décembre 2023
Jean-Julien Rappo (Association Argos)
« L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. »1 Georges Bernanos
« Excludere, c’est mettre au dehors, empêcher de rentrer (tout comme « inclure », c’est empêcher de sortir). »2 Jean Furtos
Depuis l’émergence du modèle bio-psycho-social, nous connaissons l’incidence des déterminants sociaux sur les conduites addictives. Dans un monde traversé par une accélération des mutations sociales, économiques, culturelles, technologiques et environnementales, nous devons repenser les dispositifs de soins en faveur des personnes confrontées à des problématiques d’addictions, afin de garantir des réponses qui soient au plus près de leurs besoins et de leurs réalités. L’actualité genevoise récente concernant le phénomène du crack met notamment en lumière la nécessité de développer de nouveaux dispositifs, dans une logique de coopération qui engage l’ensemble des acteurs des quatre piliers.
Loin de la question du monde d’après et du monde d’avant, force est de constater que dans notre champ professionnel, nous sommes dans le continuum d’une réalité sociale préexistante à la période pandémique. Si la pandémie que nous avons traversée a pu être un révélateur voire un accélérateur des inégalités sociales, les composantes structurelles induites par les logiques néolibérales de nos sociétés contemporaines continuent à générer les mêmes effets qu’auparavant. Les situations de vulnérabilité augmentent et conduisent un nombre croissant d’individus à un processus de rupture et de désaffiliation sociale 3. La question de l’inscription sociale des personnes accompagnées est plus que jamais un enjeu d’actualité qui se doit être au centre de nos préoccupations et de nos réflexions. Il est nécessaire de replacer la réalité sociale des personnes confrontées à des problématiques d’addiction dans un contexte sociétal plus large car « le risque demeure de rester sur une logique individuelle et de faire porter à l’individu la responsabilité de son mal être, en oubliant que les conditions économiques et sociales ont un impact fondamental sur la souffrance psychique » 4.
Les personnes accueillies dans nos dispositifs résidentiels constituent la partie la plus précarisée et la plus vulnérable des personnes ayant un statut de séjour légal et présentant des troubles de l’addiction. Les personnes avec davantage de ressources se tournent majoritairement vers les dispositifs de soins ambulatoires et les institutions résidentielles accueillent les situations les plus péjorées sur le plan bio-psycho-social dont la nécessité première est bien souvent celle de pouvoir accéder à un toit. Depuis une dizaine d’années, nous constatons une chronicité dans les parcours d’addiction, une précarisation croissante des publics accueillis et une augmentation significative des co-occurrences des troubles addictifs, somatiques et psychiques.
La question de la précarité ne peut se réduire à une définition de limitation de ressources financières, elle englobe plusieurs facteurs de vulnérabilité, de fragilité et d’insécurité. La précarité de nos publics se caractérise principalement par la fragilité des situations, avec un manque croissant de perspectives d’avenir positives. Dès lors, les personnes que nous recevons dans nos structures se trouvent bien trop souvent dans un risque d’exclusion sociale endémique qui les conduit à une forme de désespérance.
L’accès au logement est un enjeu majeur dans le processus de rétablissement des personnes concernées. Le canton de Genève connaît une crise du logement locatif depuis de nombreuses années. Cette situation impacte défavorablement les parcours de soin, dans une absence de perspective de sortie en termes de solutions d’hébergement pérennes. Les bailleurs sociaux et les dispositifs étatiques sont submergés par les demandes de logement. Ces demandes proviennent majoritairement de familles et de personnes salariées disposant de revenus modestes et qui peinent à accéder à la location, compte tenu du prix élevé des loyers. La situation est telle qu’il faut actuellement compter une période d’attente de six à sept ans pour une personne seule, avant d’accéder à un logement social. Les situations de surendettement concernent l’ensemble des personnes qui s’adressent à nous ce qui complique encore davantage la possibilité d’obtenir un appartement. Dans une perspective de « postcure », cette absence de solutions d’hébergement compromet fortement les chances de stabiliser les situations hors du résidentiel.
Autre conséquence, les personnes qui disposent d’un logement et qui auraient besoin d’un accompagnement de longue durée hésitent à entrer en résidentiel ou ne s’adressent à nous que pour des séjours de courte durée. Le renoncement à un logement au profit d’une démarche de soin en résidentiel est impensable au regard des éléments susmentionnés.
Pourtant, la question de l’hébergement, du toit et de la mise à l’abri est un enjeu central qui constitue une première étape, préalable indispensable, à toute démarche de soin. La période de confinement que nous avons vécue récemment a d’ailleurs démontré la plus-value de la mise en place de dispositifs d’hébergements d’urgence, ouverts hors période hivernale, sur la qualité de vie des personnes souffrant d’addiction, sans domicile. La santé somatique et psychique de ce public s’est temporairement améliorée permettant de facto d’envisager les prémices d’un processus de rétablissement.
Pendant plusieurs décennies, l’approche thérapeutique des structures résidentielles spécialisées en addiction était fondée sur une dynamique collective et communautaire dans laquelle la dimension groupale était pensée comme un élément central du traitement, permettant à la personne de se confronter « à l’autre » dans un processus de socialisation et d’altérité émancipatrice. Le groupe de pairs était à la fois soutenant et confrontant, permettant l’inscription dans un groupe d’appartenance thérapeutique et solidaire. L’augmentation des troubles psychiques chez les personnes accueillies dans nos résidentiels vient mettre à l’épreuve l’organisation et la limite de nos dispositifs. L’expression des symptômes comportementaux liés aux pathologies psychiatriques met fortement à mal la notion de « vivre ensemble », dans des espaces institutionnels encore organisés et pensés autour d’une approche collective. La recrudescence des troubles du comportement sont sources de conflits dans les dynamiques de groupe et demandent une régulation quotidienne de la part des professionnel·le·s, parfois au détriment d’un accompagnement individualisé. Cette situation confronte les équipes aux limites de l’intervention sociale. Lorsque l’expression des symptômes – en l’absence d’un épisode de décompensation – nécessite une prise en charge spécialisée et nous empêche d’envisager la poursuite d’un accompagnement résidentiel, nous sommes trop souvent dans la difficulté de trouver des relais vers d’autres structures.
Aujourd’hui, la prévalence des troubles psychiques induit une modification des cadres de références, des outils et des pratiques de terrain qui nous obligent à revisiter et à réadapter nos postures d’accompagnement. Les troubles psychiques sont en nette augmentation et nécessitent un rapprochement entre le champ du travail social et celui de la psychiatrie, afin de développer des pratiques interdisciplinaires garantissant une approche globale des situations. En l’absence de dispositif genevois proposant une approche intégrée, il est nécessaire d’œuvrer conjointement au renforcement d’une approche parallèle dans l’accompagnement et le traitement des troubles psychiatriques et addictifs.
Si la réalité actuelle questionne la limite des champs d’intervention, il semble urgent de renforcer un travail en réseau qui permette de rapprocher le travail social et la psychiatrie, dans une logique de partenariat, afin d’assurer une meilleure continuité des soins et de sortir d’une dichotomie dans laquelle certains bénéficiaires semblent trop addictés pour le champ de la psychiatrie et trop atteint dans leur santé mentale pour le champ du travail social. Sans une réflexion sur le développement de synergies visant à une meilleure coordination entre les soins aigus et le résidentiel, le risque est grand de voir le travail social se cantonner à une logique gestionnaire des problématiques sociales et sanitaires.
Si la majeure partie des institutions spécialisées dans le traitement des addictions ont opéré une rupture avec le paradigme de la guérison basée sur l’abstinence – au profit du modèle du rétablissement qui se centre principalement sur la capacité des personnes à vivre une vie riche et pleine malgré la persistance des troubles – cela suppose une redéfinition de nos concepts d’interventions et un travail conséquent sur l’évolution des postures professionnelles. Dans l’approche pragmatique qui caractérise la politique des quatre piliers, nous devons continuer d’adapter nos dispositifs afin de défendre l’accompagnement et l’accueil des personnes les plus vulnérables. La dégradation des conditions de vie des personnes confrontées à des problématiques d’addiction implique de redéfinir l’accessibilité aux structures résidentielles dans une logique de seuils adaptés et de poursuivre le développement de dispositifs de type « housing first », dans une démarche de réduction des risques et des méfaits, avec pour objectif principal la stabilisation et l’amélioration de la qualité de vie des personnes accueillies sur le plan bio-psycho-social. Cela permet peut-être d’envisager une relation d’aide qui s’appuie sur le concept du « Care » 5 dans lequel le lien est au cœur de l’intervention induisant une éthique de la relation qui met la vulnérabilité, la dépendance et l’interdépendance au centre de la relation soignant-soigné. Pour reprendre les propos de Jean-Pierre Couteron, « Il faut penser le soin, la réduction des risques au-delà du médicament, de la distribution de matériel stérile, comme un engagement, un réengagement dans un processus créateur. » 4.
Ce changement de paradigme remet en question l’idée même d’un travail social à visée transformatrice, au profit d’une approche palliative 6 dans laquelle le lien et la relation sont les garants d’une insertion relative. Il modifie considérablement le rôle, la fonction et l’identité professionnelle des intervenant·e·s, les engageant à sortir d’une approche « centrée problème » au profit d’approches « centrées ressources », présupposant l’acquisition, le développement et l’élaboration de nouveaux référentiels et de nouvelles compétences.
La santé mentale est un enjeu collectif majeur qui engage également fortement la responsabilité des décideurs et des financeurs dans la nécessité de fournir les moyens, financiers, matériels et humains à la hauteur des enjeux et des défis actuels, pour permettre aux dispositifs spécialisés dans le traitement des addictions de se réinventer et d’innover afin de continuer de garantir des prestations de qualité dans une vision écologique des addictions.
« La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi » 7 Paul Ricoeur.
1953.[↑]