décembre 2023
Oriana Brücker par Camille Robert et Ann Tharin (GREA)
GREA : Pouvez-vous vous présenter ?
Oriana Brücker : J’ai une formation en philosophie que j’ai réalisée à l’Université de Lausanne et l’Université de Genève. Après ces premières études, j’ai travaillé comme rédactrice parlementaire aux Chambres fédérales à Berne et il est vrai que cette expérience professionnelle m’a donné le goût de la politique, que j’ai retrouvée quelques années après. Mon engagement politique est assez récent, cela fait trois ans que je suis élue au Conseil municipal de la Ville de Genève. J’apprécie particulièrement ce mandat électif et j’ai souhaité poursuivre ; j’ai ensuite été élue en mai de cette année comme députée suppléante au Grand Conseil du Canton de Genève. Voilà pour mes casquettes politiques ! En ce qui concerne mes activités professionnelles, je suis formatrice en éthique. J’interviens dans plusieurs hautes écoles en travail social et gestion dans différents cantons. J’exerce également comme philosophe praticienne : il s’agit d’amener une forme de consultation ou de supervision d’équipe avec une approche philosophique.
GREA : Comment définiriez-vous la notion d’éthique ?
Oriana Brücker : Une réflexion éthique est une réflexion qui porte au sens large du terme sur le comportement, l’action. Étymologiquement, « éthique » vient du mot grec ethos qui veut justement dire façon de faire, manière d’être, conduite. « Comment faire pour bien faire ? » est le titre d’un ouvrage du théologien genevois Éric Fuchs et cette question résume bien ce qu’est l’éthique, car elle renvoie à l’idée du questionnement sur le sens moral de l’action. Une autre définition de l’éthique et qui est également très appréciée par les professionnel·le·s spécialisé·e·s dans l’accompagnement des personnes en situation d’addiction est la définition proposée par Paul Ricoeur : l’éthique est la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes. La plupart du temps, les professionnel·le·s des addictions ont à faire avec des situations qui questionnent l’humanité et la dignité des personnes, mais également l’équité des institutions, de leurs règles et des procédures à suivre.
GREA : Pouvez-vous donner un exemple d’outil éthique que vous proposez pour penser les situations complexes dont font part les professionnel·le·s ?
Oriana Brücker : Un concept tout simple, issu de la bioéthique et qui permet de mettre en mouvement la pensée et de questionner l’action, est celui des quatre principes de l’éthique médicale. Tout soignant est invité à orienter son action sur la base des principes éthiques de l’autonomie (1), de la bienfaisance (2), de la non-malfaisance (3) et de la justice (4). Quand on leur présente ces quatre principes de l’éthique médicale, les professionnel·le·s de terrain, qui sont des expert·e·s dans l’accompagnement de personnes en situation d’addiction, réagissent parfois avec conviction en présentant des situations où la dépendance de l’usager et de l’usagère met à mal leur respect de ces principes. Parfois l’autodestruction du patient est telle, que le soin est impossible et le seul respect de son autonomie devient acte de soin, acte bienfaisant. Avec les outils éthiques, les professionnel·le·s parviennent à mettre des mots sur des situations paradoxales. Ceci les aide à construire une posture professionnelle qui est peut-être un peu plus humaine, ou en tout cas animée de vigilance.
GREA : Dans ce numéro de Dépendances, nous avons vu qu’en raison de l’évolution du profil des usagères et usagers de drogues, qui se précarisent et se psychiatrisent, la nature du travail social évolue vers une approche palliative. Pour les professionnel·le·s, il s’agit plus d’être dans cette posture d’accompagnement que dans la transformation des parcours de vie. Pensez-vous qu’il s’agit-là d’une diversification des finalités du travail social ? Il y aurait moins de pression pour l’insertion à tout prix ?
Oriana Brücker : Cette évolution correspond à ce que je remarque sur le terrain et elle ne signifie pas du tout qu’il y a une démission de leur engagement professionnel, au contraire. Il faut dire que l’addiction met en échec toute la société, la ville au sens large du terme : les quartiers, leurs habitant·e·s, l’autorité judiciaire, les soignant·e·s, les usagères et usagers et leurs proches. Comment tenir ensemble malgré ces mises en échec ? Là où on ne voit que la destruction des liens, comment intervenir ? Très souvent j’ai entendu les professionnel·le·s affirmer que leur rôle principal était d’abord d’être présent, de se tenir à disposition, d’être là. Cette présence qui semble s’approcher de l’idéal de l’hospitalité infinie de Jacques Derrida, cet accueil inconditionnel, est souvent le dernier lien de l’usagère ou de l’usager avec l’humanité de l’autre et donc aussi avec la sienne propre.
Avec le regard de l’éthique, on prend le temps pour se poser des questions de fonds sur le sens de l’action, mais aussi sur ce que cela veut dire que d’être humain, sur notre vision d’une vie bonne pour soi, avec et pour autrui et pour une société qui soit plus juste – pour revenir à la définition de Paul Ricoeur.
GREA : Comment tendre vers une société plus juste ? Avec vos différentes casquettes de philosophe et de politicienne, quel combat vous tient particulièrement à cœur ?
Oriana Brücker : Il me semble qu’une des priorités actuelles est celle de parler de la santé mentale de la population. C’est d’abord un travail de visibilisation et de déstigmatisation des personnes qui connaissent la souffrance psychique qui doit être fait. Selon l’OMS, la moitié de la population mondiale est destinée à connaître la souffrance psychique au moins une fois au cours de sa vie. En Suisse, on remarque aussi que plus que la moitié de rentes AI concerne des personnes avec souffrance psychique. Malgré ces chiffres importants, on ne parle pas suffisamment de cette réalité, ni au niveau social ni au niveau politique et on continue de stigmatiser les personnes qui reçoivent un diagnostic psychiatrique.
Ceci est d’autant plus nécessaire que sur le terrain, les professionnel·le·s constatent une dégradation de la santé mentale de leurs publics et une psychiatrisation d’une partie de la population. Cela concerne autant les professionnel·le·s du travail social, de l’enseignement, de l’éducation ou de la pharmacie. Ces professionnel·le·s sont en demande de formation continue mais aussi d’une plus forte thématisation de ces sujets dans l’espace public et par le politique. Certains pays en Europe et notamment dans le monde anglo-saxon, ont intégré le facteur de la santé mentale dans leurs décisions politiques : lorsqu’il s’agit de prendre des décisions sur le logement, l’urbanisme et les budgets, les politicien·ne·s s’interrogent sur les conséquences de leurs décisions sur la santé mentale et psychique de la population. Et ce réflexe-là, de se sentir responsable pour la qualité de vie de nos concitoyen·ne·s, nous, on ne l’a pas encore.
GREA : Le canton de Genève a passablement été secoué par la problématique du crack, elle-même intimement liée aux questions de santé mentale et de précarité. Comment avez-vous perçu les débats et les réponses politiques qui y sont apportées ?
Oriana Brücker : Les débats au sein du parlement ont été très animés ! Un exemple parlant a été la décision que nous avons dû prendre au niveau de la ville concernant la fermeture d’une cour d’école dans le quartier des Pâquis. Cette cour d’école restait ouverte la nuit et elle était utilisée par les dealers et les consommatrices et consommateurs. De jour terrain de jeu, elle se transformait la nuit en lieu de commercialisation et de consommation de substances. Au petit matin, les employé·e·s de la voirie, les enfants et leurs parents se retrouvaient dans une cour encombrée par des résidus de drogues, des excréments, des seringues, ce qui mettait en péril leur sécurité sanitaire. Le politique se devait de prendre une décision : fermer, ou pas, cette cour d’école. Les différents partis tenaient des positions divergentes et le parlement a longuement débattu avant de finalement décider de fermer la cour pendant la nuit. J’ai trouvé très intéressant d’observer la grande difficulté qu’on a eue, en tant que Parlement, à prendre une décision.
C’est l’éthique qui m’a aidée à mettre des mots sur cette difficulté, en identifiant une tension entre une position fondée sur l’éthique de la responsabilité et une autre fondée sur une éthique de la conviction. Animé·e·s par une éthique de la conviction, certain·e·s parlementaires affirmaient qu’on ne ferme pas une cour d’école pendant la nuit parce qu’une cour est un espace ouvert, conçu et prévu pour être mis à disposition de tous les publics de la ville. Pour elles et eux, fermer une cour d’école, c’est un échec de la société, cela revient à avouer qu’on ne parvient pas à gérer certains espaces d’échanges et de vie nocturne, dont on se défait, qu’on déplace ailleurs, renonçant ainsi à cette forme d’universalité d’accès. De l’autre côté, les parlementaires orienté·e·s vers une éthique de la responsabilité appelaient à se rendre compte des conséquences pragmatiques de nos décisions sur la vie de toute la population. La mise en péril de la santé des enfants, l’inquiétude des parents et des enseignant·e·s, la difficulté à assurer la propreté des espaces sans mettre en danger les employé·e·s de la voirie… Tous ces éléments leur suffisaient pour assumer la responsabilité politique de fermer la cour d’école pendant la nuit. Ces deux formes d’éthique différentes sont entrées en collision pendant les débats et une visée commune de la vie bonne a été difficile à trouver.
GREA : Cela pose la question du vivre-ensemble, de comment on se partage l’espace public et de la place qu’on accepte de laisser ou non aux personnes marginalisées et précaires. Comment concilier cela et tenter de satisfaire tout le monde ?
Oriana Brücker : Peut-être grâce à l’écoute de toutes les parties ? Et à la présence attentive des professionnel·le·s ? Le Conseil municipal de la Ville de Genève a reçu plusieurs pétitions de riverains, d’habitant·e·s, qui demandent à la Ville d’intervenir parce que leur qualité de vie s’est fortement dégradée à cause de la présence de dealers et de consommatrices et consommateurs de drogues dans leur quartier. Auditionner ces pétitionnaires est toujours très formateur. D’une part, ces personnes nous racontent des expériences parfois très dures qu’elles ont subies : des agressions, du deal dans le hall de leur immeuble, des mises en danger d’enfants… Elles expriment leur peur de rentrer et de sortir de chez elles. En même temps, on entend les mêmes personnes nous dire que ce n’est pas une attitude répressive qui peut résoudre le problème. La police est régulièrement appelée et elle ne peut pas changer le problème de fonds.
Au niveau politique, nous avons compris que ce qu’il nous manque, ce sont des gens formés, qui puissent écouter et discuter avec toutes les parties. En Ville de Genève, il nous manque des travailleurs et travailleuses sociales hors mur, des pair·e·s praticien·ne·s en santé mentale et en addictions, des personnes qui soient capables de discuter avec tout le monde et expliquer les besoins des uns et autres. C’est le lien avec l’humanité qui est mis à mal avec la dépendance. Il nous manque des personnes qui soient présentes, avec écoute et bien-veillance, pour jouer un rôle de médiation.
Alors évidemment ce n’est pas la seule et unique solution ! Je pense qu’il faut faire preuve d’une grande humilité en ce qui concerne les problèmes de drogues dans la société. Qui peut prétendre avoir la solution qui va résoudre le problème du jour au lendemain ? Quand on écoute les citoyen·ne·s relater leurs expériences de violence, de peur, on se rend compte que le maillon faible est celui du lien et qu’il pourrait être renforcé par davantage de professionnel·le·s du social, ainsi que de pair·e·s en santé mentale. La sécurité est l’une des missions régaliennes d’un État. Mais l’intervention policière ne peut pas réparer les liens brisés. Dans certains quartiers de Genève, des habitant·e·s arrivent à vivre avec les consommateurs, consommatrices et les dealers. Je pense que le politique a aussi la responsabilité d’entendre et comprendre les différentes formes de liens qui font partie de la vie d’un quartier, non pas pour diminuer la gravité de certaines situations, mais afin de se rappeler que l’être humain, l’individu en chair et en os, qui vit dans la ville, est une source créative de solutions et le premier maillon du vivre-ensemble.
GREA : Merci pour cet entretien.