juillet 2009
Laurence Fehlmann Rielle, secrétaire générale de la FEGPA, Genève
Pendant longtemps, la prévention a été synonyme d’information mais depuis plusieurs décennies, on a constaté que cette approche était réductrice et que si l’information est une condition nécessaire à une politique de prévention cohérente, celle-ci n’était pas suffisante. La conception de la prévention partagée par la majorité des professionnels s’appuie sur une vision globale de la santé (selon l’OMS) qui comprend le bien-être physique, psychique et social.
Malgré la problématique de santé publique désormais reconnue qu’engendre la consommation d’alcool, les autorités fédérales peinent à prendre leurs responsabilités en raison du poids économique que représente ce secteur. Rappelons que le coût social de l’abus d’alcool est estimé à 6,5 milliards par année alors que le produit alcool rapporte 8 milliards à l’économie. Ceci expliquant probablement cela…
Dans le domaine de la prévention, on s’est donc attaché à mettre en place des programmes de plus en plus pointus afin de sensibiliser les jeunes, de les faire réfléchir sur les notions d’abus, de dépendance, sur les risques, etc. On a compris qu’il était vain de ne faire appel qu’à l’aspect rationnel du comportement humain et on a commencé à mettre en place des campagnes basées sur l’affect, le visuel, tout ce qu’ont magistralement réussi à faire les cigarettiers et les alcooliers dans la promotion de leurs produits respectifs.
Cependant, une prévention se bornant à vouloir modifier les comportements en usant de la seule persuasion restera bancale et vouée à l’échec.
Les experts l’ont compris depuis longtemps. La Commission fédérale pour les problèmes liés à l’alcool avait produit en 1989 un rapport exposant clairement qu’une politique de l’alcool efficace passait par la mise en œuvre d’un ensemble de mesures coordonnées agissant tant au niveau de la demande que de l’offre des boissons alcooliques. Cela signifiait qu’il fallait continuer à sensibiliser mais également prendre des mesures diminuant l’accès au produit: réduction de la publicité, augmentation des taxes, diminution des lieux de vente, application de la législation, etc.
Mais dans un pays où l’alcool joue un rôle intégrateur essentiel et est soutenu par des lobbies économiques tout-puissants, ce message avait peu de chance d’être entendu, en particulier des milieux politiques. On en veut pour preuve la campagne contre les initiatives dites jumelles pour interdire la publicité pour l’alcool et le tabac qui ont été balayées en 1993 à grand renfort d’argent et d’arguments fallacieux. On se souvient des propos de certains conseillers nationaux qui avaient déclaré que l’interdiction de la publicité ne servait à rien (les millions investis pour promouvoir ces produits non plus.. ?!) mais qu’il fallait continuer à faire de la prévention. En clair, continuez à prêcher dans le désert et ne venez pas menacer une industrie aussi lucrative! Et de promettre que l’on donnerait plus de moyens pour sensibiliser la population. Il a quand même fallu attendre le début des années 2000 pour qu’enfin l’Office fédéral de la santé publique puisse disposer des moyens de mener une campagne nationale de prévention. Et 2005, pour que l’on ait le courage d’abaisser le taux légal d’alcoolémie sur la route à 0,5 ‰!
Plus récemment, Thomas Babor et all. dans leur ouvrage intitulé «L’alcool, un bien de consommation peu ordinaire» passent en revue les mesures les plus efficaces en matière de prévention des problèmes liés à l’alcool. Ils confirment que les efforts pour rendre l’alcool moins accessible, à savoir la prévention structurelle, doivent impérativement être développés aux côtés des campagnes de sensibilisation.
Mais on voit bien qu’entre les évidences scientifiques et les décisions politiques, le fossé est encore profond: alors qu’il n’est pratiquement pas un jour où un média ne relate des épisodes d’alcoolisation aiguë d’adolescents, où les autorités locales essaient avec plus ou moins de bonheur de trouver des solutions afin d’endiguer le phénomène croissant d’alcoolisation sur la voie publique et ses conséquences délétères, que font nos autorités fédérales? Le Conseil fédéral prône la suppression de l’interdiction de publicité pour les alcools fermentés dans les médias électroniques des secteurs public et privé sous prétexte de pouvoir bénéficier de l’Accord Média. Les adeptes de cette position continuent à faire croire (mais qui est dupe?) qu’il n’y a aucune relation entre publicité et consommation. C’est aux chambres fédérales qu’il revient de trancher: le Conseil des Etats a refusé cette libéralisation de la publicité alors que le Conseil national l’a acceptée. Les deux chambres ayant des positions divergentes, elles doivent essayer de trouver un accord. Gageons que cette fois ce soit la prévention qui l’emporte!
Le temps est donc venu de promouvoir l’application de mesures structurelles afin de diminuer l’accessibilité au produit alcool, mesures reconnues parmi les plus efficaces par la littérature internationale. Parmi ces mesures figure le contrôle de la vente et du service de l’alcool et donc l’application de la législation protégeant les mineurs.
La loi sur l’alcool concernant l’interdiction des alcools forts aux moins de 18 ans et l’ordonnance sur les denrées alimentaires spécifiant que les boissons fermentées ne doivent pas être remises aux moins de 16 ans sont très claires. Une réflexion s’amorce sérieusement dans les milieux de la santé publique et notamment à la Commission fédérale pour les problèmes liés à l’alcool sur l’opportunité de définir un âge légal unique en dessous duquel on ne doit vendre aucune boisson alcoolique. Cette réflexion trouvera peut-être une concrétisation au moment de la révision de la loi sur l’alcool et la France qui vient de porter à 18 ans l’âge légal pour tout alcool pourrait être une source d’inspiration.
Le problème réside dans l’application de ces dispositions qui avait été totalement négligée ces dernières décennies. Mais les chiffres inquiétants des ivresses juvéniles sont venus nous rappeler l’importance de ces lois et la nécessité de les faire réellement appliquer.
L’intérêt de cette démarche n’est pas seulement dans le fait d’appliquer les interdictions mais aussi de rappeler le monde des adultes à leurs responsabilités, à savoir les autorités politiques, en particulier les cantons dans leur rôle d’exécution des politiques publiques, les distributeurs d’alcool (des importateurs aux détaillants), les exploitants d’établissements publics et les organisateurs de manifestations.
En 2000, les responsables de la prévention et de la santé publique avaient interpellé les milieux de la grande distribution afin que l’on mette fin à la vente d’alcool aux mineurs. C’est ainsi qu’un programme de formation à l’intention du personnel de vente a été élaboré par la FEGPA (Fédération genevoise pour la prévention de l’alcoolisme) avec le soutien de la Direction générale de la santé du canton de Genève et du GSM (Groupement Suisse des Spiritueux de marques). Ce projet avait été jugé intéressant et avait reçu des fonds nationaux pour sa traduction en allemand. Plus récemment, une offensive a été menée vis-à-vis des magasins «dépanneurs», grands pourvoyeurs d’alcool la nuit. Toujours à Genève, un projet de loi a finalement été adopté afin d’interdire la vente d’alcool dans les shops des stations-service et restreindre la vente d’alcool de nuit, à savoir entre 21h et 7h. Cette loi a été confirmée par le peuple à fin 2005 mais elle n’a commencé à être véritablement appliquée, concernant les heures de vente, qu’à partir de 2007.
Dans d’autres cantons, de nouvelles lois ont vu le jour comme par exemple à Berne où les adultes remettant de l’alcool à des mineurs peuvent être poursuivis ou encore à Coire où il est désormais interdit de consommer de l’alcool de nuit sur la voie publique.
S’il est impératif que l’on mette en œuvre des politiques éprouvées visant à réduire la disponibilité du produit, il est tout aussi important de ne pas créer une usine à gaz où chaque canton, voire chaque commune se mette à légiférer à tout va sans vérifier le bien-fondé et l’applicabilité des mesures prises. Si l’on appliquait déjà rigoureusement les dispositions fédérales en vigueur, on donnerait un signal tant aux distributeurs qu’aux jeunes eux-mêmes et à leur entourage dont le laxisme en la matière doit absolument être remis en question.
Que l’on soit clair: il n’est pas question de faire croire que ces mesures vont dispenser les parents de prendre leur responsabilités, ni les professionnels de l’animation gérant les lieux fréquentés par les jeunes de leur fixer des limites. Il s’agit précisément que chacun agisse à son niveau de compétence afin d’atteindre une nécessaire cohérence et faire que coïncident les mesures structurelles et les mesures de prévention comportementale.
Pour cela, il est indispensable qu’une coordination s’instaure entre les cantons, avec l’appui de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) (à travers notamment le Plan National Alcool), de la Régie fédérale des alcools, de la GDK (Conférence suisse des directeurs et directrices de la santé) et bien sûr de l’ISPA (Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies) avec son expertise. Les associations professionnelles, à savoir le GREA (Groupement Romand d’Etudes des Addictions) et le Fachverband-sucht, doivent continuer à jouer leur rôle de lien entre les professionnels et exercer une action de lobbying amorcée depuis quelques années avec un certain succès.
Sur le plan cantonal, il est indispensable que les administrations qui ont une compétence dans le contrôle des patentes d’alcool et de sa distribution se fédèrent pour coordonner leur action (police, police du commerce, services des patentes, services de santé publique, etc.). Les associations de professionnels concernées (Gastros, Fédérations des artisans et commerçants, associations de détaillants, etc.) doivent absolument être associées aux démarches mises en œuvre par les autorités. Cela leur permet de se positionner et de faire passer le message de prévention auprès de leurs membres.
Au niveau des communes, des mesures dans ce sens se mettent aussi en place: à travers le projet d’intervention précoce dans les communes impulsé par Radix, la problématique de la consommation inappropriée d’alcool suscite des initiatives afin de gérer cette question de manière concertée entre les acteurs de proximité. A titre d’exemple, l’exécutif de la Ville de Genève vient de promulguer un arrêté exigeant qu’un certain nombre de conditions soient remplies pour qu’une autorisation d’utilisation du domaine public soit accordée: application de la législation sur l’alcool, promotion de boissons sans alcool, affichage des dispositions, formation du personnel, etc.
Quant aux jeunes, on doit poursuivre les actions de sensibilisation sous des formes participatives afin de développer leurs compétences sociales et leur esprit critique comme c’est déjà le cas dans la plupart des cantons. Les connaissances scientifiques actuelles démontrent clairement les dégâts que représente une consommation précoce et abusive d’alcool et c’est bien dans le but de retarder l’âge de la première consommation d’alcool 1 que doit être mise en place une politique concertée et intégrée de l’alcool dans notre pays. Les milieux de la prévention et de la santé publique doivent s’autoriser à faire un véritable travail de plaidoyer auprès de nos parlementaires et pousser les autorités exécutives à prendre leurs responsabilités. C’est à ce prix que des avancées significatives pourront être atteintes.
Madame Fehlmann Rielle est également députée au Grand Conseil genevois et présidente de la commission consultative en matière d’addictions
www.fegpa.ch / www.mon-ado.ch