’appartenance au même sexe.
Aux Pays-Bas, les participants accordaient plus d’importance au fait que l’éducateur de pairs ait lui-même consommé des drogues illicites (z=-6,409, p<0,01) et moins d’importance au fait qu’il soit du même âge (z=-7.416, P<0.01), issu de la même sous-culture (z=-5.543, p<0.01), qu’il soit «cool» (z=-5.748, p<0.01) ou du même sexe (z=-2.075, P<0.05) que leurs homologues australiens.
Les résultats corroborent ceux de travaux antérieurs démontrant que la relation entre les usagers de drogues et les éducateurs de pairs est fondée sur des liens à travers un certain nombre de caractéristiques 14. La présente étude suggère que les consommateurs d’ecstasy ne constituent pas un groupe d’exception en ce qui concerne l’importance accordée aux caractéristiques des éducateurs de pairs. Les résultats ont des incidences diverses sur les pratiques éducatives des pairs en lien avec l’ecstasy.
Les anciens consommateurs d’ecstasy et les consommateurs actuels sont susceptibles d’être plus efficaces dans les interventions de pairs en matière de réduction des risques pour ce groupe cible. L’intervention d’anciens usagers ou d’usagers actuels de drogues en tant qu’éducateurs de pairs favorise l’empathie par rapport aux préoccupations formulées par les usagers de drogues lors de la distribution d’informations utiles concernant la réduction des risques, sans pour autant renforcer les comportements négatifs 15.
Cependant, pour être efficace, un projet de pairs auquel participent des usagers de drogues actuels nécessite la mise en œuvre de règles strictes pour assurer la sobriété pendant le travail. Par ailleurs, une affinité affichée avec la sous-culture où l’ecstasy est consommée (par exemple, une familiarité avec les tendances musicales, la mode et la consommation de drogues dans la «scène» techno) est un autre facteur important à prendre en compte pour la sélection d’un éducateur de pairs. Il est probable que l’âge soit d’une importance particulière lorsque l’éducateur de pairs est perçu comme étant plus jeune que le public cible. Par conséquent, nombreuses sont les interventions de pairs qui cherchent à recruter des pairs de la même tranche d’âge ou légèrement plus âgés que le groupe cible 7. Le fait d’être «cool» a été jugé moins important. Des réactions de la part des éducateurs de pairs ont suggéré que la terminologie du questionnaire était dépassée et manquait de précision (par exemple, «cool» est un terme subjectif pour désigner une caractéristique comportementale, un état ou une attirance esthétique). Ces aspects ont pu influencer les réponses à cette question. Comme l’ont montré d’autres études sur les consommateurs d’ecstasy, le sexe de l’éducateur de pairs semble être sans importance 16, ce qui semble pourtant contre-intuitif, puisque l’attirance sexuelle était supposée être un facteur. De manière anecdotique, les éducateurs de pairs aux Pays-Bas ont signalé que les hommes, plus que les femmes, préféraient être abordés par un éducateur de pairs du sexe opposé, mais les résultats de cette étude n’ont pu confirmer ce constat. Il existe des complexités autour de la question de genre qui nécessitent d’être examinées davantage. Par exemple, le sexe des éducateurs de pairs pourrait jouer un rôle plus important dans une discussion sur les rapports protégés.
Le cadre culturel a influencé l’importance accordée aux caractéristiques des éducateurs de pairs. Une expérience en matière de consommation de drogues illicites a été considérée plus importante aux Pays-Bas qu’en Australie. Cela peut être le reflet d’une politique libérale en matière de drogues et une attitude plus tolérante envers la consommation de drogues illicites pour lesquelles les Pays-Bas sont connus depuis longtemps 12. Par ailleurs, «l’image» (par exemple, la disponibilité) des éducateurs de pairs a pu être perçue différemment par les participants de chaque pays. Unity existe depuis plus longtemps et jouit d’une plus grande réputation dans la scène techno que KIS, ce qui a pu influencer la manière dont les participants ont perçu les éducateurs de pairs. Les caractéristiques des échantillons peuvent aussi expliquer certaines différences. De même, des différences culturelles peuvent exister dans l’appréciation d’une personne formée comme étant une source crédible d’informations.
Plusieurs limites doivent être prises en compte. En effet, les participants recrutés pour la présente étude ont volontairement communiqué avec les éducateurs de pairs, leurs réponses peuvent donc représenter celles de consommateurs d’ecstasy plus enclins à recevoir des informations sur la santé concernant la consommation de drogues. Les sondages ont été conduits lors de manifestations où la consommation d’alcool et d’autres substances a été probable, ce qui a pu influencer certaines réponses. Par ailleurs, il convient de tenir compte du fait que les éducateurs de pairs de KIS ont eu tendance à interviewer les participants au début d’un événement, lorsqu’ils étaient moins susceptibles d’être intoxiqués, tandis que les éducateurs de pairs d’Unity ont interviewé les participants pendant toute la durée d’un événement. L’échantillon n’ayant pas été choisi au hasard, les résultats ne sont peut-être pas applicables à tous les consommateurs d’ecstasy. Cependant, un échantillonnage au jugé d’un grand nombre de consommateurs d’ecstasy a été estimé suffisamment représentatif 17. Une réponse tendancieuse de désirabilité sociale a pu influencer les résultats.
Les résultats corroborent ceux de travaux antérieurs démontrant que la relation entre les usagers de drogues et les éducateurs de pairs est fondée sur des liens à travers un certain nombre de caractéristiques. En général, les consommateurs d’ecstasy se distinguent peu des autres usagers drogues concernant l’importance accordée aux éducateurs de pairs partageant les mêmes caractéristiques et les mêmes expériences. Le cadre culturel des interventions de pairs influence clairement la manière dont les consommateurs d’ecstasy perçoivent les éducateurs de pairs.
Les présents résultats ont une grande incidence sur le recrutement des éducateurs de pairs pour les interventions de pairs en matière de réduction de dommages liés à la consommation d’ecstasy. Le recrutement d’éducateurs de pairs appropriés est essentiel. À cette fin, les caractéristiques du groupe cible guidera en partie la sélection. La participation d’un membre du groupe cible peut aider à sélectionner des éducateurs de pairs adaptés. Par ailleurs, il est aussi important d’utiliser un processus de sélection rigoureux, fondé sur des témoignages.
Les consommateurs d’ecstasy accordent beaucoup d’importance à certaines caractéristiques des éducateurs de pairs. En particulier, l’importance accordée au fait que l’éducateur de pairs ait lui-même une expérience en matière de consommation de drogues illicites semble fondamentale. Par conséquent, les éducateurs de pairs qui sont d’anciens usagers ou des usagers actuels de drogues sont susceptibles d’être plus efficaces dans les interventions de pairs en matière de réduction des risques pour ce groupe cible. Une affinité avec la sous-culture où l’ecstasy est consommée est un autre facteur important à prendre en compte pour la sélection d’un éducateur de pairs. Le sexe de l’éducateur de pairs semble être sans importance pour les consommateurs d’ecstasy, mais il existe des complexités autour de cet aspect qui nécessitent d’être davantage examinées. En revanche, l’appartenance à la même tranche d’âge est un facteur jugé plus important. La présente étude ne s’est pas penchée sur la manière dont les consommateurs d’ecstasy perçoivent les points communs des éducateurs de pairs, l’importance d’une perception générale positive et des caractéristiques communes sont donc des domaines qui nécessitent davantage de recherches.
Les auteurs remercient Jaap Jamin (Jellinek Prevention, Amsterdam, Pays-Bas) pour avoir contribué à cette étude; et Melanie Simpson (National Cannabis Prevention and Information Centre, Université de New South Wales, Sydney, Australie) pour son soutien en matière de statistiques.