juillet 2009
Yann Laville, conservateur adjoint au Musée d'ethnographie de Neuchâtel
A en juger par son omniprésence dans les médias, les débats politiques et les discussions type café du commerce, il ne fait aucun doute que la «jeunesse» est un thème de société fondamental. Un thème critique dans la mesure où cette tranche d’âge paraît aujourd’hui surtout causer problèmes et inquiétudes. En forçant à peine la caricature, les jeunes seraient brusquement devenus incontrôlables et dangereux. Ils n’auraient plus d’éducation ni de goût à l’effort. Ils ne témoigneraient plus de respect aux valeurs parentales, aux institutions, ni même aux garants de l’autorité. De manière inversement proportionnelle, ils seraient conditionnés par la violence des films hollywoodiens et des jeux vidéo, électrisés par le flux d’images pornographiques charriées sur Internet, abrutis par les discours publicitaires, obnubilés par l’argent et la gloire faciles vantés dans la production télévisuelle, encanaillés par d’ignobles genres musicaux (rap haineux, metal satanique, techno déshumanisante). Ils seraient dévorés par une consommation abusive d’alcool et de psychotropes en tous genres. Ils ne connaîtraient plus aucune forme de mesure ou de limite. Ils céderaient de plus en plus facilement à leurs bas instincts – ceux-ci évoquant d’ailleurs assez fidèlement la liste des sept péchés capitaux. Bref, les jeunes incarneraient moins l’avenir de la société que sa fin imminente et cauchemardesque. A moins bien sûr que les adultes n’osent réagir et prendre les mesures nécessaires pour garantir un retour à l’ordre.
Aujourd’hui se manifestent clairement deux philosophies pour contenir le «péril jeune»: l’une envisage ses protagonistes comme victimes de graves dérèglements sociaux méritant une deuxième chance via un système d’encadrement rigoureux ou de peines à fins éducatives; l’autre voit les jeunes – et plus encore les jeunes issus de l’immigration – comme simples fautifs méritant des sanctions bien plus dissuasives que celles en vigueur actuellement. Des sanctions pouvant aller jusqu’à un écartement pur et simple du jeu social. Eu égard aux sujets de votations qui passeront devant le peuple cet automne et à la pénurie de moyens chroniques affaiblissant le milieu socio-éducatif, il fait peu de mystère que la deuxième analyse ait le vent en poupe. Mais, outre leurs moyens radicalement opposés, réformistes et autoritaristes se rejoignent sur un point essentiel: la jeunesse constitue un problème nécessitant des actions fortes et immédiates. Cette vision catastrophée ne résiste pourtant guère à une mise en perspective ethno-historique.
Premièrement, les statistiques officielles, pour autant qu’elles soient objectivement interprétées, ne montrent pas une explosion de la criminalité juvénile au cours des 3 ou 4 décennies passées. Un certain nombre de cas existent bien sûr et il ne faut pas les excuser. Mais, proportionnellement, ils restent stables et ne justifient pas des mesures plus strictes ni un sentiment d’insécurité plus grand que dans les «swinging sixties» 1.
Deuxièmement, la hantise du jeune, sa diabolisation, sa mise en accusation pour tous les maux de la société n’est de loin pas un phénomène récent. Le professeur d’éthique Denis Jeffrey montre qu’il est traçable jusque sous la plus haute Antiquité. Un texte figurant sur une poterie babylonienne vieille de plus de 3000 ans av. JC rapporte ainsi: «Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois.» 2
Mais de simples échos historiques ne suffisent pas à diagnostiquer une homologie totale. Dans une perspective scientifique rigoureuse, il faut se borner à constater que le «péril jeune» au sens où nous l’entendons aujourd’hui s’invente parallèlement à la notion de jeunesse moderne, c’est-à-dire au tournant du 20e siècle.
Historiquement, sous nos latitudes, la jeunesse apparaît à la fin du 19e siècle. Une telle affirmation renvoie bien sûr au champ social du mot et non à l’âge biologique. En effet, si tous les êtres humains grandissent et vivent une part de leur existence à travers un corps «jeune», il n’en va pas de même pour le statut homonyme. Sous nos latitudes par exemple, jusqu’au 19e siècle, les «jeunes» ne forment pas un groupe social reconnu ou même conscientisé. Il existe bien sûr quelques poètes, savants ou nobles fantasques pour théoriser le «bel âge», mais ils ne sont pas représentatifs. C’est que dans un monde bâti sur l’agriculture, les jeunes n’ont guère l’occasion de s’affirmer hors du cadre balisé par le travail aux champs, la responsabilité du bétail, les fêtes religieuses et les obligations familiales. Ils n’ont pas le temps ni les moyens de se consacrer à l’élaboration de codes générationnels, d’utopies, d’arts ou de loisirs autres que ceux transmis par leurs aînés. S’ils ont bien quelques plages de fêtes et de sociabilité propre, c’est quand même toujours par le biais des traditions, via des normes instituées, donc sous la tutelle du groupe entier, tous âges confondus. En résumé, le monde paysan ne conçoit pas ses jeunes comme des individus spéciaux (ni peut-être comme des individus tout court) qui mériteraient des attentions particulières et devraient vivre plusieurs années en marge du corps social. Au contraire, tout y est organisé de sorte que le passage entre l’enfance et l’âge adulte se déroule au plus vite, sans atermoiements. Une transition aidée notamment par les fameux «rites de passage» théorisés par Arnold Van Gennep en 1909 3.
Si bon qu’il puisse avoir l’air de façon rétrospective, ce mécanisme d’intégration ne mérite pas de nostalgie. Il est intrinsèquement lié à un mode de vie précaire, difficile et avare en plaisirs. Ce rappel aide à mieux comprendre le formidable essor de l’industrie au 19e siècle: pour le Tiers-Etat il incarne l’espoir d’une vie meilleure. Les changements liés auront toutefois de nombreux effets secondaires, dont un particulièrement inattendu: celui de creuser le fossé générationnel.
A cela concourent de multiples facteurs: l’avènement de l’école obligatoire et l’allongement progressif des études façonnent les contours d’un monde à part, où les adolescents expérimentent une sorte d’unité face au pouvoir de l’enseignant et en marge des obligations familiales; l’urbanisation affranchit des soins permanents que nécessitait la terre ou le bétail, travaux qui par ailleurs intégraient les enfants dès leur plus jeune âge; l’anonymat des villes condamne les vieux liens de solidarité, remplaçant le contrôle diffus de chacun sur tous par une force impersonnelle de nature répressive (la police); le salariat introduit la notion de temps libre à laquelle répond instantanément une industrie de loisirs et de divertissement (une industrie qui témoigne une attention particulière aux jeunes clients toujours plus rapides à s’enthousiasmer, à dépenser leurs maigres économies ou à faire débourser leurs parents); l’offre de biens et de services croît vertigineusement ce qui instaure bientôt une société de consommation et promeut l’individualisme narcissique; enfin, les médias s’imposent comme un outil majeur dans la perception du monde et s’ils chroniquent tous les changements évoqués plus haut, le cas échéant sous un angle moralisateur, ils contribuent aussi à les promouvoir ainsi qu’à forger un nouvel ensemble de représentations planétaires.
Dans pareil contexte, la transition vers l’âge adulte est aussi chamboulée, ce qui amène à définir la notion de «jeunesse» pour caractériser un statut nouveau, une sorte de «classe» transitoire définie par: la précarité ou la dépendance économique, l’absence de rôle social et de futur clairement établi, une certaine liberté intellectuelle contrebalancée par la frustration de ne jamais être vraiment «pris au sérieux», la nécessité de se construire en vertu de modèles inventés puisque les adultes n’en fournissent plus ou que ceux donnés ne permettent plus de garantir une intégration à court terme. Ce dernier point est crucial: dès la fin du 19e siècle et jusqu’à aujourd’hui, les adolescents vont tendre à compenser leur mise au ban du jeu social par une logique de sous-culture. C’est-à-dire une articulation de la vie en groupe et une affirmation de soi plus ou moins choquante hors des valeurs propres à la normalité bourgeoise, avec pour champs d’expérimentations favoris la musique, le vêtement, la coiffure, le parlé, la séduction, la fête et le dérèglement psychotropique.
Pour illustrer le fait que des sous-cultures pleinement achevées existent dès l’aube du 20e siècle, j’aimerais évoquer trois cas emblématiques puisés dans l’ouvrage historique foisonnant du journaliste anglais John Savage 4.
Dans un registre assez borderline, il y a tout d’abord les «gangs d’Apaches» qui défraient la chronique parisienne entre 1902-1920 et qui renvoient un écho troublant à la période actuelle. En résumé, il s’agit de bandes composées de jeunes issus des banlieues et des classes ouvrières, donc plus ou moins conditionnés à la relégation sociale, mais qui rejettent leur fatalité via des pratiques flamboyantes ou antisociales. Les hommes affichent notamment des looks tapageurs (veston court, pantalon évasé, casquette et bottines aussi onéreuses et voyantes que possible) et des attitudes canailles. Les femmes, elles, arborent une sexualité outrancière qui jure avec la pruderie institutionnelle. En couples volages, ils fréquentent assidûment les bals où pulsent la java et le musette, deux genres nouveaux à l’époque et fortement liés à des populations migrantes (Italiens et Auvergnats). Ce goût de la fête et de la consommation a pour corollaire un certain mépris du travail qui, vu leurs origines et leurs qualifications, ne leur donne guère accès à tous ces plaisirs. Par conséquent, afin de subvenir à leurs besoins, de nombreux Apaches se livrent à une criminalité d’occasion (vol, extorsion, prostitution). Des larcins qui, sans devenir plus excusables, sont abusivement étalés dans la presse et mis en avant pour expliquer la transgression des valeurs esthétiques ou morales traditionnelles alors que l’enchaînement fonctionne de manière totalement inverse.
Dans un registre moins violent, à la toute fin du 19e siècle, se développent en Allemagne les groupes de Wandervogel. Il s’agit de cercles fédérés à échelle nationale, qui prônent l’exercice, la vie au grand air, l’esprit de groupe, l’exploration des campagnes, la redécouverte du folklore (entre autre musical) et de la nature comme antidotes aux perversions de la Modernité. A l’inverse du Scoutisme, le Wandervogel n’est pas organisé sur un principe militaire: il s’agit d’une institution égalitaire, administrée par des jeunes pour d’autres jeunes, où chacun est appelé à se développer harmonieusement. Dès 1908, une frange du mouvement se radicalise: elle prône le rejet de la société bourgeoise et de ses valeurs matérialistes; elle revendique l’établissement d’un «Jugendreich» autonome face aux adultes, ceux-ci étant jugés fondamentalement corrompus; elle propose d’instaurer une nouvelle société fondée sur l’amour et le partage, valeurs pratiquées dans les faits, y compris au niveau sexuel (alors que la mixité des groupes faisait déjà scandale, d’aucuns se mettent à pratiquer le naturisme, l’amour libre et la bisexualité). Comme la plupart des initiatives sous-culturelles européennes, le Wandervogel est anéanti par la Guerre de 1914-18, puis sa renaissance dévoyée par l’essor des extrêmes politiques menant à la boucherie de 1939-45.
Enfin, dans un registre plus matérialiste, l’Amérique prospère des années 20 voit fleurir plusieurs modes basées sur la consommation outrageuse de vêtements, de cinéma, de musique (jazz) et de plaisirs nocturnes en tous genres. Il s’agit notamment des Sheiks, des Shebas et des Flappers, dont la frénésie entérine le cliché d’une jeunesse futile et en même temps inquiétante, absorbée dans une course sans fin au plaisir, à l’ivresse et à la surenchère. Une course amenant, par d’autres moyens, à enfreindre les valeurs et les attentes parentales. Une course dont il est tentant mais faux de penser qu’elle traduit simplement une faiblesse critique envers les injonctions des médias ou de la publicité. Quand bien même exacerbée, voire grotesque, une telle consommation renvoie à la mue globale des sociétés modernes, où le paraître s’érige en loi. De manière plus subtile et plus réjouissante, elle traduit également une dimension active puisque les biens sont resignifiés à l’intérieur de pratiques sociales échappant aux concepteurs et aux marchands. Ainsi les jeunes Sheiks, via une offre de produits existants, et via l’adaptation de l’offre à leurs goûts, vont profondément changer la figure du mâle états-unien: d’un genre blond, musculeux et sans chichis, il bascule – pour un temps du moins – vers une figure beaucoup plus androgyne, ténébreuse, habillée, maniérée, gominée voire en partie maquillée.
Ces trois exemples visent à rappeler, chacun à leur manière, que le positionnement de la jeunesse, avec son mélange de consommation et de refus, d’apparat et de secret, d’invention et de récupération n’est pas un phénomène entièrement nouveau face auquel nos grilles d’analyse seraient caduques. Au contraire, il bénéficie d’une histoire centenaire qui permet d’appréhender les situations contemporaines autrement que sur le modèle de la crise. Le catastrophisme ambiant peut donc être envisagé sous l’angle du choix.
Côté jeune, la sédition paraît assez logique dans la mesure où la société moderne n’a pas clairement organisé le tournus des générations. Les nouveaux venus doivent conquérir leur place bien plus qu’ils ne se la voient offrir. Et face au monopole de la culture et du pouvoir, il n’y a guère d’affirmation possible ailleurs que dans la marge. Bref, pour exister il faut ruser, explorer les chemins de traverse, contourner la logique dominante.
D’un point de vue adulte, on peut également dire que l’effroi envers la sédition des jeunes est assez logique. Si des sociologues comme Michel Maffesoli 5 avancent que la société occidentale est manichéenne et totalement incapable de percevoir ce qui échappe à ses règles autrement que par le biais de la menace, je voudrais avancer une hypothèse beaucoup plus anthropologique.
Elle vient des travaux écrits par l’ethnologue Magaret Mead 6 sur les rites de passage à Samoa dans les années 20, avec comme toile de fond une critique de la société américaine sur les mêmes questions. Son texte phare, Coming of age in Samoa, laisse entendre que, en matière de jeunesse, la principale différence entre les sociétés traditionnelles et modernes réside au niveau des projections temporelles. Les premières, ancrant leurs valeurs dans un passé mythique appelé à se reproduire inlassablement, y gagneraient en stabilité face aux aléas du présent. Les deu-xièmes, en se projetant au futur via l’illusion du progrès, se condamneraient à l’incertitude et à l’angoisse. En effet, du coup, chaque rebuffade juvénile prendrait une importance énorme, chaque pas fait hors des perspectives tracées par les anciens mettrait en danger leur contribution au projet inlassablement différé que représente l’avenir, niant de fait tout propos à leur existence.
Cette grille de lecture, bien qu’un peu datée, offre certaines pistes de réflexion intéressantes, notamment que divers «problèmes» associés à la jeunesse puissent être avant tout être liés à des questions de perspective. Dans un registre plus concret et plus contemporain, cette idée fait écho aux observations de John Savage ou d’Olivier Guéniat pour qui les médias ont tendance privilégier le sensationnel et par extension le morbide ou le scandaleux en omettant de préciser que la plupart des faits rapportés sont exceptionnels et non pas représentatifs. Le décalage est manifeste à propos de la jeunesse qui, dès l’aube du 20e siècle, est montrée sous un angle principalement négatif via les rubriques faits divers et/ou people. L’adolescence normale, sans problèmes ni dérives majeures, est ainsi progressivement effacée du débat public.
Du coup, peut-être faut-il encore aller plus loin et imaginer que le sentiment de crise entre jeunes et adultes, quand bien même artificiel, est un état normal et pas un dérèglement que nous puissions corriger. A sa manière, le conflit est aussi une forme de communication où chaque partie exige, défend, menace, évalue son adversaire puis à un moment donné compose, mesure et rejoint la table des négociations. L’escalade n’est au fond souhaitée par aucun belligérant et traduit en soi le pire échec. A une échelle diffuse, médiatique, sensationnelle, globalisée – donc en phase avec notre époque – ce mécanisme n’est d’ailleurs pas sans évoquer les fameux rites de passages dont beaucoup postulent et regrettent la disparition. En effet, selon Arnold Van Gennep (1909), ceux-ci n’avaient rien de plaisant et fonctionnaient sur une triple articulation :
la séparation (mis à l’écart de jeunes, rejet volontaire hors du corps social) ;
la marge (aliénation de statut, errance, brimades physiques ou mentales, expérimentations diverses et potentiellement dangereuses aux limites des normes sociales);
l’agrégation (retour à la société après une mort et une renaissance symbolique).
En observant que la «récupération» marchande, idéologique ou politique assassine invariablement la charge transgressive prêtée aux jeunes, l’homologie est donc assez complète. Peut-être vaut-il du coup mieux redouter le jour où les vieux n’aboieront plus contre les jeunes et vice-versa.