décembre 2023
Jean-Hugues Morales (TAPAJ France)
En 2016, votre revue proposait à TAPAJ France toute nouvellement crée, de participer à un numéro thématique sur la notion « d’aller vers » 1 en y présentant le programme TAPAJ que nous expérimentions à l’époque dans une dizaine de villes pilotes, toujours au sein de CSAPA ou de CAARUD 2. Nous y décrivions notre projet de « Travail Alternatif Payé à la Journée » comme un outil complémentaire de réduction des risques sociaux à seuils adaptés, permettant d’esquisser de nouvelles portes d’entrée vers le soin pour des publics de jeunes majeurs en très grand précarité.
Dépendances nous invite aujourd’hui à revenir sur 7 ans de déploiement en France, afin d’y présenter le chemin parcouru, les ornières rencontrées, les succès plus ou moins anticipés et surtout comprendre l’impact que ce nouveau type de dispositif peut avoir pour les bénéficiaires, les intervenant·e·s et l’ensemble de l’écosystème territorial qui participe à l’ancrage d’un programme TAPAJ sur leur territoire.
L’innovation sociale qu’est TAPAJ doit s’entendre comme un outil de réduction des risques sociaux à la disposition des organisations spécialisées dans le champ de la lutte contre les addictions, permettant de proposer une alternative à un environnement défavorable dans lequel les jeunes peuvent progressivement s’installer (mendi-cité, assistanat, larcin, actes de délinquance ou de pros-titution…). Elle peut, de plus, constituer un marche-pied vers les dispositifs de droit commun au moyen de trois palliers successifs, avec augmentation du nombre d’heures travaillées et de l’accompagnement global, pour celles et ceux qui le peuvent ou en éprouvent le besoin.
Ce processus spécifique permet un accompagnement médico-psycho-social visant à réduire les problématiques au travers d’une reprise progressive d’activité. A court terme, le premier objectif est de créer un lien fort avec le CSAPA ou le CAARUD, permettant d’apporter une réponse alternative à la mendicité. A moyen terme, les objectifs sont multiples au vu du maillage partenarial et des priorités du jeune concerné par la réappropriation de son parcours de vie (soin, logement, prévention de la délinquance ou de la récidive, insertion professionnelle, etc.). Par son accompagnement global, TAPAJ ne segmente pas les champs de vie de la personne et concourt ainsi à la mise à plat des freins à la reprise de contrôle de sa trajectoire de vie.
Le changement de paradigme réside en premier lieu dans une absence totale d’injonction au projet ou à toute forme d’engagement immédiat, contrairement aux modalités classiques de la plupart des dispositifs d’insertion. Notre posture d’entretiens de façon « côte à côte », sur le lieu même de l’intervention, en rompant avec le sacro-saint entretien planifié de « face à face », génère également d’autre formes de libérations de la parole, terreaux de futures mises en place de projets. Prenant sa source dans les techniques d’intervention brèves, les piliers du programme sont le DPA (empowerment) et la psychosociologie de l’engagement.
En proposant un travail accessible et acceptable pour le jeune, ainsi qu’une temporalité centrée sur l’ici et maintenant, TAPAJ concilie proposition d’un travail « réel », aux antipodes des logiques occupationnelles ou compassionnelles, et souplesse, en s’adaptant aux besoins et contraintes du public cible.
Depuis sa création, ce sont trois évaluations externes qui ont accompagné le développement de TAPAJ en France. Il faut ajouter à leurs conclusions et préconisations celles des deux évaluations du programme TAPAJ au Québec, de deux thèses doctorales et postdoctorales ainsi qu’un nombre conséquent de recherches des deux côtés de l’Atlantique.
Ces travaux nécessaires et nourrissants, qui irriguent le terrain, font ressortir que le programme est particulièrement attractif pour un public dont les problématiques multiples ne permettent pas l’accès direct aux dispositifs classiques d’insertion.
Du point de vue des « Tapajeurs » 3, le programme leur permet avant tout de regagner en estime de soi, reprendre confiance dans l’adulte, se reconnecter au monde et à ses institutions. Ils et elles perçoivent le modèle d’intervention comme facile d’accès, simple, valorisant, adapté et acceptable, car n’imposant aucun renoncement ni aucune rupture préalable avec leur façon d’être ou leur mode de vie. Cela permettant d’autant plus de s’appuyer sur les motivations au changement par la suite.
Selon les observateurs externes, durant le temps de passage dans le programme, des améliorations notables sont tout particulièrement perceptibles dans le rapport au travail, le comportement, l’évolution des relations sociales ainsi que dans l’hygiène et le soin de soi.
TAPAJ est rarement leur première expérience de travail. Les jeunes entrent en contact avec le programme lors de transitions de vie importantes. Outre la réponse immédiate aux besoins de première nécessité, certaines raisons de venir à TAPAJ ne sont pas présentes dès le premier moment. Elles constituent plutôt des retombées inattendues pour les jeunes, et au fil du temps, deviennent aussi une source de motivation via des effets positifs pour leur santé mentale, en lien par exemple avec le fait de faire une pause avec leur quotidien d’urgence, de diminuer l’auto-criticisme, ou encore de briser leur isolement. Certain·e·s Tapajeurs et Tapajeuses notent que le fait de disposer d’objectifs désirables de vie, à court, moyen ou long terme, dans la sphère professionnelle, personnelle et sociale, peut représenter une source de motivation significative pour s’engager et faciliter un changement dans leurs trajectoires de vie.
C’est en définitive une expérience largement positive de l’implication dans TAPAJ qui est rapportée par l’ensemble des travaux menés sur le programme, dont on peut notamment relever :
La proposition d’accès immédiat à un travail « bas-seuil », sans prérequis (de type arrêt des consommations, rupture avec le mode de vie…), et qui plus est payé immédiatement à la fin de la journée, en espèces, à des jeunes à la rue souffrant de conduites addictives, n’allait pas tout à fait de soi pour les pouvoirs publics lorsque nous la modélisions en 2012 au regard du cadre juridique du code du travail français. Pour autant, et à l’instar du Housing First pour le logement, TAPAJ est une réponse complémentaire de type Working First dont il nous paraissait indispensable de pouvoir disposer dans l’accompagnement spécifique des publics jeunes en errance. Une décennie plus tard, s’il reste encore de nombreuses étapes à franchir, le postulat de la mise en situation immédiate comme vecteur de processus de changement semble intégré par les pouvoir public en tant que levier complémentaire intéressant pour certains types de publics. TAPAJ et le « Un Chez soi d’abord » trouvent leur place parmi les outils d’accompagnement de publics en grande précarité.
Initialement soutenu par deux interministériels, la MILDECA 4 puis le CIPDR 5, le programme a été intégré en 2019 à la Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté avec des ambitions gouvernementales de couverture nationale qui changèrent considérablement nos moyens de développement. Un double objectif a alors été posé, présentant d’une part l’ambition de constituer une tête de réseau qui développe la prestation dans le territoire, et d’autre part de pallier nos limites de compétences en tant que centres de soins. D’un côté, un service de développement territorial composé de forces vives en ingénierie de projet, levée de fonds et développement territorial multi-partenarial a été constitué ; de l’autre un service spécifique de relations avec les entreprises a été créé, composé d’acteurs expérimentés souhaitant eux aussi bifurquer dans leur trajectoire de vie et remettre en sens leurs compétences professionnelles.
Quatre ans et une crise sanitaire internationale plus tard, TAPAJ est aujourd’hui en train de se déployer sur 70 territoires de métropole et outre-mer en France. En le faisant reconnaitre comme solution innovante facilement identifiable et répondant aux standards de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et Responsabilité territoriale des entreprises (RTE), notre service de relation entreprises a permis d’initier des partenariats avec près de 360 entreprises, fondations et municipalités au niveau des territoires, principalement bailleurs sociaux et grands groupes nationaux (SUEZ, VINCY, Auchan, SNCF, etc.). Ce modèle semble porter ses fruits pour engager les entreprises et l’ensemble des partenaires dans des réalisations concrètes et visibles pour la communauté qui se mobilise dans la structuration de son écosystème local.
Au-delà de signature d’accords-cadres avec des entreprises, ce sont plus de 63 contrats de plus de 6 mois (dont beaucoup de pluriannuels) qui ont ainsi pu être signés depuis le début de l’expérimentation.
Face au problème sociétal qu’est la stagnation depuis 10 ans du niveau de précarité de nos populations pour plus de 9 millions d’individus 6, et un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne nationale pour la tranche 18-29 ans en France, le changement de paradigme proposé d’une mise en situation immédiate, sans prérequis, est aujourd’hui compris et fortement promu par nos pouvoirs publics en quête de solutions alternatives et complémentaires.
Il reste un travail de pédagogie dans le décloisonnement entre politiques publiques de l’emploi et de la santé, car si les acteurs sont aujourd’hui fortement convaincus, le système reste dans des fonctionnements en silos rendant compliqué le processus d’entrée dans le droit commun pour des nouvelles approches transversales.
Au-delà des heures de travail ainsi levées reste la nécessité de soutenir les heures d’accompagnement. TAPAJ a besoin de soutiens budgétaires pour les recrutements en ressources humaines, au risque de voir certains centres de soin devoir faire des choix cornéliens entre différentes actions. Au moment où nous rédigeons cet article, c’est là tout l’enjeu de la prochaine phase de conventionnement avec l’État dans le cadre du futur Pacte des Solidarités 2024-2027, dont la Première Ministre vient de confirmer la présence de TAPAJ parmi les 30 actions soutenues.