décembre 2023
Jean-Michel Delile (Fédération Addictions)
Si lors de la naissance de la psychiatrie scientifique au XIXème siècle, le rôle du milieu et des conditions sociales d’existence dans l’émergence des pathologies mentales et addictives avait été clairement identifié, cette vision holistique, bio-psychosociale, céda peu à peu le pas à des représentations réductionnistes purement « intrapsychiques » avec la psychanalyse ou « biomoléculaires » avec la « psychiatrie biologique » de la fin du XXe siècle. C’est à cette époque que, devant les résultats décevants de l’approche exclusivement génético-moléculaire promue lors de la « décennie du cerveau » lancée aux USA dans les années 1990 et l’évidence des inégalités sociales de santé, un regain d’intérêt s’est porté vers les déterminants sociaux de santé mentale qui a conduit à l’édition de remarquables documents de synthèse de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) 1 et de l’APA (American Psychiatric Association) 2.
Une dynamique comparable s’est développée dans le champ des addictions où l’évidence du gradient social, dans le domaine du tabagisme par exemple 3, démontre l’importance fondamentale des facteurs sociaux. Si la rencontre avec les objets d’addiction est toujours sociale, la transition de l’usage vers l’addiction est elle-même déterminée non seulement par la génétique mais aussi par des facteurs environnementaux au premier rang desquels les conditions de vie et les événements survenus au début de la vie, pendant la petite enfance 4.
C’est ainsi que l’injustice sociale tue à grande échelle. Dans de nombreuses villes, il suffit de franchir en quelques minutes les limites de certains quartiers pour passer d’un monde à un autre, divergeant par une espérance de vie de dix voire vingt ans. Les humains acceptent une inégalité justifiée et loyale, mais l’évolution les a dotés de capacités à créer une sociabilité sur des bases empathiques 5 et à être sensibles à l’iniquité et à l’injustice. Si bien que la pauvreté, le sentiment de rejet, la perte du contrôle de son existence, l’isolement, la précarité, l’exclusion, l’humiliation, etc. sont autant de facettes d’une détresse qui met en cause les acquis de l’évolution ayant permis les constructions prosociales à la base des coopérations empathiques. Cette détresse entraîne des atteintes graves aux équilibres physiologiques et des troubles physiques et psychiques 2. Les déterminants sociaux de la détresse comptent parmi les « causes des causes » selon la formule de Michael Marmot 6.
En résumé, la discrimination et l’exclusion sociale, les expériences de vies défavorables dès la petite enfance, une éducation négligée, le chômage, le sous-emploi, l’insécurité au travail, l’inégalité des rétributions, la pauvreté, l’isolement et l’absence de voisinage sécurisant, l’insécurité alimentaire, les logements de mauvaise qualité et non sécurisés, l’environnement inquiétant, l’accès inadéquat aux soins médicaux : tous ces facteurs souvent liés constituent l’adversité sociale et sont autant de déterminants sociaux de troubles physiques et mentaux.
Dans ce contexte, la triangulation de fortes corrélations « précarité sociale/troubles mentaux/addictions » est non seulement liée à des origines communes, les causes des causes, mais aussi à leurs interactions péjoratives croisées, dans une dimension bidirectionnelle : les troubles mentaux et les addictions sont des facteurs de précarisation sociale et vice versa, des conditions de vie difficiles particulièrement dans la petite enfance sont facteurs de troubles psychiques et d’addictions.
La moitié environ des troubles mentaux et des addictions au cours de la vie débutent en moyenne vers l’âge de 14 ans et trois-quarts avant 24 ans 4. L’âge médian de début des troubles anxieux et des troubles du contrôle des impulsions est de 11 ans. 90 % des personnes présentant un trouble de l’usage au cours de leur vie ont commencé leur usage pendant l’adolescence. L’émergence de la psychopathologie et des usages de substances pendant l’enfance et l’adolescence altère lourdement les aptitudes scolaires, le niveau d’éducation et donc ultérieurement les opportunités d’emploi, le niveau de revenus, les conditions de logement, etc. Cette précarité venant en retour aggraver l’état de santé de ces personnes et leurs possibilités d’accès aux soins 7.
Ces inégalités sociales de santé ont de plus une dimension spécifique en ce qui concerne les personnes présentant des pathologies mentales ou addictives du fait de leur stigmatisation qui freine d’autant plus leur accès à des soins adaptés. Aux USA, il y a dix fois plus de personnes présentant des pathologies mentales caractérisées en prison qu’en hôpitaux psychiatriques, il en va de même pour les troubles addictifs 8. C’est ainsi que les personnes présentant des troubles mentaux ont une espérance de vie réduite en moyenne de 15 à 20 ans par rapport à la population générale, ce décalage ayant même tendance à s’aggraver ces dernières décennies notamment pour les personnes présentant une schizophrénie 9. Le « social » et le biologique sont inséparablement liés dans leurs interactions.
Comme nous le rappelle Michel le Moal, « la pauvreté, le désavantage social, l’inégalité, sont autant de toxines qui détruisent la cohésion sociale : plus basse est la position, plus profond est l’isolement. Il en est ainsi des travailleurs pauvres et des individus sans emploi. Cette situation affecte la parentalité, l’éducation des enfants mais surtout leurs capacités cognitives, leurs émotions, leur développement global » 10. Il est en effet bien établi que vivre dans la pauvreté, l’insécurité du logement et la précarité accroît considérablement le risque pour les enfants de développer des problèmes dans différents domaines dont la scolarité, la régulation émotionnelle et comportementale et la santé aussi bien physique que mentale, comme les symptômes anxio-dépressifs 11 12. Ces difficultés sont sous-tendues par certains éléments du fonctionnement cognitif comme le traitement de l’information. Or des travaux de neuro-imagerie par IRM ont pu établir en suivant des enfants entre 5 mois et 4 ans que le statut économique et social (SES) de leur famille influençait leur développement cérébral 13. Les enfants vivant dans des milieux précaires présentaient de plus faibles volumes de matière grise (tissu critique pour le traitement de l’information et les fonctions exécutives) au niveau des lobes frontaux et pariétaux. De plus ces enfants avaient une croissance cérébrale plus lente que celle des autres enfants. La pauvreté, ainsi, réduit et ralentit le développement cérébral, ces différences volumétriques étant associées avec l’émergence de problèmes comportementaux disruptifs. Une analyse générale, au plan mondial, de toutes les données de santé disponibles auprès de l’ONU 14 a pu ainsi suggérer que l’association entre la pauvreté pendant l’enfance et les problèmes de santé à l’adolescence était bien de nature causale.
Des travaux récents 4 sont venus encore préciser l’origine de ce lien de corrélation entre la précarité socio-économique de la famille (revenus des parents) et une altération des performances cognitives et de la structure cérébrale (volume et épaisseur du cortex) des enfants sur la base d’un suivi de dix ans (IRM et tests cognitifs). D’autres facteurs, comme le niveau d’éducation des parents, le niveau de pratique des écrans ou l’index de dévalorisation du quartier étaient en effet également corrélés avec des altérations morphologiques et cognitives mais, une fois ajustés au revenu familial, ces facteurs n’avaient que des tailles d’effets négligeables. Le SES de la famille était bien le facteur-clef et les analyses de médiation et de covariance indiquaient que le lien entre le revenu familial et l’épaisseur du cortex était médié par les scores cognitifs, eux-mêmes marqueurs du niveau de stimulation cognitive des enfants. Ces résultats suggèrent que le manque ou les carences de stimulation éducative et de soutien chez les enfants issus de milieux défavorisés, du fait notamment du stress parental lié à la précarité et à l’adversité sociales, pouvaient conduire à ces réductions du volume et de l’épaisseur du cortex. Les auteurs appelaient donc à promouvoir des stratégies d’appui à la parentalité pour favoriser les interactions de stimulation et de soutien des enfants et la qualité de l’éducation.
Mais l’impact cérébral des inégalités sociales de santé ne se limite pas aux seules aires corticales et donc aux fonctions exécutives et aux capacités d’auto-contrôle. Beaucoup de travaux ont également établi un impact de la pauvreté sur l’amygdale et l’hippocampe 15 16, structures-clefs dans les processus d’apprentissage, de mémorisation et de régulation comportementale mais également très sensibles au stress. Les enfants vivant dans un contexte de précarité sociale ont ainsi un volume réduit de l’hippocampe. Ces travaux indiquent aussi que les effets cérébraux de la pauvreté étaient encore plus marqués chez les enfants dont la mère était elle-même stressée et peu disponible. Des études longitudinales 16 visant à préciser par quels mécanismes la pauvreté avait un impact négatif sur le développement cérébral de l’enfant ont pu également confirmer que les effets sur l’hippocampe de l’enfant étaient liés à l’insécurité, aux événements de vie stressants (parents et enfants) et aux capacités parentales à prendre soin de l’enfant (« caregiving », négligence, hostilité). Ces travaux indiquent comment les traumas infantiles et la négligence parentale ont des effets au long cours sur le neurodéveloppement avec un risque accru de développer ultérieurement des troubles mentaux et comment des expériences précoces de négligence ou de maltraitance favorisent également la survenue ultérieure de troubles sévères de l’humeur.
C’est ainsi que l’on a pu parler d’une neuroscience de la pauvreté 17. Il ne s’agit évidemment pas, comme semblaient le redouter certains, de transformer la pauvreté en un trouble mental ou de pathologiser les enfants pauvres mais bien de mieux comprendre comment un contexte économique et social pendant la petite enfance pouvait avoir un effet psychocomportemental durable et nuire au développement de l’individu. Cela a en effet un double-intérêt pragmatique : mieux concevoir et évaluer des actions correctives, d’une part, et développer un plaidoyer d’autres part. Il semble en effet politiquement utile de produire des arguments neuroscientifiques auprès de la population et des décideurs. Comme le disait Pollak 13, « si vous parlez de justice sociale, cela n’intéresse pas vraiment les gens mais si vous dites qu’il s’agit d’un problème biomédical qui affecte le cerveau des enfants et qui altère et retarde leur développement, soudainement tout change dans la conversation. »
D’autant plus qu’il est également établi, ce qui confirme par ailleurs la nature causale de la corrélation, que des programmes publics anti-pauvreté peuvent aider à réduire ces disparités dans le neurodéveloppement et la santé mentale des enfants. Les Etats des USA qui, grâce à des aides financières directes, réduisent le plus l’insécurité sociale des populations vulnérables, ont les meilleurs résultats en matière de réduction des disparités neurodéveloppementales et de santé mentale chez les enfants 9-11 ans. Comme le rappelle David Weissman du laboratoire « Stress et développement » de Harvard 18, « l’association entre la structure du cerveau et un environnement à faible niveau de ressources n’est pas inévitable. Elle peut être corrigée (…). Les cerveaux des enfants sont en plein développement et ont des capacités augmentées de plasticité et d’adaptation à leur environnement », pour le meilleur ou pour le pire. Or un environnement précaire économiquement n’est pas une fatalité. Ces données suggèrent que des politiques et des programmes efficaces pour réduire les inégalités sociales de santé peuvent atteindre directement des enfants vulnérables dans des environnements défavorables et soutenir leur santé mentale.
Une étude en cours 19 « Baby’s First Years » vise dans un essai randomisé à étudier l’impact sur 1’000 jeunes mamans d’un revenu inconditionnel supplémentaire de 333 $/mois (contre 20 $/mois dans le groupe-contrôle) sur la santé et le développement de l’enfant ainsi que sur le fonctionnement familial. Il a été en effet préalablement établi qu’un accroissement de 4000 $/an du revenu familial pendant 2 à 3 ans améliorait fortement le résultat scolaire et le devenir des enfants 20. Ces résultats seront très attendus d’autant plus que les pays, comme la France, bénéficiant d’un bon PIB et de politiques sociales actives ne cessent néanmoins de voir s’accroître relativement les inégalités sociales de santé, les progrès en termes de prévention et de santé étant en effet plus intenses et plus rapides dans les catégories favorisées que dans les populations en difficultés.
En matière de prévention, il ne suffit donc pas de prodiguer de bons conseils de santé, universels, pour qu’ils soient suivis par tout le monde. De même, en matière de soins, on ne peut se limiter aux seules médications pharmaceutiques. Elles ne sauront pas traiter la discrimination sociale, l’humiliation due à la pauvreté, les événements de vie précoces négatifs, l’absence d’éducation, le sous-emploi, le chômage, l’insécurité au travail, l’inégalité des revenus, l’isolement en marge de sa communauté, l’insécurité alimentaire, la mauvaise qualité de l’habitat, l’accès limité (ou impossible) aux soins, la non-maîtrise de l’existence.
Les réponses doivent donc nécessairement être globales, médico-psychosociales et ne pas se limiter à la seule approche médicale. Dans une société bloquée, de moins en moins ouverte et fluide, les aléas pathogènes peuvent se transmettre de génération en génération ; l’enfant naissant dans les milieux défavorisés est déjà handicapé. Les causes des causes ont également une cause : elle est politique, la Cause des causes des causes 21. Sur le plan mondial, les inégalités sociales de santé entre les différents pays, à niveaux de développement comparables, éclairent sur le statut politique d’une nation et l’attention qu’elle prête à l’équité et à la cohésion sociales.
Il est donc nécessaire de penser l’action publique de manière intégrée en cessant de séparer les questions de santé et d’environnement mais aussi les questions sociales et de santé, les questions de santé, de santé mentale et d’addictions. Tout ceci impose d’impliquer de manière intersectorielle un grand nombre d’acteurs des territoires, dans toute leur diversité. Les inégalités sociales de santé sont en effet bien souvent aussi des inégalités territoriales de santé. La complexité socio-écologique des territoires appelle une approche réellement systémique au service de la santé en impliquant l’ensemble des acteurs qui sur la base de leur bonne connaissance des populations les plus vulnérables sur leur territoire permettront d’aller vers elles avec une offre de prévention et de soins adaptée à leurs attentes.
Ecoutons Franck Chauvin : « Nos structures de santé publique locales ne sont pas suffisamment fortes pour développer le « aller vers », ce que j’appelle le « dernier kilomètre » vers les populations les plus éloignées géographiquement, socialement, culturellement, numériquement du système de santé. (…) Pour faire évoluer notre système, la solution la plus efficace est locale. Il faut impliquer les acteurs qui y sont déjà présents. Les collectivités territoriales ont par exemple un rôle majeur à jouer parce qu’elles ont dans leur périmètre de nombreux leviers qui concernent la santé et la prévention (écoles, espaces verts, transports, logement, culture…). »
La santé publique est aussi, sinon surtout, une affaire politique, de politique sociale, économique, familiale, de politiques de l’enfance, du logement, de politiques d’accueil et d’inclusion… Concluons cette introduction avec le grand Rudolf Virchow (1848) : « La médecine est une science sociale et la politique n’est rien d’autre que la médecine à une large échelle (…) Les médecins sont les défenseurs naturels des pauvres et les problèmes sociaux sont, dans une large mesure, de leur ressort. »