octobre 2004
Allan Guggenbühl (Institut für Konfliktmanagement und Mythodrama)
«Ils ont besoin d’une aide urgente», dit cette mère à la conseillère en éducation, ajoutant que le comportement de ses deux fils, âgés de 12 et 14 ans, est devenu intolérable. «Ils sont grossiers vis-à-vis de moi et ne m’obéissent plus ! » explique désespérée, cette mère qui élève seule ses deux enfants, ajoutant qu’elle a déjà bien assez de peine à se débrouiller sans cela. La conseillère insiste: elle aimerait savoir pourquoi les deux garçons sont insupportables, car les agressions dont se plaint leur mère n’ont à première vue pas de sens. Lors de l’entretien réalisé avec eux, ils se sont en effet montrés aimables et raisonnables, tout en paraissant préoccupés et renfermés. Il s’est finalement avéré que les deux garçons ont insulté leur mère parce que, prise de boisson, elle vociférait dans l’appartement en arrachant les photos de leur père dans leurs albums personnels.
L’alcoolodépendance est malheureusement très répandue. Or les personnes touchées ne sont pas les seules à en souffrir, les enfants étant eux aussi directement concernés lorsque leur père ou leur mère boit. Pour les enfants, leurs parents sont en effet les personnes les plus importantes, dont les comportements et la manière d’être vont en partie déterminer plus tard la maîtrise de leur propre vie, le développement de leur confiance en soi et leur façon de faire face aux défis de la scolarité et de la formation. Pour l’enfant, il est important que ses parents soient attentifs à ses états d’âme et partagent avec lui ses soucis et problèmes quotidiens.
Lorsque le père ou la mère ne sont pas à la hauteur pour assumer ces tâches ou qu’ils sont trop absorbés par leurs propres problèmes, leur enfant risque de se retrouver lui-même en difficulté. Au moment où l’un des parents souffre de l’alcoolisme, les effets en sont souvent fatals pour les enfants. Il est insupportable pour un enfant de voir sa mère en train de tituber dans la maison en prononçant des phrases incohérentes plutôt que de se préoccuper de ses devoirs, ou d’observer son père en train de pisser dans son pantalon au lieu de le gronder parce qu’il est rentré en retard. Malheureusement, de telles scènes sont une réalité. On estime qu’en Suisse, il existe plus de 31 000 familles dans lesquelles les enfants sont confrontés à une consommation abusive d’alcool de la part de leur père ou de leur mère. Ces enfants vivent le comportement de ce parent comme bizarre et imprévisible. On sait en outre que la consommation d’alcool va souvent de pair avec les violences. Le père peut ainsi en arriver à jeter des objets autour de lui, ou à arracher, sans raison apparente, la nappe de la table, fracassant ainsi par terre la vaisselle qui s’y trouvait. Dans de telles situations, beaucoup d’enfants se sentent démunis. Ils remarquent que quelque chose ne joue pas à la maison, ne comprennent pas leur père ou leur mère, mais n’osent en parler à personne en dehors de la maison.
La consommation d’alcool des parents se répercute sur le comportement des enfants en dehors de la famille. Ainsi, selon une analyse effectuée par Holger Schmid (ISPA) sur les résultats de l’enquête HBSC de 2002, 33.8% des enfants vivant dans des familles touchées par l’alcool vivent un stress scolaire, ce qui n’est le cas que de 24.1% des enfants des autres familles. Trente et un pour cent se sentent mal à l’école, contre 19.6%, et 50.7% n’aiment pas l’école, contre 36.8%. Les enfants vivant dans des familles touchées par l’alcool pensent plus souvent au suicide (27.5% contre 7.1%) et sont plus nombreux à se plaindre de troubles physiques (19.0% contre 9.4%). Ces enfants courent également davantage de risques; leur risque de devenir consommateurs de drogues illégales est accru (19% contre 9.7%), de cannabis (56.3% contre 41.4%) et de tabac (31.7% contre 15%). Ils ont surtout tendance à consommer eux-mêmes de l’alcool (40.1 % contre 29.2%). Bien que ces différences tiennent en partie à des facteurs biologiques, la consommation d’alcool des parents constitue un facteur de risque important. Les enfants issus de familles touchées par l’alcoolodépendance sont ainsi exposés à davantage de risques que les enfants vivant dans des familles sans problème d’alcool.
Si nous entendons entreprendre quelque chose pour contrer les effets de l’alcoolodépendance, nous devons penser aux plus de 50 000 enfants et adolescents qui, en Suisse, souffrent de l’alcoolisme de l’un de leurs parents. Il s’agit en effet de les aider à comprendre le problème de leur père ou de leur mère et à développer leurs propres stratégies pour y faire face. Nous devons réfléchir à la manière dont ils peuvent élaborer leur expérience personnelle pour devenir eux-mêmes plus résistants à l’abus d’alcool. L’alcoolisme dans la famille demeure cependant un sujet tabou. Ainsi, lorsqu’un garçon doit aller chercher son père dans un bistrot un soir sur deux et le prier, au nom de sa mère, de rentrer enfin à la maison, on ne parle pas de dépendance. La consommation est banalisée, voire niée. «Mais ce n’est pas grave d’étancher sa soif de temps à autre!» ou: «Je sais toujours exactement quand je dois m’arrêter». Vis-à-vis de l’extérieur surtout, il est rare que l’on reconnaisse que le père ou la mère a un problème d’alcool. En conséquence, les enfants ont honte de parler de la consommation excessive de l’un de leurs parents. C’est également par loyauté qu’ils n’osent pas parler de ce qu’ils vivent chez eux, ne voulant pas dénoncer leur père ou leur mère. Le risque est que, plus tard, ces enfants aient aussi recours à l’alcool pour résoudre des problèmes personnels, puisqu’on leur a fait croire qu’il est normal d’agir ainsi.
Il est difficile d’apporter de l’aide à ces enfants. On manque en effet de moyens permettant de les soutenir individuellement et le caractère tabou de la situation les empêche de chercher de l’aide auprès d’un-e spécialiste. Les groupes représentent une solution; ils permettent aux enfants vivant dans des familles touchées par l’alcool de parler, une fois par semaine, de leurs problèmes, de leurs peurs, de leurs questions et de leur vécu avec des camarades vivant des situations semblables. Le service de conseil en éducation du canton de Berne et l’Institut de gestion des conflits et de mythodrame à Zurich proposent de tels groupes en collaboration avec la Croix-Bleue (www.ikm.ch). Ces groupes sont animés par un psychologue et deux co-animateurs et placés sous la responsabilité de l’auteur. Les enfants et adolescents concernés se réunissent une fois par semaine avec une dizaine de camarades. Les séances se déroulent selon un rituel codifié. Après les salutations d’usage, les enfants pratiquent quelques jeux, puis ils écoutent une histoire. Celle-ci reflète les sujets de préoccupation et les problèmes qui peuvent être les leurs: sentiments de culpabilité, violences subies, préjugés concernant la consommation d’alcool ou tensions entre les parents. On a recours à cette méthode indirecte, parce que les enfants et les adolescents n’expriment généralement pas leurs préoccupations et leurs souhaits de manière spontanée. Les aborder de front les mettrait donc mal à l’aise. A travers les histoires, ils ont en revanche la possibilité de les associer librement à leurs soucis et leurs problèmes et d’en faire part au groupe. Une histoire fournit des images et des métaphores qui leur permettent de donner forme à leurs préoccupations. La fin de l’histoire ne leur est pas racontée, c’est à eux de l’imaginer. Ensuite, ils la dessinent ou la jouent, individuellement ou en sous-groupe. Les enfants et les adolescents expriment ainsi, sans le savoir, leur propre situation et en livrent les clés. Tout en jouant, l’enfant exprime peu à peu ce qui le préoccupe. Les animateurs du groupe tentent de mettre en relation les dessins, les scènes jouées ou les autres formes d’expression avec la situation réelle que vit l’enfant. Si celui-ci a dessiné un monstre s’approchant de sa maison, l’animatrice ou l’animateur lui demande s’il a parfois peur quand il est à la maison. Les animateurs/trices s’efforcent d’aider les enfants en leur permettant de reconnaître leurs peurs et leurs problèmes et de développer leurs propres stratégies de défense. Mais il appartient toujours aux enfants eux-mêmes de décider de quoi ils entendent parler et de leur façon personnelle de tenter de résoudre leurs problèmes.
Les expériences que nous avons réalisées jusqu’à présent sont impressionnantes. Alors que la plupart des enfants et des adolescents se montrent d’emblée sceptiques ou font savoir qu’ils n’ont pas envie de participer à un tel groupe «psy», la plupart d’entre eux finissent par venir avec plaisir aux séances. Ils y font l’expérience du grand soulagement que procure l’échange d’expériences et de soucis semblables. Avant tout, ils se sentent compris par les membres du groupe qui vivent des expériences analogues à la leur. Lorsqu’une fille s’aperçoit qu’une autre fille du même âge a elle aussi peur de son père ou se fait du souci pour la place de travail de celui-ci, les langues se délient.
L’enfant concerné n’a alors plus l’impression d’être à part et ose faire part de ses expériences personnelles. En discutant ensemble, les enfants ou les adolescents trouvent ainsi souvent des stratégies leur permettant de mieux gérer leur situation personnelle. Comment me comporter quand mon père se met à insulter tout le monde? Faut-il que je m’enferme dans ma chambre, que je me réfugie chez la voisine ou que je fasse semblant de l’ignorer?
Le groupe a pour autre avantage de corriger des représentations erronées ou imaginaires concernant la consommation d’alcool. Beaucoup d’enfants pensent en effet qu’il est normal de boire une bouteille de vin par jour ou de boire son premier verre à onze heures du matin, car la consommation d’alcool qu’ils observent chez eux leur sert de norme. En participant au travail de groupe, ils se rendent compte qu’il serait en fait normal de boire moins d’alcool.
Dans les groupes que nous organisons à Berne, à Zurich et à Thoune, nous nous sommes rendu compte que les enfants ont un besoin énorme de parler de la consommation d’alcool de leurs parents. Dans tous ces groupes, ils ont en outre développé un profond sentiment de solidarité et se sont montrés heureux d’avoir trouvé un lieu pour exprimer leurs problèmes et leurs souhaits. Des amitiés se sont ainsi nouées, des numéros de téléphone échangés. Quant aux animateurs, ils ont été impressionnés par la volonté des enfants et des adolescents de s’entraider et par leur capacité à faire preuve d’un optimisme croissant.