février 2011
Molly Moloney et Geoffrey Hunt, Institute for Scientific Analysis, Alameda, CA 94501, USA
Pendant des décennies, le stéréotype de l’usager de drogues était de sexe masculin. Cette image a été reproduite pendant longtemps dans la littérature de la recherche sur les drogues. Lorsque les femmes ont commencé à être mentionnées dans la littérature, elles l’étaient traditionnellement dans une perspective «de pathologie et d’impuissance» 1. Les usagères de drogues étaient décrites comme des victimes perpétuelles, leur consommation de substances était traitée comme une pathologie, et la notion de capacité d’agir ou de plaisir des femmes était absente 2. Bien que les hommes aient constitué la norme en matière de recherche sur les drogues, les aspects en rapport avec leur genre n’ont souvent pas été analysés 3. De la même façon, la question de la sexualité dans le cadre de la recherche sur les drogues a généralement été réduite au statut de problème, par exemple, en analysant les liens entre l’usage de drogues et la transmission de maladies sexuelles 4. Les problèmes liés au corps, à l’identité sexuelle ou de genre, au plaisir ou à la capacité d’agir n’étaient que rarement mis en avant.
Dans les années nonante, des scientifiques féministes sont parvenues à faire des progrès dans le domaine de la recherche sur les drogues en mettant l’accent sur la capacité d’agir des femmes et sur l’importance de la dynamique des genres concernant la vente 5 et la consommation de drogues 6, que celle-ci ait lieu dans les quartiers déshérités des villes 7 ou dans les milieux des rave parties et des clubs 8. Les études sur les cultures club et techno soulignent souvent l’autonomisation et la liberté vécues par les femmes dans ces contextes. Des scientifiques féministes ont réalisé quelques travaux essentiels soulignant les expériences vécues par les jeunes femmes, notamment dans la scène techno en Grande-Bretagne. Parmi ces travaux fondamentaux figurent les analyses de Sheila Henderson sur les femmes usagères de drogues dans le milieu techno 9, l’étude de Maria Pini sur les clubbeuses et raveuses 10 et l’ouvrage de Fiona Hutton sur la notion de genre, le risque et le plaisir des clubbeuses 11.
Ces principaux travaux sont centrés sur les femmes dans le milieu techno britannique. Il n’existe pas de recherches aussi étendues sur la notion de genre et la sexualité dans le contexte club et techno américain. Bien que ces trois ouvrages évoquent le sujet de la féminité et de la masculinité changeante dans ces contextes, ces travaux sont principalement centrés sur les usagers de drogues féminins, tandis que les relations entre les masculinités, les drogues récréatives et le milieu techno n’ont pas été étudiées en profondeur. Bien qu’aucun de ces ouvrages ne fasse totalement abstraction du thème de la drogue, le rôle de la drogue, son importance et ses effets dans ces scènes sont parfois minimisés ou relégués en deuxième position, laissant de la place à des analyses mettant la thématique de la drogue au centre. Notre étude tente donc de compléter ces travaux en examinant les questions de la féminité, de la masculinité et de la sexualité chez les jeunes consommateurs de drogues récréatives dans la scène techno et le milieu des clubs de San Francisco.
Dans la littérature sur les drogues, la notion de genre n’est pas totalement ignorée. Il est vrai qu’en épidémiologie on a coutume de comparer le taux de consommation de drogues entre les hommes et les femmes d’un échantillon donné. Mais qu’est-ce qui est donc exclu en se concentrant sur les différences quantitatives de la consommation de drogues chez les hommes et les femmes ? Du point de vue sociologique, les effets de la drogue sur le comportement relatif au genre ou sur l’accomplissement de celui-ci sont beaucoup moins étudiés. Measham remarque que «la consommation de drogues n’est pas seulement véhiculée par les genres, mais, plus important encore, la consommation de drogues et les cultures de loisir, de musique et de style associées au contexte de consommation de drogues constituent en elles-mêmes une manière d’accomplir une identité fondée sur la notion de genre» 12. En effet, elle exploite les idées de Messerschmidt selon lesquelles la notion de genre serait une action structurée 13. Ces idées sont enracinées dans l’analyse sociologique de l’accomplissement des genres 14. De ce point de vue, le genre n’est pas quelque chose que nous possédons ou que nous sommes, mais plutôt quelque chose que nous accomplissons à travers nos interactions sociales. Measham affirme que le genre n’a pas seulement une incidence sur la consommation de drogues (par exemple, les hommes et les femmes présentent des taux de consommation différents ou préfèrent des substances différentes), mais que «la consommation de drogues elle-même peut être considérée comme une manière de réaliser son genre» 12. Notre étude a pour but d’approfondir cette analyse en étudiant l’accomplissement des genres dans la scène techno.
Nous avons réalisé des interviews qualitatives en profondeur, fondées sur différentes méthodes avec 300 usagers de drogues récréatives dans les scènes techno et les milieux des clubs de la région de San Francisco. L’échantillon était constitué de personnes jeunes (âge moyen = 20 ans) et d’origines ethniques diverses: 50% des personnes interrogées s’identifiaient comme étant de couleur blanche, 23% d’origine asiatique, 11% d’origine latino-américaine/hispanique, 6% d’origine afro-américaine, 10% d’une origine «autre» et 6% d’origine «mixte». Nous n’avons pas constaté de différences majeures parmi ou entre les divers groupes ethniques et les origines des personnes de l’échantillon par rapport à la question de la notion de genre ou de sexualité. Au contraire, les différences par rapport à la représentation, au comportement et à l’accomplissement des genres et de la sexualité tenaient davantage à l’appartenance de la personne interrogée à une sous-scène particulière par rapport à une autre (par exemple, faire partie d’une scène plutôt underground, être «un enfant candy 15» ou appartenir au milieu ordinaire des clubs) plutôt que par rapport à sa couleur de peau, son ethnicité ou sa classe sociale.
Parmi les 300 jeunes femmes et hommes interrogés, 276 (92%) avaient déjà consommé de l’ecstasy. L’analyse qualitative de la présente étude se fonde sur ces 276 participants. Parmi les consommateurs d’ecstasy, 47,5% étaient des femmes et 52,5% étaient des hommes. Septante-cinq pourcents de ces personnes s’identifiaient comme étant hétérosexuelles, 8% homosexuelles, lesbiennes ou gay, 14% bisexuelles et 3% «autre». Bien qu’il y ait eu quelques variations mineures, nous n’avons presque pas constaté de différences significatives au niveau des drogues consommées par les hommes et les femmes de notre échantillon (en comparant les déclarations quant à la consommation au cours du dernier mois, de la dernière année ou une prévalence à vie). De même, nous n’avons pas constaté de différences significatives entre les hommes et les femmes de l’échantillon par rapport aux drogues les plus consommées (marihuana, ecstasy et champignons). Par conséquent, la présente étude ne se concentre pas sur la question de savoir si les hommes ou les femmes sont plus ou moins enclins à consommer une drogue donnée, mais plutôt sur leur interprétation de leur consommation de drogues, leur perception du contexte social et leurs récits concernant l’usage de drogues, le genre et la sexualité.
En règle générale, la majorité des jeunes femmes et hommes interrogés, qu’ils soient ravers ou clubbers, ou les deux, ont décrit une différence nette entre la culture et les expériences vécues dans les clubs et celles des soirées techno. Les clubs ont souvent été décrits comme étant des «étalages de chair» alimentés par l’alcool, dans lesquels les styles vestimentaires et de danse sont fortement sexualisés, les attentes spécifiques aux genres s’imposent tout particulièrement et les interactions avec autrui ont souvent un arrière-goût d’agressivité (voire parfois carrément de bagarres et de violences). En revanche, les soirées techno sont perçues comme étant dominées par la convivialité, la cordialité et l’ecstasy. Bien que le comportement normatif incite à toucher et à sentir des amis et des inconnus, une représentation ou des attentes sexuelles manifestes sont mal vues, et une dynamique plus fluide des genres est encouragée. Ce sont les deux stéréotypes des soirées techno et des clubs qui sont le plus souvent ressortis de nos interviews. Pour un grand nombre de ravers, le spectre du club semblait représenter «l’autre» par rapport auquel ils se définissaient, tout comme l’emploi par les clubbers, décrit par Thornton, de l’opposition entre l’underground et le courant dominant 16. Cependant, les limites entre les catégories techno et club, ecstasy et alcool, sociabilité et sexualité ne sont de loin pas aussi clairement définies que ne semblent le suggérer ces descriptions à première vue. Nous avons trouvé que l’ecstasy et l’alcool (parmi d’autres substances) sont consommés pendant ou autour (avant ou après) d’un événement dans les deux cadres. L’opposition entre l’ecstasy et la sexualité décrite par certains jeunes hommes et femmes se distingue clairement de l’expérience vécue par d’autres personnes interrogées. Bien qu’étant peut-être d’une plus grande ouverture d’esprit ou d’une plus grande flexibilité, nombreux sont les jeunes hommes et femmes qui racontent que les normes spécifiques aux genres continuent à s’imposer dans les soirées techno.
Un thème récurrent dans les récits des personnes interrogées était celui du plaisir relatif aux aptitudes expressives ou comportementales conférées par l’ecstasy 17, c’est-à-dire la manière dont cette drogue permet d’être quelqu’un d’autre ou d’être «vraiment» soi en s’exprimant plus librement et en sortant de sa coquille. Ce sont notamment les jeunes femmes qui ont exprimé leurs craintes d’être trop exubérantes, trop publiques ou trop ostensibles, reflétant ainsi les attentes différentes selon le genre en ce qui concerne le comportement en société. Leurs explications sur la manière dont l’utilisation de l’ecstasy pendant les soirées techno leur permet de résoudre ces problèmes ne tournaient pas seulement autour des effets physiologiques de la drogue. Le contexte social particulier du cadre de consommation a une incidence majeure sur son efficacité et ses effets. Les personnes interviewées dans cette scène techno ont décrit la liberté d’être elles-mêmes comme étant une liberté dont elles ne jouissent pas souvent dans la vie quotidienne.
Certaines personnes ont souligné que dans les soirées techno, elles n’ont pas vécu la pression inhérente à la représentation normative hétérosexuelle et aux codes vestimentaires et comportementaux attendus d’elles dans les clubs. Elles affirment ne pas non plus avoir ressenti, dans le contexte techno, la pression en lien avec les normes de la culture «de la drague». L’idée que l’ecstasy puisse permettre de s’affranchir des formes de sociabilité sexualisée 18 attendues dans de nombreuses scènes de la vie nocturne peut sembler surprenante, puisque cette drogue est, entre autres, connue pour être une «drogue sexuelle». Parmi les jeunes usagers de drogues récréatives interrogés, nous avons obtenu une multitude d’opinions concernant la relation entre l’ecstasy et les rapports sexuels: d’une séparation totale de la drogue et de l’acte sexuel à une perception des deux comme étant intimement liés en passant par une définition de l’ecstasy comme étant une substance sensuelle sans pour autant l’associer aux relations sexuelles. Certaines personnes ressentent une augmentation de la libido pendant qu’elles sont sous l’effet de la drogue et expliquent qu’elle «fait ressortir ce côté sexuel» (Cassie, 27 ans, hétérosexuelle). Bien que certaines personnes dissocient complètement la consommation d’ecstasy des relations et des quêtes sexuelles dans le contexte des soirées techno, toutes les personnes interrogées ne semblent pas partager cet avis.
Les effets de l’ecstasy ont des répercussions différentes sur les hommes et les femmes dans la scène techno. Ils résultent cependant en un écart par rapport aux normes spécifiques aux genres prescrites par leur rôle respectif d’homme et de femme. Ces effets résultent cependant en un écart des genres des rôles prescrits aux hommes d’une part et aux femmes d’autre part. Pour certaines femmes, l’augmentation de la libido associée à la perte d’inhibitions engendre une capacité à exprimer leur sexualité et leur affirmation sexuelle d’une façon contraire aux attentes conventionnelles relatives aux genres. Pour certains hommes, la dévalorisation de la représentation sexuelle en faveur de l’empathie ou d’un lien émotionnel avec d’autres hommes (allant peut-être même jusqu’à exprimer des sentiments sexuels envers un autre homme) constituent aussi des écarts évidents de l’idée que l’on se fait dans notre culture d’une masculinité conventionnelle ou normative.
Afin de comprendre les plaisirs et attraits associés à l’ecstasy, il est nécessaire de s’intéresser à la manière dont la drogue permet d’avoir un certain comportement ou d’acquérir une certaine identité et à la manière dont elle permet de rentrer dans un autre Soi relatif au genre 17. En étudiant le langage utilisé par les personnes interrogées pour évoquer leurs expériences et perceptions de la consommation d’ecstasy, il est devenu évident comment la consommation de cette substance a permis à ces personnes de s’écarter des normes spécifiques aux genres, mais aussi comment ces personnes ont été activement surveillées par leurs amis et autres personnes présentes. Chez les hommes comme chez les femmes, nous avons constaté une contestation des attentes hégémoniques relatives aux genres ainsi qu’une persistance de la responsabilité des genres dans ce contexte social.
L’idée selon laquelle les hommes seraient naturellement plus sexualisés et sexuellement plus agressifs que les femmes est une idée courante par rapport à la notion de genre. De nombreuses femmes ayant consommé de l’ecstasy semblent avoir bouleversé cette idée: elles ont décrit leur consommation d’ecstasy comme ayant été une expérience sexuelle dont le désir les a poussées à agir agressivement. Elles ont expliqué que l’ecstasy permettait aux femmes non seulement d’être des objets sexuels, mais des sujets sexuels dans leur propre droit. Si l’ecstasy permet à une jeune femme d’exprimer des sentiments qu’elle portait déjà en elle ou de lui procurer des sensations nouvelles, il reste qu’exprimer sa sexualité d’une telle manière est souvent considéré comme un écart de la féminité conventionnelle. Bien sûr que ce comportement n’est pas franchement synonyme de «progrès». Nous souhaitons mettre en garde contre une interprétation trop optimiste du rôle élargi des femmes dans la vie nocturne et de leur consommation accrue de substances. Une discussion autour des libertés étendues dans la vie nocturne ne devrait pas non plus nous voiler la face quant à la réalité continue des agressions ou harcèlements sexuels vécus par de nombreuses jeunes femmes pendant ou après ces événements. Néanmoins, un certain nombre de jeunes femmes interrogées ont décrit leur expérience en matière de consommation d’ecstasy pendant les soirées techno comme étant libératoires ou exaltantes. Par ailleurs, la consommation d’ecstasy semble aussi faciliter un comportement non normatif dans la mesure où elle permet à certaines femmes hétérosexuelles d’explorer le contact d’une personne du même sexe.
Dans de nombreuses interviews, l’ecstasy était invoquée par les jeunes hommes ou femmes pour expliquer ou justifier certaines pratiques non conformes aux normes liées aux genres. Peralta a analysé la manière dont l’alcool pouvait servir d’excuse pour justifier un comportement non conforme aux normes liées aux genres. En effet, mettre en cause l’alcool est une manière de justifier une déviance ou «d’atténuer la honte associée à une représentation inappropriée de son genre» 19. Nos conclusions sont semblables et montrent que l’ecstasy permet aux jeunes femmes de prendre des risques et d’être plus effrontées dans leurs quêtes de partenaires, car elles se sentent protégées contre la honte ou le stigmate qui, dans d’autres circonstances, pourrait accompagner ce type de comportements.
Peralta 20 suggère que les risques d’évaluation des genres, ou ce que nous traitons ici comme la responsabilité inhérente aux genres, sont suspendus pendant que le consommateur est sous l’influence de l’alcool (ou probablement l’ecstasy). Cependant, nous avons constaté que la responsabilité ne disparaît pas complètement. Notre analyse sur la manière dont les jeunes hommes et femmes accomplissent leur genre dans la scène techno après avoir consommé de l’ecstasy met l’accent sur la présence continue de la responsabilité inhérente aux genres, et ce, même dans un contexte qui, au départ, pouvait paraître dégagé de toute attente stricte relative aux genres. Bien que les femmes consommant de l’ecstasy puissent avoir l’impression que leur représentation de la sexualité soit acceptable, du moins pendant le temps où elles se trouvent sous l’effet de la drogue ou dans le contexte techno, ce comportement féminin non conventionnel ne passe pas inaperçu par les autres membres présents. Comme c’est le cas avec beaucoup de transgressions de normes liées aux genres, il y a des personnes qui sont là pour agir rapidement, afin de tenter d’empêcher ces transgressions ou pour essayer de les recadrer dans un contexte plus normatif.
On empêche souvent les femmes qui consomment de l’ecstasy d’exprimer certains effets de la drogue moins conformes aux normes spécifiques à leur genre tels qu’un comportement sexuel accru. Un certain nombre de femmes et d’hommes interrogés ont exprimé le besoin de «protéger» les consommatrices d’ecstasy d’un acte «qu’elles risquent de regretter». Bien que le langage relatif «aux hommes exploitant les femmes» ait été fréquemment employé dans ces récits, les jeunes hommes se sont rarement étendus sur la «surveillance» des hommes susceptibles d’exploiter les jeunes femmes, ils se sont, au contraire, concentrés sur la surveillance du comportement des femmes considéré comme étant permissif. Ils ne se soucient pas seulement du comportement «prédateur» des hommes, mais le comportement sexuel agressif d’une femme est considéré comme une chose dont elle a besoin d’être protégée. Même si de nombreux ravers tentent de ramener la sexualité non conforme aux normes conventionnelles de leurs amies et collègues féminines lorsqu’elles consomment de l’ecstasy, ils ne tentent aucunement de refréner ces mêmes conduites, qui s’inscrivent dans une sexualité normative, de leurs amis masculins.
Dans les commentaires sur la scène techno, les normes changeantes de la masculinité qui s’opèrent dans ces rassemblements culturels de jeunes sont souvent mentionnées: une acceptabilité accrue de la manifestation de l’émotion, de la cordialité ou des représentations masculines non conformes aux normes conventionnelles et des tenues vestimentaires extraordinaires ainsi qu’une réprobation des agressions et du comportement sexuel de prédateurs 21. Nous avons clairement constaté cette contestation de la masculinité conventionnelle dans le discours des femmes et des hommes interrogés sur la culture de la rave et de l’ecstasy. Cependant, comme précédemment pour les femmes, les hommes ont indiqué que les écarts par rapport aux normes liées aux genres ne s’accomplissent pas sans responsabilité.
En rendant inutile un comportement habituellement «agressif» et masculin, l’ecstasy permet aux hommes de transgresser les limites classiques de leur genre. Par ailleurs, certains jeunes hommes ont décrit un changement dans leurs relations avec les femmes après avoir consommé de l’ecstasy, puisqu’ils accordent moins d’importance aux relations sexuelles occasionnelles ou à la «drague». La description des caractéristiques de ces hommes qui sont plus émotionnels, ouverts, capables de s’entendre plus facilement avec les amis du même sexe et capables d’apprécier le sexe opposé pour des raisons moins sexuelles, sont habituellement considérées comme étant des caractéristiques féminines. Pour ces jeunes hommes, la consommation d’ecstasy leur permet d’échapper aux attentes spécifiques à leur genre et de vivre une expérience différente. «L’amitié virile» semble tout particulièrement facilitée par la consommation d’ecstasy.
Pour certaines personnes interrogées, il a semblé que ce comportement distinct se limitait au contexte social des soirées techno ou à leur consommation d’ecstasy, tandis que d’autres ont affirmé que cette nouvelle ouverture d’esprit et la capacité d’exprimer de la tendresse entre hommes s’étendait aussi à leur vie quotidienne. Peralta, dans son étude sur les effets de l’alcool sur l’accomplissement des genres parmi des étudiants universitaires, remarque deux divisions majeures dans la manière dont l’alcool et le comportement des hommes déviant des normes liées à leur genre sont assumés. D’une part, il examine les hommes qui adoptent volontairement un comportement non conforme aux spécificités de leur genre après avoir consommé de l’alcool, utilisant l’alcool comme moyen pour faire face aux jugements négatifs. D’autre part, il y a ceux pour qui l’alcool conduit à faire «des bourdes par rapport aux spécificités de leur genre», c’est-à-dire des violations accidentelles des normes particulières à leur genre, pour lesquelles l’alcool constitue ensuite une excuse. 20 Ce mode de comportement est notamment observable chez les hommes hétérosexuels qui se livrent à des intimités avec des partenaires de même sexe après avoir consommé de l’ecstasy ou pendant les soirées techno.
Bien que pour de nombreux hommes l’ecstasy éveille une amitié homosociale, pour d’autres, cette drogue facilite le passage à l’acte homosexuel (dans la plupart des cas évoqués, cet acte se limite toutefois aux baisers, au toucher et au fait de «se peloter»). Certains hommes hétérosexuels évoquent des expériences homosexuelles qui ont eu lieu après avoir consommé de l’ecstasy, tandis que certains hommes bisexuels et gays font référence à la consommation d’ecstasy comme un facteur déclenchant certaines de leurs premières expériences homosexuelles. Dans certains cas, nous avons constaté que des hommes hétérosexuels étaient tout à fait à l’aise pour discuter des expériences homosexuelles ayant eu lieu pendant des soirées techno. Nous pouvons donc constater une souplesse des normes et rôles sexuels, contestant ainsi l’idée d’une identité sexuelle qui serait une particularité fixe ou statique. En traitant ce sujet, nous avons aussi identifié un deuxième groupe d’hommes qui ont considéré leurs actions homosexuelles comme des bévues qu’ils expliquent ou excusent à travers leur consommation d’ecstasy.
Comme dans le cas de l’ecstasy, de la sexualité et de la féminité, les normes et les options relatives aux genres sont plus souples concernant le contexte social de la masculinité dans les soirées techno, influencées par la consommation d’ecstasy. Cependant, comme dans le cas des femmes, cette ouverture se heurte à certaines limites, le genre masculin reste surveillé et la responsabilité continue d’influencer les interactions et les expériences dans ce contexte. La consommation d’ecstasy n’a pas complètement dispensé les hommes de répondre aux attentes conventionnelles de l’accomplissement d’une masculinité hétérosexuelle. Tout comme avec la surveillance de la sexualité féminine décrite précédemment, les comportements des hommes liés à leur genre sont surveillés par leurs pairs de la scène techno, même si ce cadre est connu pour son ouverture d’esprit et sa tolérance. Le langage utilisé par les consommateurs eux-mêmes ainsi que par les autres personnes de la communauté techno n’a pas manqué de traduire l’impression d’un comportement inacceptable. Si certains ravers considéraient la rupture avec les attentes conventionnelles liées aux genres comme étant libéralitoire, d’autres, au contraire, la considéraient troublante ou problématique.
Certaines personnes interrogées ont manifesté un malaise par rapport au fait que ces interactions pouvaient en quelque sorte miner leur masculinité et les faire paraître «gay». Le reproche du caractère «gay» de certains comportements était une manière essentielle de tenir les jeunes hommes pour responsables de leur comportement lié à leur genre pendant les soirées techno. Le sentiment que l’ecstasy puisse rendre «gay» a incité certains hommes à activement éviter cette drogue, puisque cette perception les inquiétait. D’autres hommes se sont écartés de situations dans lesquelles ils risquaient d’avoir un comportement considéré comme inapproprié. Ils ont tout fait pour être sûrs d’éviter le contact avec les personnes du même sexe ou bien ils ont évité de consommer de l’ecstasy dans un contexte essentiellement masculin. Cependant, il est à noter que, même si certains hommes et femmes ont eu recours au terme «gay» pour décrire les consommateurs d’ecstasy, ces personnes utilisaient ce mot uniquement pour décrire les consommateurs masculins. Ce terme n’a donc pas seulement été employé comme synonyme de «mou» ou «pas cool», ce qui est souvent le cas dans l’argot des jeunes. Ces reproches n’avaient souvent rien à voir avec le véritable comportement sexuel des hommes ou avec leurs interactions, mais se référaient plutôt à leur style de danse, leur tenue vestimentaire, leur comportement ou leur affect. En effet, dans ce cas de figure, le mot «gay» ne se rapporte probablement pas à une identité sexuelle, mais plutôt à une masculinité considérée comme inappropriée par les personnes interrogées. Par conséquent, les hommes, tout comme les femmes, étaient surveillés et se surveillaient eux-mêmes, à la fois en ayant eu recours au langage pour se distancer d’un comportement non conforme aux normes conventionnelles et en évitant de se retrouver dans une situation qui les aurait conduit à avoir un comportement homosexuel. Ces hommes étaient tenus responsables de leur comportement par rapport aux autres et se sentaient eux-mêmes responsables par rapport au rôle normatif masculin hétérosexuel.
Cette étude a proposé d’analyser le genre et la sexualité dans le contexte de la consommation d’ecstasy des jeunes de la scène techno de San Francisco. Pour l’essentiel, nous ne nous sommes pas penchés sur la question de savoir si les différences entre les genres ont une incidence sur la prévalence ou sur le taux d’usage de drogues, mais plutôt sur la manière dont la consommation d’ecstasy et les pratiques qui l’entourent contribuent à influencer l’accomplissement des genres dans un milieu culturel particulier aux jeunes. Parmi les plaisirs liés à la consommation d’ecstasy, les jeunes hommes et femmes de la scène techno ont décrit celui de la capacité d’adopter un comportement différent de celui qui est habituellement attendu d’eux dans une autre situation, de pouvoir s’exprimer complètement et de dépasser les limites du comportement spécifique aux genres. L’ecstasy donnerait aux jeunes femmes plus de confiance en elles, leur permettrait de mieux s’accepter elles-mêmes et inhiberait leurs craintes quant à une conduite trop ostensible. Pour certaines femmes, cette assurance a aussi accru leur confiance et leur affirmation sexuelle. En revanche, pour les jeunes hommes, cette drogue renforcerait leur capacité et leur consentement à manifester de l’émotion, de l’empathie et de la tendresse physique (y compris à l’égard de leurs amis masculins) et atténuerait l’importance de la quête sexuelle. Cependant, même dans le contexte de consommation d’ecstasy de la scène techno qui repose sur la philosophie de la fluidité des genres, d’importantes limites subsistent au niveau de l’expression du genre et de la sexualité. Les hommes et les femmes affirment la nécessité de refréner l’affirmation sexuelle accrue des jeunes femmes dans cette scène, non seulement dans le but de les protéger contre les «prédateurs», mais aussi pour les protéger d’elles-mêmes. Dans cette scène, de nombreux jeunes hommes doivent faire face aux reproches d’une apparence ou d’un comportement «trop gay» lorsque la représentation de leur genre est considérée comme n’étant pas suffisamment masculine. S’il peut y avoir un faible espace dans ce contexte pour que les jeunes hommes et femmes commencent à changer leur manière d’accomplir leur genre, cela ne se fera pas en l’absence de responsabilité, au fait d’être tenu de répondre aux attentes normatives de ce que cela signifie de se comporter comme un homme ou comme une femme.
Les hommes et les femmes agissant sur un fond d’attentes très différent concernant leur genre, cela ne nous permet pas d’examiner leurs expériences en les plaçant sur un pied d’égalité. Être sexuellement agressive revient, pour une femme, à dépasser tout autant les attentes classiques par rapport à son genre qu’à inscrire ce comportement dans le cadre des conventions du genre masculin. Inversement, la sensibilité et le caractère émotionnel, habituellement attribués de manière positive aux femmes, peuvent être dénigrés et dépréciés lorsqu’ils apparaissent chez les hommes. Nombreux sont les membres de la communauté consommant de l’ecstasy qui épousent la fluidité des genres conférée par l’ecstasy. Cependant, même dans ce contexte, cela n’empêche pas que beaucoup de ces comportements soient considérés et traités comme des déviances par rapport aux normes conventionnelles. Il n’existe donc pas de réponse facile à la question de savoir si les soirées techno et l’ecstasy constituent un moyen pour contester les normes spécifiques aux genres. Les personnes fréquentant les soirées techno décrivent une contestation possible de ces normes, et de la flexibilité relative aux genres et à la sexualité, dont la culture techno et les effets de l’ecstasy seraient les principaux facteurs. Cependant, ces personnes décrivent aussi des situations dans lesquelles des attentes relativement conventionnelles par rapport aux genres et à la sexualité continuent à s’imposer, pouvant ainsi limiter de façon considérable ces contestations. Il ne semble donc pas facile d’échapper à la responsabilité inhérente aux genres.