décembre 2023
Stéphane Cullati par Camille Robert
Camille Robert : Qu’est-ce qu’une inégalité sociale de santé ?
Stéphane Cullati : Une inégalité sociale de santé désigne le fait que vous soyez potentiellement dans un état de santé différent comparé à une autre personne, et ce indépendamment de votre biologie et de votre héritage génétique. Cette différence est alors liée à des facteurs sociaux, que ce soit la pauvreté ou un faible niveau d’éducation, le fait de vivre dans un quartier résidentiel très exposé à la pollution ou à la violence, etc. L’inégalité sociale de santé désigne le fait qu’on peut connaitre des états de santé très différents en raison de facteurs sociaux et de notre condition de vie, qui sont en fait toujours des facteurs évitables. La pauvreté, par exemple, est un facteur d’inégalité sociale de santé.
Camille Robert : Comment la pauvreté influence-t-elle notre santé mentale ?
Stéphane Cullati : Le fait de se trouver dans une situation de pauvreté crée de l’incertitude et des inquiétudes pour les personnes qui y sont exposées. On ne peut pas se projeter dans le futur, faire des plans, on doit vivre un peu plus au jour le jour et surveiller nos dépenses pour tenir jusqu’à la fin du mois. Cette situation génère de la pression et du stress. Donc plus d’inquiétude et de stress, ça peut déboucher sur des maladies mentales.
Le deuxième facteur d’explication, c’est que les personnes pauvres ont tendance à vivre dans des environnements physiques, au sens large, moins favorables à l’épanouissement et au bien-être. Les quartiers pauvres sont plus souvent exposés à la pollution de l’air et sonore, par exemple proches d’une autoroute ou d’un aéroport, ou dans des quartiers défavorisés avec plus de violence, ce qui peut créer des sentiments d’insécurité. Outre les incertitudes liées à la pauvreté et la fin du mois, vous avez donc plus de risque de vivre dans un environnement moins favorable à l’épanouissement.
Un troisième mécanisme pourrait être lié au fait que la pauvreté est aussi associée à un état de santé physique moins bon. Les personnes qui sont pauvres souffrent plus souvent de douleurs chroniques qui peuvent avoir un impact sur la santé mentale selon le système de santé du pays dans lequel on vit. Le coût pour se soigner peut être très élevé en Suisse. Les gens pauvres ont tendance à choisir les franchises d’assurance les plus élevées, et du coup ils vont moins consulter parce que les premiers 2’500 francs sont à leur charge. Aussi, quand on souffre de douleurs chroniques, on peut essayer de les soulager en s’auto-médiquant ou en consommant des substances, ce qui permet de rester fonctionnel pendant une période, jusqu’au jour où le corps finit par lâcher. Arrive alors un vrai problème de santé physique qui va impacter la santé mentale. Donc pour résumer, la pauvreté est généralement associée à une moins bonne santé physique, plus de problèmes chroniques qui eux vont ensuite impacter notre santé mentale.
Enfin, il y a encore le facteur du statut social : c’est une autre forme de pression qui est liée à notre statut, notre place dans la société. Être pauvre dans une société d’abondance, une société riche comme la Suisse ou un autre pays avec haut niveau de vie, c’est devoir vivre avec le regard des autres. Dans les pays où le niveau de vie est très élevé, les pauvres ont tendance à se cacher, ce qui mine aussi le quotidien. Le statut social est donc un facteur supplémentaire au fardeau : il ajoute de l’anxiété et de la culpabilité, parce qu’on ne peut que difficilement parler de ce que l’on vit et dire qu’on doit compter nos sous.
Camille Robert : À L’inverse, peut-on dire que des difficultés de santé mentale peuvent conduire à une situation de pauvreté ?
Stéphane Cullati : Complètement, on pense que la relation est bidirectionnelle, c’est-à-dire qu’elle va dans les deux sens. Parfois, vous pouvez connaitre une situation tout à fait normale, être heureux et fonctionnel, mais voir un trouble de santé mentale surgir dans votre vie pour diverses raisons. Quand un trouble de santé mentale arrive, il a souvent un impact significatif sur la vie privée et professionnelle. La personne peut perdre en fonctionnalité et quand on n’est plus fonctionnel dans notre société, ça se fait sentir au niveau professionnel et familial : des tensions peuvent émerger. Si on regarde plus du côté professionnel, tout dépend évidemment du trouble de santé mentale, mais c’est souvent associé à une baisse de la productivité. Vous allez peut-être avoir besoin de travailler à temps partiel ou complètement arrêter de travailler selon le domaine. On voit par ce mécanisme qu’il y a un lien assez net qui fait que les personnes avec des troubles de santé mentale peuvent se retrouver dans des situations socio-économiques plus mauvaises.
Si on prend par exemple les personnes qui ont un diagnostic médical de dépression et qui ont entre 45 et 65 ans, plus de la moitié d’entre elles sont hors du marché du travail. La dépression est une maladie qu’on n’arrive pas à soigner complètement. Les personnes dépressives vont vivre avec leur maladie, prendre des médicaments qui les maintiennent un peu à niveau. Mais elles vont connaitre des fluctuations. Certaines n’arrivent pas à retrouver un emploi et une personne sur deux se retrouve hors du marché du travail. Avec l’AI, vous êtes souvent juste au niveau du seuil de la pauvreté, voir en dessous.
Camille Robert : Dans le domaine des addictions, les professionnel·le·s travaillent souvent avec des personnes concernées à la fois par des difficultés liées à la santé mentale et à la pauvreté. Pensez-vous qu’il y a certaines situations et certains mécanismes auxquels il faut prêter particulièrement attention ?
Stéphane Cullati : J’en vois deux : le premier, c’est le mécanisme de l’accumulation des désavantages. J’ai présenté plusieurs situations et mécanismes, mais en fait, ils peuvent s’accumuler chez certaines personnes et quand ils commencent à s’additionner, le risque de tomber dans la pauvreté ou de souffrir de troubles de la santé mentale devient beaucoup plus grand. Je pense qu’on peut identifier sans trop difficultés les gens qui accumulent beaucoup de désavantages. L’exemple typique, c’est la mère qui élève seule ses enfants. Le fait d’être une mère seule conduit souvent à devoir réduire son taux d’activité, voire de devoir complètement arrêter de travailler, ce qui mène à des difficultés financières qui peuvent ensuite générer des dépressions chroniques. On voit donc qu’elle cumule les désavantages.
Un autre mécanisme courant concerne les personnes qui ont été exposées à des expériences traumatisantes durant l’enfance ou l’adolescence. Le fait d’avoir vécu de la négligence parentale ou des situations de violence intra-familiale pendant l’enfance ou l’adolescence représente un grand risque de décrochage scolaire et donc de retrouver ensuite ces personnes dans des situations de pauvreté à l’âge adulte, et donc d’être à risque de trouble de la santé mentale.
Camille Robert : Vous évoquez les expériences traumatisantes durant l’enfance ou le fait de devenir parent célibataire comme situation à risque. Il y a-t-il d’autres moments ou périodes dans la vie lors desquels on est particulièrement vulnérable ?
Stéphane Cullati : De manière générale, en ce qui concerne la santé cognitive, je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il y a de période critique, en fonction de l’âge, lors de laquelle on vivrait un épisode traumatique qui créerait ensuite des effets permanents, une sorte de handicap. Les personnes ont toujours la capacité de remonter. Je pense que le message clé, c’est que l’être humain a une énorme plasticité et une grande capacité de résilience. Et cette résilience est beaucoup plus grande si on lui donne des ressources et de l’aide, à condition que la personne accepte de la prendre. On parle plutôt de périodes sensibles, et l’enfance en est une, parce que ce qu’on y vit influence la santé cognitive tout au long de la vie, jusqu’à la vieillesse. Et donc les différences de santé commencent très tôt dans le parcours de vie. Mais je pense que plus la famille, le système scolaire et les éventuels éducateurs qui interviennent parviennent à stimuler l’enfant, plus la personne va récupérer et on va pouvoir réduire les différences de santé cognitive tout au long de la vie. L’éducation joue un rôle clé dans le chemin entre l’enfance et la santé mentale à l’âge adulte. Maintenir les enfants dans le système scolaire et les accompagner vers une vie professionnelle épanouissante, dans laquelle ils pourront gagner suffisamment leur vie, est un élément clé pour compenser un départ difficile dans la vie.
Camille Robert : Depuis la fin de la pandémie de Covid-19, on parle beaucoup plus de santé mentale, particulièrement chez les jeunes. On traverse également une période de crise économique, avec de l’inflation et les coûts de la vie qui augmentent. De manière générale, comment évaluez-vous l’état de santé mentale de la population suisse aujourd’hui ?
Stéphane Cullati : Concernant l’impact de la pandémie et des mesures de semi-confinement, on attend encore les dernières études de 2022 pour voir si la prévalence des troubles de santé mentale a décroché ou pas. Personnellement, je pense qu’on va rester globalement stable. Il y a effectivement eu une période difficile avec la mise en place de la vaccination, mais petit à petit, la société s’est à nouveau ouverte.
Avant la pandémie, en Suisse, on sait que 90% de la population estimait jouir d’une bonne, voir très bonne qualité de vie et que la majorité de la population se considérait comme heureuse. Donc, concernant les indicateurs de la qualité de vie, on était plutôt bon, comme la plupart des pays européens. Mais le problème avec ces enquêtes, c’est que les personnes qui vivent en EMS ou des institutions spécialisées n’y participent pas, et donc les résultats sont un peu biaisés. Néanmoins, l’Office fédéral de la santé publique estime qu’on a environ 19% de la population qui souffre de troubles mentaux au cours d’une année donnée. Les troubles mentaux les plus courants, c’est la dépression, l’anxiété ou encore la schizophrénie. Mais ce ne sont pas toujours des troubles qui nécessitent des traitements.
Lorsqu’on mesure la prévalence des troubles mentaux dans la population, on procède avec des échelles et une liste de symptômes, par exemple avec des questions du type « à quelle fréquence avez-vous eu tel symptôme au cours des 15 derniers jours ? ». Parfois, les résultats montent jusqu’à 30% de la population qui souffre de symptômes dépressifs, mais ça ne veut pas dire que tout le monde souffre d’une dépression qui nécessiterait un traitement. Il y a des symptômes dépressifs qui sont adaptatifs, c’est-à-dire « normaux » dans une situation donnée. Par exemple, à la suite du décès d’un proche, on va ressentir de la tristesse, se sentir peut-être un peu faible et déprimé, mais ces émotions font partie du mécanisme d’adaptation. On a besoin de les vivre. Ces émotions sont alors temporaires et après, on rebondit. Mais si la personne participe à une enquête sur la santé mentale à ce moment-là, alors il y aura forcément un impact sur le résultat. Finalement, c’est normal de ressentir et de vivre des symptômes dépressifs par moment dans sa vie, surtout lorsqu’on est jeune et en plein développement, entre 16 et 24 ans. On compte 33% de garçons de cet âge avec des symptômes dépressifs et 50% des filles. Mais ces symptômes sont en fait une manifestation normale de leur développement et du mécanisme d’adaptation qui va avec.
C’est pour cette raison que c’est difficile de mesurer l’état de santé mentale de la population générale. Ce qu’il faut retenir, c’est que globalement en termes de qualité de vie et de se sentir heureux, la Suisse est plutôt bien placée, comme la plupart des pays européens. En gros, on compte 20% de la population qui a des troubles mentaux, qui parfois nécessitent un traitement, mais parfois ces troubles sont adaptatifs. Et puis, il faut aussi souligner qu’on peut souffrir de petits troubles chroniques de santé mentale, comme de l’anxiété par exemple, et prendre un traitement qui permet d’avoir une qualité de vie acceptable malgré ces symptômes. Les médicaments peuvent permettre de redevenir fonctionnel, d’avoir une vie de famille, une vie professionnelle et des loisirs. Donc on peut vivre avec. Mais il y a bien sûr toutes les personnes concernées par des troubles beaucoup plus sévères, comme de la schizophrénie, et qui rencontrent des souffrances aigues. Ces phénomènes concernent une petite partie de la population. Pour la population suisse, la prévalence ponctuelle de la schizophrénie est à 0,4%. C’est très bas, mais sur une population de 8 millions d’individus, ça fait quand même plus de 30’000 personnes.
Ainsi, au niveau de la population dans son ensemble, on est plutôt dans une bonne situation. Maintenant, reste à confirmer si le COVID a créé une baisse généralisée de l’état de santé mentale de la population : pour ça, on attend les résultats de l’Enquête suisse sur la santé 2022. Après, parmi la population générale, qui devrait s’en être plutôt bien sortie, il y a évidemment certains groupes vulnérables qui ont plus soufferts de cette pandémie. On peut penser aux personnes qui souffrent d’un COVID long, les personnes qui ont du cesser leurs activités professionnelles et les jeunes. C’est une période de la vie où on a besoin d’être socialement entouré, de voir ses copains, et donc pour eux ça été une période difficile. La grande majorité se relève facilement, mais le jeunes qui étaient déjà vulnérables, avec des traits d’anxiété par exemple, ont plus de peine à se remettre.
Camille Robert : Et puis on voit bien que les services pédopsychiatriques et psychothérapeutiques sont débordés, qu’il manque de place et que l’offre est peut-être insuffisante pour faire face à la demande.
Stéphane Cullati : Surtout quand on fait face à un grand effet populationnel. Si on avait une offre de soins qui correspondait à la demande avant la pandémie, quand tout à coup il y a ne serait-ce que 1% de la population qui a besoin du jour au lendemain d’un soutien psychologique, notre système de santé n’est pas calibré pour absorber cette demande. Juste 1%, ça fait des milliers des personnes, il faut des professionnel·le·s en plus et ça crée des temps d’attente.
Camille Robert : Depuis ces deux dernières années, la population est également confrontée à une forte inflation. Les prix des loyers, des transports, de l’électricité, etc., augmentent. Pensez-vous que l’on va ressentir l’impact de cette inflation sur la santé mentale de la population ?
Stéphane Cullati : Je pense en effet que la crise actuelle va contribuer à renforcer l’augmentation de la pauvreté qui était déjà constatée en Suisse. En 2014, on était à une prévalence de pauvreté de 6,9% de la population, puis 8,5% en 2019, juste avant la pandémie, soit 120’000 personnes, dont 22% exercent une activité rémunérée. On attend les chiffres plus récents, mais on constate que la pauvreté était déjà en train d’augmenter avant l’inflation. Et cette situation risque de durer. Les personnes qui étaient alors juste en dessus du seuil de pauvreté risquent aujourd’hui d’être en dessous. On va probablement monter à une prévalence de 9% de la population et frôler les 10%. Comme je disais tout à l’heure, ce sont des gens qui sont en souffrance, sont stigmatisés et sont plus à risque d’avoir des problèmes de santé mentale. Donc la demande en service de santé mentale va probablement continuer d’augmenter, bien que pour certaines personnes, ça risque d’être compliqué de se soigner parce que les pauvres sont dans ce mécanisme d’accumulation des désavantages : ils ont les franchises les plus élevées et n’osent pas entamer une démarche de soins parce qu’ils ne peuvent pas payer les coûts que cela représente. Quand on sera à 10% de pauvreté en Suisse, ça fera une personne sur dix, ce qui est vraiment beaucoup.
Je pense qu’il faut aussi ramener cette situation au fait que l’environnement politique de notre pays est plutôt à droite, avec une majorité plutôt réticente à être généreuse dans le soutien aux personnes vulnérables. Pourtant, il y a de nombreuses études expérimentales qui montrent que quand on donne un peu plus de respiration financière à des gens qui triment chaque mois pour joindre les deux bouts, ça change complètement leur bien-être et leur qualité de vie. C’est le rôle des allocations familiales, par exemple : si du jour au lendemain on les supprimait et qu’on mesurait la santé mentale de la population, on verrait une augmentation des symptômes anxieux et dépressifs. Des études aux Etats-Unis ont montré que quand on donnait une allocation de 500$ à des familles très pauvres, les taux de dépression chez ces familles ont été réduits de 40%, donc ce sont quand même des effets massifs.
Camille Robert : Est-ce que vous avez le sentiment que ces mécanismes d’influence entre pauvreté et santé mentale sont compris par les autorités et les décideurs ?
Stéphane Cullati : Oui, je pense que c’est assez bien compris. Vous pouvez tout à fait comprendre ce lien, après, ce que vous en faites, c’est une question de vision politique. Si vous avez une vision libérale, vous dites qu’il y a déjà un filet social, des assurances, et qu’après c’est aux gens de faire leur part d’effort pour s’en sortir. Mais il y a des situations de vie qui sont plus difficiles que d’autres. Quand on a grandi dans une famille pauvre, dans un quartier défavorisé, ce n’est vraiment pas toujours simple. Les enfants issus de familles riches bénéficient du réseau de leurs parents qui peuvent les aider, il y a beaucoup de choses qui changent. Donc ce n’est pas aussi simple que « prenez votre vie en main et ça ira mieux ». Mais les politiques sociales sont toujours le fruit d’une négociation entre la minorité de gauche et la majorité de droite. Si l’équilibre politique changeait au niveau fédéral, d’autres décisions seraient probablement prises.
Camille Robert : et bien on verra tout ça aux élections en octobre ! Merci beaucoup pour cet entretien.