février 2011
Roger Flury, analyste auprès de la police judiciaire fédérale, Fedpol, Berne
Les restaurants, les concerts, les bars, les cinémas, les soirées grillade, les clubs de musique – la vie nocturne offre une multitude de distractions et d’amusements, quelles qu’en soient les facettes et les variations. Pour les fournisseurs, une offre variée et adaptée aux nouvelles tendances est un argument de vente majeur.
Face à cette multitude dynamique, il est difficile de cataloguer certaines substances psychoactives comme relevant typiquement de la vie nocturne. En effet, l’éventail des personnes et des milieux qui participent à la vie nocturne est large et les locaux, les plaisirs et les substances ne sont pas moins différenciés. Souvent, les substances « typiques » qui sont consommées au cours des sorties nocturnes se recoupent avec certains narcotiques que nous rencontrons par exemple aussi dans la rue chez des personnes polydépendantes. Il est difficile de tenir un discours fiable sur le sujet étant donné l’expansion de la polytoxicomanie et l’évolution dans le domaine des drogues de synthèse. Il me semble malgré tout que l’on peut rattacher à la « vie nocturne » certains aspects de la situation qui touche actuellement les stupéfiants et les substances psychoactives. D’autant plus que cette vie nocturne est réellement devenue au cours des dernières années un véritable champ d’intervention pour la police, les spécialistes des dépendances et ceux du développement urbain.
Les principes actifs prisés pour les sorties nocturnes sont tous ceux qui stimulent l’interaction sociale, qui aident à rester éveillé ou qui influencent la perception de manière agréable. Les stimulations sexuelles sont aussi un effet recherché. D’une manière générale, on peut dire que les stimulants et les hallucinogènes avec leur effet dopant entrent plutôt en ligne de compte que les sédatifs. Mais les benzodiazépines et les opiacés ont aussi leur place dans la vie nocturne, par exemple dans les cas de polytoxicomanie ou quand il s’agit de rendre plus supportable une phase de «descente», lorsque le stimulant cesse d’agir.
D’un point de vue policier, l’alcool est la principale substance psychoactive qui accompagne la vie nocturne. Bon nombre d’atteintes à l’ordre public, d’accidents, de dégâts matériels sont en rapport avec une consommation excessive, sans parler des infractions violentes. Le traitement policier de ce genre d’incidents mobilise d’importantes ressources. S’ajoute à cela le fait que la consommation mixte d’alcool et de stupéfiants n’est pas rare, ce qui d’expérience ne contribue pas à une détente de la situation.
La consommation d’alcool par habitant en Suisse diminue depuis des années. Mais, d’après la police, la consommation s’est étendue quant aux lieux et aux heures de consommation : la prolongation des heures d’ouverture des clubs et des horaires des transports publics favorisent une consommation 24 h sur 24. En outre, la consommation ne se limite pas aux clubs, mais s’est aussi étendue dans l’espace public. On boit en chemin, afin de maintenir aussi bas de possible les coûts de l’ivresse. On boit par ailleurs non seulement dans les clubs, mais aussi aux alentours des points de vente d’alcool et des boîtes de nuit où il est interdit de fumer. S’il y a quelques années, l’ordre public était surtout troublé par les scènes ouvertes de la drogue, la société et les politiques désapprouvent aujourd’hui de plus en plus la consommation d’alcool en public et ses conséquences.
Les coûts d’une soirée d’ivresse varient fortement selon que les consommateurs passent auparavant au supermarché ou optent pour le champagne dans le milieu de la prostitution. Mais dans une boîte de nuit normale, se soûler revient presque aussi cher qu’une dose de stupéfiants ou même plus cher. La police a enregistré déjà plusieurs fois des cas de vols ou de brigandage motivés en premier lieu par le besoin d’argent pour sortir et boire.
Plus de 60 % de toutes les dénonciations pour consommation de stupéfiants concernent les produits dérivés du cannabis. La marijuana est nettement en première place, les saisies de haschich sont beaucoup moins fréquentes 1. Une bonne partie des dénonciations policières a probablement un lien avec la vie nocturne bien que cela ne soit pas prouvé statistiquement. La diffusion de la consommation de cannabis, l’odeur qui se dégage d’un fumeur ainsi que le contrôle de l’aptitude à la conduite sur la base de tests rapides de dépistage de drogues expliquent la place majeure que tient le cannabis dans les statistiques de la police. La poursuite pénale de la consommation de cannabis n’est toutefois pas prioritaire pour la police.
On enregistre actuellement une forte hausse du prix du cannabis, surtout dans le trafic de rue 2. Le prix du gramme de cannabis atteint presque le niveau de celui des dérivés d’amphétamines; parfois, il approche même le prix de l’héroïne et de la cocaïne. La vente de cannabis s’est déplacée de la rue et des magasins de chanvre vers l’espace non public. On s’approvisionne beaucoup dans son entourage proche, par contact téléphonique ainsi que par le biais d’internet ou de commissionnaires. Vente clandestine, réseaux organisés, prix élevés : le cannabis est en passe de prendre le même chemin que les drogues dites dures.
Selon des estimations de l’Office fédéral de la police, la quantité de cocaïne consommée en Suisse se situe entre 3768 et 5303 kilos par année. Ce qui correspond sur le marché noir à un chiffre d’affaires de 369 millions à 520 millions de francs 3. Les marges bénéficiaires sont élevées, le marché suisse de la cocaïne est attractif pour les groupes criminels.
La contrebande et le trafic de cocaïne se caractérisent par l’intervention d’une multitude d’acteurs, les ressortissants de l’Afrique de l’Ouest et de la République dominicaine dominant le marché.
Au cours des dernières années, la teneur en substance active de la cocaïne a diminué, mais les prix sont restés stables. Cette tendance à une hausse cachée des prix va probablement se poursuivre. Du fait de la baisse de la teneur en substance active, d’autres substances pharmacologiques sont rajoutées comme produits de coupe censés imiter ou renforcer l’effet de cette drogue. Les produits de coupe actuellement utilisés en Suisse sont la phénacétine et le lévamisol. Ils augmentent encore les risques pour la santé encourus par les consommateurs de cocaïne.
Les tests de dépistage de substances effectués par les services sociaux pour des consommateurs volontaires ont montré que le degré moyen de pureté est plus élevé que lors des analyses en laboratoire de substances saisies par la police 1. C’est là un signe qu’en parallèle au trafic de rue sur lequel la police maintient une forte pression, il existe aussi un trafic de la cocaïne caché, proposant une marchandise de qualité. Pour ce marché spécifique, le milieu des noctambules est, outre le monde du travail, un débouché important. On y trouve un grand nombre de personnes qui consomment pour la plupart de manière sporadique. Cette clientèle est plutôt bien intégrée socialement et a de l’argent. Compte tenu du risque de poursuite pénale et de la mauvaise qualité de la marchandise offerte par le trafic de rue, ces personnes achètent de préférence auprès des vendeurs de cocaïne qui évoluent dans la sphère privée. La vente se fait dans des appartements ou des bars, des boîtes ou d’autres établissements et les contacts sont établis par l’intermédiaire de connaissances et par téléphone.
Les rapports de police donnent peu d’informations sur les formes de consommation observées. La prise par voie intraveineuse semble se limiter au groupe de consommateurs présentant une toxicomanie multiple (orientée essentiellement sur les opiacés). La consommation par voie nasale demeure la norme pour les autres groupes de consommateurs. La cocaïne base est fumée sous forme de crack ou de freebase dans toute la Suisse. Les consommateurs sont nombreux à fabriquer eux-mêmes le crack et la freebase sur la base de cocaïne hydrochlorique et la consomment immédiatement. C’est pour cette raison que la police ne saisit que peu de crack et de freebase. Il s’agit d’un phénomène dont l’étendue demeure largement sous-estimée.
En Suisse, de substance classique accompagnant la vie nocturne, la cocaïne s’est depuis longtemps répandue dans les autres milieux. Sur le marché intérieur de la cocaïne, les personnes présentant une toxicomanie multiple dominent vraisemblablement la majeure partie du chiffre d’affaires.
Le speed, mélange à base d’amphétamines sous forme de poudre, a longtemps été un produit de niche sur le marché de la drogue. Les quantités de marchandises saisies jusqu’ici ont certes été faibles, mais cela ne doit pas faire oublier que le speed est consommé en Suisse.
Le trafic d’amphétamines se déroule de manière discrète dans la sphère privée ou aux abords des clubs. D’après les conclusions de la police, il apparaît nettement que le trafic touche aussi les régions rurales. C’est en général la même personne qui se rend aux Pays-Bas pour s’approvisionner et qui organise la vente au détail de la marchandise.
En raison de leur mode de consommation (par voie nasale), de leur effet ainsi que de leur bas prix, les amphétamines sont une solution de rechange prisée par les consommateurs de cocaïne. En Suisse, le prix du speed varie entre 12 et 40 francs, ce qui correspond à la moyenne européenne. La teneur en substance active varie fortement et selon certaines sources, la vente d’amphétamines à forte teneur en substance active a augmenté.
Les substances chimiques de base servant à la fabrication d’amphétamines sont soumises à un contrôle international. Des années durant, les producteurs sis dans les États du Benelux et en Europe de l’Est ont eu difficilement accès aux précurseurs. Mais depuis quelques mois, ils ont apparemment de nouveau trouvé des sources d’approvisionnement. À moyen terme, les amphétamines devraient conserver des prix bas et un degré de pureté élevé.
Au cours des dernières années, le marché de l’ecstasy a été fortement marqué par l’utilisation de nouvelles substances actives, pour certaines à titre expérimental, ce qui a accru les risques pour la santé des consommateurs et diminué le caractère attractif de cette drogue. Depuis quelques mois, les producteurs d’ecstasy ont de nouveau réussi à se procurer des précurseurs et actuellement, les pilules semblent à nouveau contenir de la MDMA, principe actif traditionnel de l’ecstasy. Il faut toutefois attendre pour savoir si le faible degré de pureté et la présence d’autres substances (parfois dangereuses) appartiennent réellement au passé. Bien que la sous-culture typique de la consommation d’ecstasy ne soit plus en phase ascendante, l’ecstasy s’est établie solidement sur le marché. Les statistiques concernant l’âge moyen des personnes dénoncées révèlent que de nombreux consommateurs qui ont commencé jeunes poursuivent leur consommation de pilules avec l’âge 4.
Le trafic d’ecstasy en Suisse est peu structuré : il est peu organisé et ne présente pas une véritable répartition des tâches. Les personnes actives sont pour la plupart jeunes et consomment elles-mêmes des drogues de synthèse. Une seule et même personne couvre en général toutes les étapes jalonnant le trafic des pilules d’ecstasy, de l’aller-retour aux Pays-Bas pour l’approvisionnement à la vente au domicile des clients, dans le cercle de connaissances ou aux abords des clubs.
La méthamphétamine constitue toujours un produit de niche sur le marché suisse de la drogue. L’approvisionnement se fait depuis l’Extrême-Orient. La production « européenne » venant de République tchèque ou des pays baltes n’est quant à elle quasi pas présente en Suisse, raison pour laquelle la méthamphétamine s’est imposée dans le pays sous la forme de pilules thaïes. Le trafic et la consommation sont dominés par des personnes originaires de Thaïlande ou des Philippines et se déroulent avant tout dans le milieu de la prostitution. Cette drogue remporte également un certain succès dans les soirées, auprès des consommateurs présentant une toxicomanie multiple, ainsi que dans la culture underground (notamment les milieux gays).
Le trafic de méthamphétamine est organisé par des bandes structurées. Dans plusieurs grosses affaires de trafic et de contrebande découvertes en Suisse, la police a identifié comme responsables des personnes originaires d’Extrême-Orient ainsi que des Suisses actifs dans le milieu de la prostitution.
La kétamine et le LSD sont deux autres produits de niche. Il semblerait que ces substances soient consommées dans des groupes de taille réduite et plutôt isolés, la vie nocturne n’étant pas le principal terrain de consommation. Le trafic se fait discrètement dans le cercle de connaissances, dans des habitations privées et aux abords de rassemblements organisés par les groupes en question. La kétamine destinée à la consommation comme stupéfiant est importée depuis l’Extrême-Orient ou est issue de la médecine vétérinaire. La police manque d’informations en ce qui concerne le LSD.
En 2010, un nouveau genre de substances est arrivé en Suisse. Fabriqués en Chine ou en Inde, les produits chimiques de recherche (research chemicals) sont vendus par internet dans le monde entier et parviennent généralement en Suisse par courrier postal. Ces substances ne sont pas toutes soumises à la loi sur les stupéfiants, ce qui complique la procédure administrative. Ce sont souvent des poudres, des liquides ou des « mélanges d’encens » à fumer. La plupart du temps, on ne dispose que de peu d’informations sur les principes actifs qui les composent et l’origine de ces produits est peu claire. Les effets à long terme sur la santé sont largement méconnus. Les consommateurs s’exposent donc à des risques inconnus.
Le lancement de nouvelles substances psychotropes issues du groupe des produits chimiques de recherche continue. Ce commerce enrichit non seulement les fabricants basés en Asie, mais aussi les intermédiaires en Europe. Ceux-ci profitent des lacunes juridiques pour vendre ces substances en Suisse ou pour utiliser des adresses suisses comme points de départ discrets du trafic international de produits chimiques de recherche.
Fin 2010, plusieurs de ces produits chimiques de recherche ont été inscrits dans la loi sur les stupéfiants. Les autorités douanières continuent cependant d’intercepter des importations des stupéfiants tels que la méphédrone, le 4FA et une série de cannabinoïdes de synthèse. Le produit le plus souvent intercepté par la police reste cependant la substance chimique utilisée dans l’industrie appelée gammabutyrolactone (GBL).
Les enquêtes menées à ce jour en Suisse indiquent que le marché du GBL en tant que stupéfiant est florissant. Les quantités soupçonnées suggèrent que la consommation de GBL dans les soirées est un phénomène répandu. Les saisies réalisées lors de festivals et dans des boîtes de nuit laissent penser que cette substance a une place bien établie dans la vie nocturne.
Du point de vue de la police, le maintien de la sécurité et de l’ordre prime sur la lutte contre la consommation de stupéfiants. La priorité est donnée à la sécurité routière, à la lutte contre les délits violents et aux plaintes déposées pour nuisances sonores. Pour les forces de l’ordre, la vie nocturne reste un domaine d’intervention exigeant qui nécessite, surtout durant les weekends, des ressources accrues en personnel. La police est confrontée à une violence exacerbée (rassemblements spontanés, agressivité, bagarres), qui est souvent due à la consommation de certaines substances.
Les mesures répressives mises en œuvre par la police pour enrayer la consommation de stupéfiants et ses répercussions dans les boîtes de nuit ne s’avèrent que moyennement efficaces. Les descentes de police dans ces établissements ne sont possibles qu’avec un important dispositif policier; les stupéfiants et les objets interdits sont généralement jetés par terre, ce qui ne permet pas de retrouver les propriétaires. Les interventions ciblées de la police dans les boîtes de nuit demeurent cependant des mesures policières indispensables, surtout lorsqu’on soupçonne un trafic de stupéfiants structuré et de grande ampleur. Dans certains cas, il s’avère nécessaire de recourir à la police du commerce et ou de fermer temporairement certains établissements.
D’une manière générale, les mesures policières doivent être appliquées à plus large échelle pour pouvoir lutter contre la consommation de stupéfiants lors de soirées. C’est dans ce but que sont effectués les contrôles policiers le long des routes d’accès ainsi que les contrôles de l’aptitude à la conduite. Par ailleurs, une présence policière accrue et visible dans les quartiers où se déroule la vie nocturne permet de limiter les débordements menaçant l’ordre public et de freiner la consommation de stupéfiants aux abords des boîtes de nuit. Les moyens tels que les renvois par la police ou le passage payant dans une cellule de dégrisement – mesure introduite au niveau communal – facilitent la tâche des forces de l’ordre. La poursuite pénale du trafic de drogue vise indirectement aussi la consommation de stupéfiants car elle permet de lutter contre ce phénomène en Suisse en retirant du marché de grandes quantités de drogue et en contribuant à endiguer la criminalité organisée. Les enquêtes menées par les polices cantonales participent à réduire l’offre en stupéfiants lors de soirées.
Parallèlement, la prévention et la thérapie doivent contribuer à faire baisser la demande en stupéfiants. Tout aussi indispensables, les mesures de limitation des dommages permettent de réduire les effets indésirables de cette politique prohibitive sur la santé des consommateurs.