juillet 2009
Christian Mounir, formateur - consultant en promotion et en éducation de la santé, Service de santé de la jeunesse, DIP, Genève
Depuis plus de vingt ans qu’ont été énoncés les termes de la Charte d’Ottawa, un nombre considérable d’expériences et d’études ont permis de dégager de manière assez claire les éléments constitutifs d’une protection de la jeunesse par la promotion de la santé 2 scolaire atteignant des buts préventifs. Toutes ou presque démontrent l’unité que forment la santé et la réussite scolaires. Il existe même des modèles d’efficience que l’on cite à l’envi, comme l’école finlandaise qui caracole en tête des étude PISA, comme elle demeure première au classement de l’OCDE 3. Si ces modèles ne sont ni idéaux ni parfaits, cela n’amoindrit pas pour autant leurs acquis. Cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas en tirer des enseignements utiles, même s’il y a toujours lieu d’adopter une approche critique 4. Avant toute considération sur le fond, ce sont régulièrement les réserves qui reviennent comme une litanie prétendre que cela ne peut fonctionner «chez nous».
«Les publications ont beau se multiplier, les démonstrations rigoureuses s’accumuler, le doute persiste» 5. Les limites au progrès résident plus dans la résistance de notre esprit que dans celle des choses. Inertie de la pensée, résistances à la nouveauté, manque d’audace, conformisme, mauvaise volonté semblent concourir à empêcher ou à freiner l’acceptation et la mise en œuvre de principes qui devraient pourtant s’imposer à la lumière de la raison et du savoir. Ainsi en va-t-il des politiques scolaires. L’auteur de cet article a fait partie il y a quelques années dans le cadre d’une haute instance du monde de l’éducation, d’une commission chargée de «définir un concept-cadre définissant les grands objectifs et les principaux contenus d’une éducation – prévention pour les écoles publiques de la Suisse romande» 6 dont le Rapport est demeuré lettre morte. De même du reste que la Résolution de la première Conférence du réseau européen des écoles santé de Thessalonique 7) qui a eu beau demander aux organismes organisateurs 8, de «donner suite à cette résolution»…demeurée tellement sans suite qu’elle a même disparu des références du Réseau européen des écoles-santé de l’OMS! D’une manière plus générale encore, on peut affirmer que la Charte d’Ottawa à laquelle tous se réfèrent est plus citée que réellement connue et plus connue qu’appliquée. «Incomprise, récusée, volontiers rétrécie par les éducateurs de santé eux-mêmes qui n’y ont souvent vu qu’une sorte de super-éducation à la santé, sans considérer ce qu’elle remettait en cause dans les pratiques habituelles (…) le texte n’a pas toujours été compris à la hauteur des enjeux qu’il proposait. Et lorsque ces enjeux ont été perçus, ils ont volontiers été considérés comme dangereux. Un haut responsable (…) n’avait-il pas déclaré, il y a une dizaine d’années: «la promotion de la santé est un concept subversif?» 9. Et pourtant, les bases légales et les bonnes intentions affichées ne manquent pas: «Le point central ne consiste plus à savoir comment se développe un problème, mais à se demander ce qu’il faut faire pour qu’une personne puisse et veuille rester en bonne santé, ce qu’il faut mettre en place dans une communauté, scolaire ou non pour que chacun se sente à l’aise. Nous entrons de plein pied dans l’idée de la promotion de la santé, santé étant pris dans le sens que lui donne l’OMS de bien-être physique, psychique et social» 10. Constat ressassé à l’envi dans d’innombrables études et rapports, comme par exemple dans ce Rapport ministériel français qui déplore que «le concept de promotion de la santé au sens de la Charte d’Ottawa n’a pas pénétré de façon structurante et globalisante la politique de santé» 11.
Nous ne ferons qu’évoquer ici le contexte de l’école enfantine et primaire. C’est là tout d’abord que doivent prendre pied et corps de vastes programmes et une organisation générale de l’école mettant en valeur l’acquisition de bonnes habitudes de vie personnelle et communautaire intégrant qualité des relations et attitudes préventives. Si la prévention a un sens, c’est certainement d’abord en permettant aux enfants, à l’âge où leur croissance s’effectue encore sous le contrôle des adultes et à une étape de la vie où l’imitation constitue l’assise prépondérante du développement, d’acquérir toutes les compétences nécessaires et utiles à leur devenir harmonieux. A aucun moment il ne pourra s’agir de dresser devant eux le catalogue effrayant des dangers de l’existence. Au contraire, il convient de les aider à acquérir les outils intellectuels et pratiques qui leur permettront de grandir sinon à l’abri, du moins dans l’aptitude à éviter le risque ou à adopter des attitudes protectrices devant le danger.
Les choses sont différentes à l’adolescence, en raison de la complexité apportée à la problématique préventive à la fois par les transformations physiques et psychologiques profondes qui s’y déroulent et par celles de l’organisation et des problématiques scolaires.
Un récent ouvrage de synthèse résume l’essentiel de ces acquis d’expérience: «Les évaluations des programmes de prévention des conduites à risque démontrent que les plus efficaces reposent sur le développement de compétences sociales, émotionnelles et cognitives, utilisent des méthodes interactives et s’inscrivent dans la durée. Les programmes les plus prometteurs prennent en compte l’environnement de l’enfant ou de l’adolescent et agissent simultanément à plusieurs niveaux: famille, école, quartier… L’école, deuxième milieu de vie le plus influent après la famille, est le lieu d’ancrage privilégié de ces interventions. Celles-ci s’intègrent dans une démarche de promotion de la santé qui permet à la fois l’acquisition de compétences favorables à la santé et la création d’un environnement propice à leur mise en pratique» 12.
On notera tout d’abord l’essentiel glissement de la notion de «prévention des conduites à risque» vers celle de «promotion de la santé». L’approche longtemps privilégiée centrée sur les conduites à risque, c’est-à-dire les déterminants essentiellement personnels se sont largement révélées décevantes, voire contre-produisantes 13. Au-delà de risques majeurs à la causalité linéaire évidente et aux effets en général évidents (tel qu’être renversé par un véhicule en traversant imprudemment la rue), la notion même de risque est en première approche abstraite. Du point de vue conceptuel, un facteur de risque n’est qu’une condition ou variable associée à une probabilité d’augmentation d’apparition d’un inconvénient pour la santé. Sauf à y être préalablement sensibilisé et motivé, la transition du concept épidémiologique statistique vers la mise en garde psychocomportementale ne fait pas sens, d’autant que ce «lien» se heurte souvent au.. sens commun! Entre ce que l’expert dit du risque et ce qu’en perçoit le public, il y a souvent un gouffre – qui peut engendrer d’autant plus de résistance que le discours est perçu comme moraliste et culpabilisateur, se transformant parfois même en défi et en incitation! Sans compter aussi la part de tous ceux qui ne se sentent simplement pas concernés ou qui se barricadent derrière des mécanismes de défense psychiques. Et alors que l’approche préventive contredit en bonne part les valeurs sociales promouvant, elles, la compétition, l’extrême, l’exploit. Enfin, on peut réfléchir à ce «problème fondamental» que soulevait le regretté «Tom»: «Est-il bon pour ces jeunes et pour le monde de demain, de les dissuader de toute imprudence, de toute bêtise, de toute conduite entraînant un risque? Faut-il souhaiter un succès total de la médecine préventive et de l’éducation pour la santé? Il me semble que des comportements que l’on a pu appeler de risque et d’essai font partie de l’évolution normale à cette période de la vie et qu’ils sont d’une certaine façon indispensable» 14 à la structuration de l’adolesescent. Enfin, la prévention peut aussi se transformer en idéologie totalitaire renvoyant à une conception dramatique et terrifiante du monde et de la vie devant laquelle les jeunes ne pourraient que reculer 1516.
Ce ne sont-là encore que quelques-unes des multiples raisons de se montrer réservé en regard d’approches essentiellement préventives. Elles présupposent à l’individu une responsabilité, une autonomie et un pouvoir de choix et de décision démesurés 17. «Trop souvent, on fait de l’éducation à la santé une façon de donner des conseils ou de renvoyer vers les gens une responsabilité qui relève en fait de la collectivité, pour des problèmes sur lesquels ils n’ont pas vraiment de pouvoir. C’est une faute éthique. C’est ce qu’on a appelé aux Etats-Unis le «blâme de la victime»; c’est tout à fait inacceptable.» 18. Il convient donc de replacer le comportement de l’individu dans son contexte et celui en particulier de ses déterminants sociaux et politiques 1920. Du reste en matière d’éducation à la santé il ne peut y avoir de bons et de mauvais jeunes! Ce point interroge la normativité des pratiques éducatives et pousse à leur redéfinition en matière de prévention 21. On ne peut plus ignorer aujourd’hui le rôle prépondérant du cadre de vie sur la santé depuis la récente publication du Rapport de la Commission de l’OMS sur les déterminants sociaux de la santé 22. Au cours des vingt dernières années, la recherche épidémiologique a rassemblé un corpus de données probant mettant en évidence à quel point la santé est très largement une question de lien social 23 justifiant plus que jamais de parler de santé communautaire. Il devient alors impératif de modifier l’angle de notre regard. Il s’agit d’intégrer les profondes transformations qu’ont connu nos sociétés au cours des cinquante dernières années et par conséquent le rôle, les tâches et responsabilités sociales et éducatives nouveaux de l’école aujourd’hui.
Quel est alors la voie de «bonnes pratiques»? Comme le formulait fort pertinemment il y a plus d’une dizaine d’années déjà un responsable romand de la politique scolaire, «la promotion de la santé au sens d’une santé globale revient en fait à proposer une nouvelle organisation qualitative de l’institution scolaire, en d’autres termes, une éthique de vie (…) Il conviendrait de ne pas retirer de cet exposé que l’action de promotion de la santé est complexe et en conséquence difficilement compatible avec (l’organisation scolaire et ses contraintes). Au contraire (…) c’est l’occasion, on pourrait même parler de prétexte d’asseoir une organisation scolaire performante»(23). Cette position démontre s’il en était besoin que les obstacles sont plus conceptuels, voire idéologiques que d’ordre de faisabilité.
Il appartient donc aux spécialistes de santé publique moins d’intervenir en première ligne auprès des publics que d’appliquer avec rigueur la démarche «up-down-down-up» de la Charte d’Ottawa afin de persuader, mobiliser et engager responsables, décideurs, acteurs et communautés dans une démarche instauratrice de cadres et de conditions de vie promotrices de santé physique, psychique et sociale – en un mot, épanouissantes! Et le cadre de l’école concerne non seulement toutes les personnes qui y vivent et y sont actives, mais bien aussi ceux qui sont en lien avec elle, parents, communes, réseaux sociaux et de santé…Une lueur d’optimisme nous viendra peut-être du futur Programme d’études Romand (PER) dans lequel semblent pour finir avoir transpiré certains des principes suggérés par la Commission EduPré.
Au préalable s’impose la définition des cadres généraux d’une «école-santé» sur la base par exemple des enjeux mis en exergue dans la Déclaration de Thessalonique. Ce programme stratégique à moyen terme devra faire l’objet d’une mise en œuvre progressive par une démarche «à petits pas» prenant appui sur les recommandations d’études cadre concernant les conditions de réussite des interventions en santé publique 24. L’expérience a montré que l’essor trop rapide d’expériences bénéficiant pourtant d’un large consensus s’avère souvent une victoire à la Pyrrhus. Nombre de paramètres notamment structurels ne pouvant être adaptés au rythme de l’essor du projet et les acteurs butant contre des contraintes institutionnelles inamovibles, la fatigue prévaut, voire le découragement s’installe, prenant le pas sur la dynamique du projet qui se délite. On célèbre alors parfois dans un dernier élan le succès d’une belle opération…sans lendemain! La création de groupes de projet (groupe, commission santé) internes permet de mettre en œuvre une dynamique pour autant qu’il œuvre à un véritable projet d’établissement appuyé par une volonté politique conjointe de la direction de l’établissement et des autorités. Faute de quoi le groupe est appelé à végéter dans un fonctionnement circulaire d’initiatives limitées, débordant peu son cadre d’initiative et sans impact ni structurel, ni durable. Au-delà des motivations individuelles, une synergie institutionnelle ne se conçoit pas sans une mobilisation générale éclairée et l’association de tous à une perspective commune. En effet, une des limites rencontrées par maints projets pourtant soutenus par des directions s’est manifestée par la résistance passive – et parfois active! – de plus ou moins larges secteurs au sein de l’institution. L’engagement institutionnel doit donc être global, clairement explicité et résolu. Mais la meilleure volonté du monde ne parviendra pas à extraire bien des gens de leurs routines. Ainsi, la conclusion forte sur laquelle s’accordent les meilleurs spécialistes des problématiques adolescentes est que «tout tend à montrer que la qualité relationnelle de l’entourage joue un rôle prépondérant pour rendre compte des troubles et des conduites problématiques des adolescents (…) Tout entourage de proximité et quotidien d’un adolescent est essentiel (…). Tous les professionnels de l’école, des médecins aux enseignants devraient passer un Diplôme de médecine (au sens large) de l’adolescent (…) Tant qu’on ne mettra pas en avant la formation des personnes qui doivent faire de la prévention, de l’éducation pour la santé, on échouera» 25.
Merci au Dr Philippe Granget de la Direction de la santé publique du canton de Genève de sa relecture critique toujours très pertinente.