décembre 2023
Marina Delgrande Jordan (Addiction Suisse)
Depuis 1986, l’étude internationale Health Behaviour in School-aged Children (HBSC) permet de suivre tous les quatre ans en Suisse les développements de la santé des élèves de 7e à 11e années HarmoS et des comportements qui l’influencent 1. En 2022, 74,2% des 857 classes sélectionnées au hasard ont rempli le questionnaire standardisé de l’enquête, ce qui donne un échantillon national représentatif de 9’345 élèves de 11 à 15 ans (dont 1’701 15 ans).
Les jeunes ont notamment été invités à se livrer, sur une base volontaire et avec le consentement de leurs parents, au sujet de leur santé et de leur bien-être 2 ainsi que sur leur consommation de substances psychoactives 3. Il s’agit dès lors de leurs propres ressentis et expériences.
La santé physique et psychique et le bien-être des jeunes adolescents sont des facteurs essentiels de leur développement psychosocial. En même temps, la majeure partie des maladies psychiques apparaissent durant l’enfance et l’adolescence 4 et celles-ci persistent souvent jusqu’à l’âge adulte si elles ne sont pas repérées et traitées suffisamment tôt. À cela s’ajoute que le remodelage progressif du cerveau ayant cours à la puberté – et qui se termine vers l’âge de 25 ans seulement – le rend plus vulnérable aux effets toxiques des substances psychoactives que celui des adultes. Heureusement, l’adolescence constitue aussi une fenêtre d’opportunités pour des interventions préventives ou de promotion de la santé puisque les habitudes développées durant cette période tendent à se maintenir à long terme.
En 2022, parmi les 15 ans, 89% de garçons et 73% des filles évaluaient leur santé comme bonne à excellente et respectivement 59% et 34% estimaient leur vie très satisfaisante (Figure I). De plus, 37% des garçons et 69% des filles avaient ressenti plusieurs fois par semaine dans les six derniers mois au moins deux symptômes psychoaffectifs (fatigue, irritabilité, nervosité, tristesse, colère, anxiété et difficultés à s’endormir) et respectivement 8% et 28% avaient souffert d’au moins deux douleurs physiques (tête, dos, ventre) à cette fréquence. Or, ces symptômes récurrents ou chroniques peuvent affecter sensiblement le bien-être, la vie sociale et la scolarité des jeunes concernés. Enfin, 30% des garçons et 52% des filles de 15 ans se sentaient assez ou très stressés par le travail scolaire. Ces résultats représentent de nettes péjorations par rapport à 2018, surtout chez les filles, alors que ces différents paramètres étaient restés relativement stables depuis une vingtaine d’années. Des premiers signes de détérioration avaient toutefois été observés en 2018 déjà chez les filles, ce qui indique que cette évolution défavorable n’est pas le seul fait de la pandémie de COVID-19, même si cette dernière y a sans doute contribué pour la majeure partie.
Figure I : Evolution de la santé et du bien-être chez les 15 ans (HBSC)
Remarques: * Échelons 8 à 10 sur une échelle de satisfaction graduée de 0 à 10 ; ** Plusieurs fois par semaine ou chaque jour dans les six derniers mois (maux de tête, maux de ventre, maux de dos) ; *** Plusieurs fois par semaine ou chaque jour dans les six derniers mois (fatigue, irritabilité, nervosité, tristesse, colère, anxiété et difficultés à s’endormir) ;*
Interrogés sur les conséquences de la pandémie de COVID-19, 13% des garçons et 33% des filles de 15 ans étaient plutôt d’accord ou d’accord qu’en raison de la pandémie ils et elles s’étaient sentis la plupart du temps déprimés ou désespérés et respectivement 9% et 24% très anxieux et nerveux. Parmi les 15 ans ayant fait état de ces ressentis, 36% des garçons et 50% des filles avaient demandé de l’aide à leurs famille ou amis et respectivement 25% et 32% avaient cherché un soutien professionnel (directement ou par l’entremise de leurs parents). Certains y ont néanmoins vu des conséquences positives (nouveaux hobbies/intérêts, meilleure gestion des émotions/difficultés).
En 2022, 43% des garçons et autant de filles de 15 ans avaient consommé de l’alcool dans les 30 derniers jours. Comparé à 2018, cela paraît un peu plus chez les filles et un peu moins chez les garçons, si bien que la différence selon le sexe/genre s’est estompée. Environ 2% des 15 ans avaient bu de l’alcool de manière fréquente (≥ 10 jours dans les 30 derniers jours ; Figure II), tandis que la consommation quotidienne était quasi inexistante à cet âge. S’agissant des excès ponctuels d’alcool, 25% des garçons et 23% des filles avaient bu au moins une fois dans les 30 derniers jours cinq boissons alcooliques ou plus lors d’une même occasion (dans un court laps de temps), valeurs assez stables depuis 2014.
La même année, 14% des garçons et 17% des filles de 15 ans avaient consommé la cigarette conventionnelle dans les 30 derniers jours, soit des valeurs comparables à celles de 2018. L’usage fréquent concernait environ 6% des 15 ans et l’usage quotidien environ 3%.
Toujours en 2022, 12% des garçons et 8% des filles de 15 ans avaient consommé du cannabis illégal 5 dans les 30 derniers jours, soit là encore des valeurs proches de celles de 2018. La part des 15 ans qui a consommé fréquemment cette substance dans les 30 derniers jours est d’environ 2% chez les filles et 3% chez les garçons. La consommation quotidienne est quasi inexistante à cet âge.
Ainsi, l’image générale qui se dessine en 2022 pour l’alcool, la cigarette conventionnelle et le cannabis illégal ne se distingue guère de celle qui prévalait quatre ans plus tôt. Ceci contraste avec l’étude EnCLASS réalisée en France en 2021 6 , qui montre un recul des consommations dans les 30 derniers jours pour ces trois produits chez les 15 ans 7 par rapport à 2018, confirmant ainsi une tendance qui remonte à plusieurs années déjà dans ce pays.
Figure II : Évolution de la consommation fréquente de substances psychoactives ( ≥10 jours dans les 30 derniers jours) chez les 15 ans (HBSC)
La situation est bien différente pour les autres produits du tabac et/ou de la nicotine, puisque la consommation dans les 30 derniers jours de l’e-cigarette, des produits du tabac à chauffer (G : 4%; F : 3%) et du snus (G : 13%; F : 6%) accuse une forte hausse en 2022 chez les 15 ans, surtout chez les filles. La pipe à eau (G : 9%; F : 5%) est en revanche à la baisse.
Dans le détail, en 2022 25% des garçons et autant de filles de 15 ans avaient utilisé l’e-cigarette dans les 30 derniers jours. L’usage fréquent (≥ 10 jours dans les 30 derniers jours ; Figure II) concerne environ 7% des 15 ans et l’usage quotidien environ 2%. L’usage fréquent de l’e-cigarette s’est aussi fortement accru, surtout chez les filles.
Ainsi retiendra-t-on que la consommation de la cigarette conventionnelle ne cède pas de terrain entre 2018 et 2022 alors que l’utilisation de l’e-cigarette et des produits du tabac à chauffer en gagne. Au total, ce sont pas moins de 10% des garçons et 11% des filles de 15 ans qui ont consommé de manière fréquente au moins un de ces trois produits dans les 30 derniers jours en 2022, ce qui représente une nette hausse chez les filles (2018: G: 10%; F: 6%).
Les résultats de l’étude HBSC ont permis de mettre en évidence une nette péjoration de la santé psychique et du bien-être des jeunes de 15 ans, tout particulièrement chez les filles. Et si le fait que les filles affichent des valeurs de santé psychique inférieures à celles des garçons n’est pas nouveau, cet écart s’est nettement creusé en 2022. Ces constats reflètent ce qui a été observé au sein du réseau de recherche international HBSC, où la santé psychique et le bien-être des 15 ans s’est détériorée dans la plupart des pays participant à l’étude, surtout celle des filles 8.
On pouvait craindre que la pandémie ait impacté à la hausse les consommations de substances psychoactives. Cette crainte se fondait sur le fait que si les jeunes consomment des substances psychoactives essentiellement dans des moments collectifs de fête et de partage, certains peuvent y recourir à des fins de gestion du stress et des émotions négatives. Or, les résultats de l’étude HBSC 2022 montrent que, dans son ensemble, la consommation d’alcool, de la cigarette conventionnelle et de cannabis illégal est restée assez stable chez les 15 ans, tandis que celle de l’e-cigarette, du snus et des produits du tabac à chauffer a augmenté, de façon très marquée chez les filles. En conséquence, les filles ont rejoint les garçons pour ces produits, mais l’on n’a globalement pas assisté à une augmentation générale des consommations de substances psychoactives à cet âge.
Il faut à présent espérer que la prochaine enquête HBSC, en 2026, enregistrera une amélioration sur le plan de la santé psychique, même s’il faut s’attendre à ce que les effets de la pandémie pèsent encore longtemps sur celle-ci. Et il faut aussi espérer qu’il n’y aura finalement pas, en décalage dans le temps, une hausse des consommations de substances.
Dans l’immédiat, les besoins en promotion de la santé psychique sont particulièrement élevés et le repérage des problèmes au stade le plus précoce possible s’avère essentiel afin d’éviter une évolution vers une forme sévère. Dans cette optique, les filles devront recevoir une attention particulière. Les mesures générales de promotion de la santé psychique devraient bénéficier aussi à la prévention des addictions, pour laquelle des efforts de régulation supplémentaires (notamment réduction de l’accessibilité et de l’attractivité des produits) sont indispensables pour retarder l’âge d’initiation et éviter l’installation dans un usage régulier. Enfin, les jeunes confrontés à des difficultés psychiques et des problèmes d’addiction devraient avoir un accès aussi aisé que possible à des offres de soutien adaptées à leurs besoins.