février 2011
Vincent Benso, Technoplus, Paris
Bien que le terme soit couramment employé, il est difficile de trouver une véritable définition de l’usage-revente. Les services de police l’utilisent dans leur fichier des interpellations, afin de désigner «des usagers qui se livrent à des activités de vente, souvent pour payer leur propre consommation» 1 mais la loi elle-même n’en fait pas mention. En effet, la Loi de 1970 ayant posé comme principe de soigner les usagers et de réprimer les trafiquants, l’usager trafiquant apparaît comme un cas limite. Malgré les nombreuses circulaires venues préciser les dispositions qu’il convenait de prendre à leur encontre, il semble que «la Cour de cassation laisse aux juges du fond un pouvoir souverain pour déterminer la qualification adaptée à la situation» 2, et que «finalement le traitement de l’usage-revente a largement été laissé à l’appréciation locale» 3.
«Appréciation locale», c’est aussi ce qui vient en tête lorsque l’on s’intéresse à l’acceptation courante du terme, fréquemment utilisé dans les médias pour désigner des usagers trafiquants bénéficiant de circonstances atténuantes, comme par exemple un faible volume de quantités vendues ou un fort niveau de dépendance. Une analyse plus poussée laisse toutefois penser que d’autres critères peuvent aussi entrer en ligne de compte: appartenance ethnique, intégration sociale, modalités de la revente… Où l’on voit que la qualification d’usager-revendeur reflète plus le système de valeurs de l’observateur qu’une réalité objective.
La conceptualisation de cette notion n’est pourtant pas difficile, il suffit de se référer à celle des deux termes qui la compose: est usager-revendeur tout individu à la fois usager et revendeur d’au moins un même produit. Certes, cela ouvre un éventail très large et l’on opposera qu’un importateur de grosses quantités par ailleurs consommateur occasionnel n’a que peu de choses en commun avec un consommateur quotidien revendant à l’occasion quelques grammes à ses amis. Cependant, la nécessité d’effectuer un travail de typologisation des différentes pratiques que recouvre un concept n’en remet pas la pertinence en question. Gardons seulement à l’esprit que l’usage-revente ne peut s’étudier en tant que tel, qu’il faut cibler des catégories plus précises et rester ensuite vigilant quant à la généralisation des résultats obtenus.
La catégorie à laquelle s’est intéressée la recherche 4 sur laquelle s’appuie cet article est donc extrêmement spécifique: les usagers-revendeurs de cocaïne officiant en espace festif techno, en Ile de France, avec deux critères d’inclusion supplémentaires: avoir connu des périodes de consommation quotidienne d’au moins un mois et avoir manipulé des volumes supérieurs à 25g/semaine. Les conclusions livrées ici ne concernent donc que cette catégorie et lorsqu’on parlera d’usagers-revendeurs ou d’usage-revente, c’est uniquement à ceux-ci et leur pratique que l’on fera allusion. Ainsi le tableau assez alarmant que dresse cette étude doit être relativisé par l’existence de beaucoup d’usagers-revendeurs parvenant à limiter leur investissement dans cette pratique. Malgré une garantie d’anonymat, la quinzaine d’entre eux ayant accepté de se livrer au jeu de l’entretien enregistré étaient en réalité des ex-usagers-revendeurs. Une quinzaine d’usagers-revendeurs en activité ont aussi été interviewés mais de façon informelle et cinq autres entretiens ont été menés par M. Ruby auprès d’usagers-revendeurs incarcérés.
A contrepied du cliché du dealer non consommateur, une part non négligeable des usagers-revendeurs interrogés sont entrés dans cette pratique par la revente. Fréquemment issus de milieux populaires, ces jeunes désargentés et largement opposés (en ce qui les concerne) à la consommation de «drogues dures» voient dans la possibilité d’aider un ami revendeur à écouler ses stocks (en soirée ou auprès d’autres amis demandeurs) un bon moyen de gagner un peu d’argent de poche. Les formes de revente ainsi développées s’appuient sur des liens personnels, les poussant à fréquenter leurs clients sur le long terme. Ces derniers étant fréquemment des consommateurs intégrés ne rencontrant que peu de problèmes liés à leur usage, les représentations des petits revendeurs évoluent et d’une surestimation des dangers
liés à l’usage de drogue, certains passent à leur sous-estimation. Ils pourront alors commencer à consommer, initiés par leurs clients qui, ayant tout intérêt à conserver de bons rapports avec eux, leur ouvrent parfois les portes d’univers jusqu’alors inaccessibles: défonce, soirées, rencontres, c’est «le bluff de l’argent et de la cocaïne»5 qui commence…
L’autre porte d’entrée est plus connue, c’est celle où l’individu commence par consommer et ne revend qu’ensuite. On imagine alors des usagers très lourdement engagés dans la consommation, «contraints» de revendre pour pouvoir se payer leur dose; pourtant, chez les témoins interrogés, le niveau de consommation ou de dépendance n’apparaît pas comme un facteur déterminant dans le passage de l’usage vers la revente. La recherche menée incite plutôt à relier l’entrée dans la revente à des facteurs d’ordre situationnels, au premier rang desquels l’accès à des produits de bonne qualité et peu chers, ainsi que la position dans le groupe de pairs. En effet, le premier acte de revente se fait fréquemment sans réaliser de bénéfices, sous l’impulsion d’amis en recherche de produit, pour leur rendre service. Il peut s’agir de dépanner une petite quantité prélevée sur la consommation personnelle, ou de faire les courses pour un ami ou tout le groupe. Plus le différentiel entre l’accès au produit d’un consommateur et celui de ses pairs est important, plus les demandes auxquelles il sera soumis se feront pressantes, le revendeur jouant alors un rôle d’intermédiaire social 6) entre des univers qui ne se côtoient pas.
Une fois cette première transaction effectuée, il est fort possible que les amis dépannés en redemandent. S’il accepte de recommencer, l’individu deviendra progressivement le revendeur attitré de ses amis qui chercheront d’autant moins d’autres plans qu’ils en auront déjà un. Cela les exposera d’ailleurs aussi aux demandes de leurs propres amis et certains d’entre eux pourront à leur tour entrer dans la revente. Si l’on se place dans une modélisation pyramidale du trafic, on voit que le revendeur initial ne monte pas réellement d’un échelon, par contre un nouvel échelon vient se placer sous sa position. Théoriquement, son statut juridique change puisqu’il fournit désormais d’autres revendeurs.
En raison sans doute du grand nombre de consommateurs de cocaïne intégrés socialement dont on peut supposer qu’ils sont peu enclins à fréquenter les «scènes ouvertes», ainsi qu’en raison de la répression qui force fréquemment les usagers à changer de plan, il semble qu’une fois le revendeur officialisé, les clients potentiels ne manquent pas. A mille lieues du stéréotype du dealer prosélyte, ce sont donc les revendeurs qui refusent des clients. Toutefois, plusieurs mécanismes tendent à leur faire accepter d’augmenter les volumes manipulés. D’une part, la réalisation d’un certain nombre d’actes de revente tend à leur faire relativiser les risques d’interpellations et d’arnaques, de l’autre, ils commencent à envisager les bénéfices qu’ils peuvent tirer de la situation: un statut social a priori valorisé dans les réseaux d’usagers, et évidemment des bénéfices matériels, en nature ou en espèces. A ce sujet, remarquons qu’à travers la dégressivité des tarifs, la structure du marché des drogues encourage à augmenter les quantités vendues. En effet, les économies réalisées sont loin d’être négligeables: sur un achat de cinquante grammes de cocaïne, le rabais unitaire est d’environ 10 euros par rapport à l’achat d’un seul gramme. En allégeant chaque gramme vendu de 0.1g, le revendeur peut donc récupérer 5g de cocaïne et 500 euros par lot de 50g écoulé…
Financiers ou sociaux, ces bénéfices font que la période suivant l’entrée dans l’usage-revente est souvent vécue comme un moment agréable. Cependant, pour décrire cette lune de miel, beaucoup des ex-usagers-revendeurs interrogés emploient des métaphores oniriques, en opposition au «retour à la réalité» que constitue la sortie. Cette impression d’avoir été «comme dans un rêve» est certainement liée à la forte augmentation des consommations qui accompagne cette période. En effet, avoir des produits chez soi facilite le passage à l’acte, d’autant qu’il est d’usage de consommer avec ses clients. De plus, le frein financier (très important pour la cocaïne) se délite puisque le coût des consommations est perçu comme un manque à gagner et non plus comme une réelle dépense. Les différentes formes de dépendance que peut alors développer l’individu agissent comme un nouveau facteur le poussant à continuer la revente, cette fois afin de financer sa consommation. Il est d’ailleurs fréquent que les bénéfices financiers réalisés par les usagers-revendeurs s’amenuisent au fur et à mesure de leur «carrière».
Qu’ils aient commencé par consommer ou par revendre, les usagers-revendeurs sont donc généralement de «gros» consommateurs. En tant que tels, ils sont particulièrement touchés par les différents risques sanitaires liés à l’usage, auxquels s’ajoute un certain nombre de risques spécifiques à leur pratique que l’on peut classer en trois grandes catégories:
Risques sociaux
Si le statut d’usager-revendeur offre une position de force dans les réseaux d’usagers, la revente demeure une conduite largement stigmatisée. Les revendeurs sont donc souvent rejetés par leurs anciens amis, parfois même par leur famille lorsqu’elle découvre leur activité. Ils s’éloignent parfois aussi de leurs amis qui «font la morale», et leur entourage peut tendre progressivement à se réduire à une cour de profiteurs qui ont tout intérêt à ce qu’ils persistent dans leur pratique. De plus, le revenu financier peut faire apparaître les activités professionnelles comme superflues. La consommation et la participation à de nombreuses soirées étant difficilement compatibles avec un emploi du temps normal, un certain nombre d’entre eux abandonnent progressivement leurs activités scolaires et/ou professionnelles. Pourtant, les revenus tirés du trafic sont sales et ne peuvent être épargnés ou utilisés pour payer un loyer. Sous la flambe et derrière un téléphone qui sonne sans arrêt se cache donc souvent une insoupçonnable précarité matérielle et affective.
Risques de vols et de violence
Les revenus dégagés par une activité illicite sont d’autant plus sujets à la convoitise qu’en cas de problème le recours légal est impossible. Ainsi les vols, rackets, cambriolages, etc., sont très fréquents. Il peut s’agir de clients insatisfaits, de spécialistes de ce type de rackets, d’anciens associés, ou de fournisseurs non payés. En effet, beaucoup de revendeurs achètent et vendent à crédit, et tout le système des achats à crédit repose sur le possible recours à la violence. Dès lors qu’un usager-revendeur n’est pas payé par ses clients, s’est fait racketter, arrêter, ou encore qu’il a trop consommé pour pouvoir «rentrer dans ses comptes», il se retrouve dans une position difficile. Généralement les fournisseurs proposent deux solutions: trouver l’argent (ce qui peut pousser les revendeurs à commettre des actes de délinquance) ou accepter un nouveau lot à crédit pour rembourser. On imagine le cercle vicieux dans lequel se voient pris ceux qui consomment trop, passant d’un lot à un autre sans jamais parvenir à renflouer leur dette.
Risques judiciaires
C’est le risque le plus évident. Universellement crainte par les usagers-revendeurs, la justice ne plaisante en effet pas du tout avec ce délit puni de cinq ans d’emprisonnement. Cette recherche n’a pas abordé la réalité des pratiques judiciaires (pour des raisons d’accès) mais il est fort probable que la loi sur la récidive et les peines planchers frappe très durement les usagers-revendeurs les plus dépendants (plus à même de recommencer) et les plus précarisés (plus faciles à interpeller). Il est difficile aussi de déterminer dans quelle proportion l’obligation de soin est prononcée; cependant, un grand nombre de témoins interrogés avaient déjà été en contact avec le système de santé.
Les sorties
Si, pour certains d’entre eux, ce contact faisait effectivement suite à une injonction thérapeutique, pour les autres il s’agissait d’une démarche personnelle. En effet, les différents risques évoqués plus haut finissent immanquablement par occasionner aux usagers-revendeurs des problèmes concrets. Au bout de quelques années, une certaine lassitude s’installe et un nouveau regard sur la pratique s’élabore: ils éprouvent l’envie d’arrêter, de renouer avec un mode de vie «normal». C’est malheureusement là que les difficultés commencent car arrêter, cela signifie d’abord arrêter de consommer et donc réaliser quelles dépendances l’individu peut avoir développées, mais cela signifie aussi arrêter de vendre et donc se faire lâcher par un certain nombre d’«amis», se priver d’une source de revenus, et, pour ceux qui n’avaient pas d’activité professionnelle, réaliser que les possibilités de reconversion dans le monde du travail sont limitées par des trous sur le CV ou un casier judiciaire, ce qui implique de devoir accepter des emplois qui, par effet de contraste, apparaissent encore plus difficiles et mal payés qu’ils ne le sont vraiment… Cette période est si sombre que les rechutes sont fréquentes. Vécus comme des échecs, ces remariages ne donnent pas lieu à de nouvelles lunes de miel mais plutôt à des périodes propices aux comportements autodestructeurs (surconsommation, bagarres, TS…). Cela dit, au bout de quelques tentatives, la plupart semblent tant bien que mal parvenir à sortir de l’usage-revente, généralement «motivés» par le développement d’un nouveau projet de vie et surtout par une rencontre.
Les usagers-revendeurs sortent souvent de leur pratique en se mettant en couple, on peut pourtant dire qu’ils arrêtent seuls. En effet, si comme on l’a vu, beaucoup entrent en contact avec des intervenants spécialisés, la plupart ont été déçus par les prestations reçues. Certes, les chiffres sont limités et des biais peuvent exister, il demeure toutefois intéressant de constater que les spécificités de leurs pratiques n’ont pas été prises en compte, et même que leurs activités de revendeurs se sont vu complètement évacuées des entretiens au profit du seul usage. A la décharge des soignants, il faut dire que, la plupart du temps, les usagers-revendeurs viennent pour arrêter l’usage et qu’ils n’abordent pas spontanément la thématique de la revente, trop stigmatisée. Devant l’importance de cette dimension dans l’expérience vécue par l’individu, on peut tout de même regretter que les intervenants rencontrés ne l’aient pas non plus abordée, y compris face à des individus assumant des consommations de 10g de cocaïne par semaine (min. 2000 euros/mois) qui impliquent d’être revendeur pour 90% des gens…
On peut tout autant regretter que la prévention traditionnelle ou la réduction des risques ne se soient jamais emparées de cette thématique. En effet, en dépit des nombreux risques évoqués précédemment qui apparaissent comme autant de leviers possibles pour des actions préventives, et alors même que des recherches en sociologie 7 traitent du sujet depuis les années nonante, il semble bien qu’en France comme en Europe aucune brochure, aucune formation, aucun outil n’ait jamais porté sur cette pratique. Plusieurs hypothèses peuvent être développées pour expliquer ce désert: un effet de disposition qui envisager les revendeurs comme des vecteurs et non des cibles d’action, la volonté de garder une distinction forte entre les revendeurs et les usagers afin de protéger ces derniers, ou encore la proximité avec la figure stéréotypée du dealer qui exclut toute action non répressive.
Afin de pallier le manque d’outils de prévention et pour tester ces différentes hypothèses, la recherche menée incluait une dimension action, qui prit la forme de l’édition d’une brochure spécifique à l’usage-revente. Porté par Technoplus, ce projet permit de montrer que la principale difficulté à surmonter était en fait d’ordre juridique. Aux dires des juristes consultés, la thématique est extrêmement sensible et, étant donné leurs divergences d’opinion, il semble très difficile de déterminer ce qu’il est possible de dire de ce qui ne l’est pas. L’enjeu est d’autant plus important que la justice fonctionne par jurisprudence et qu’un procès perdu pourrait fermer définitivement la porte à ce type d’actions. Certes, le décret de 2004 entourant la réduction des risques comporte une partie sur «l’expérimentation de nouveaux outils», il y est toutefois seulement mentionné que «les équipes de RDR peuvent participer à l’évaluation de nouveaux outils». Quid de leur élaboration? Et comment évaluer un outil que l’on ne peut expérimenter?
Autant de questions qui bloquent des actions dont la pertinence sanitaire ne fait pourtant l’objet d’aucun doute. Au bout de deux ans et demi de réflexions autour de la rédaction de ce flyer et après que Jean-Marc Priez ait accepté d’en assumer la direction de publication, Technoplus a donc décidé de l’éditer. Il est ainsi désormais diffusé lors des interventions.
Une évaluation étant aujourd’hui nécessaire, des retours sur ce nouvel outil seraient les bienvenus. Il est disponible gratuitement auprès de l’association Technoplus (par simple mail ou téléphone).