juillet 2009
Entretien avec Serge Bregnard, directeur de l'Appart, LausanneRéalisé par Corine Kibora
CK: Tout d’abord, comment définir la ou les familles aujourd’hui, a-t-elle encore un sens?
SB: Bien sûr qu’elle a un sens. Je crois vraiment qu’elle a tout son sens, du reste les jeunes ne remettent en cause ni le mariage, ni la vie de famille. Évidemment, la famille a beaucoup évolué. Tout d’abord, elle s’est réduite. Le nombre d’enfants par famille est faible (moins de deux). Ensuite, dans les villes du moins, il y a une augmentation significative des divorces entraînant des familles monoparentales ou recomposées. Ce sont des changements fondamentaux de société, notamment dans les pays occidentaux. On peut dire qu’il y a une mutation de la famille. Sur le plan de l’image et des valeurs, la famille demeure cependant une force tranquille et les adolescents gardent l’envie de créer eux-mêmes un jour leur propre famille. Ça a peu changé sur le fond.
CK: Qu’est-ce qu’une famille peut apporter à un jeune?
SB: Le mot-clé, c’est le mot sécurité. Il y a d’autres choses évidemment, mais la sécurité c’est la condition psychologique qui permet à un individu de se développer. Avoir un certain nombre de repères, se sentir sécurisé. C’est un rôle fondamental de la famille. Cette sécurité permet l’autonomie. Elle est recherchée. C’est bien souvent la famille qui joue le rôle de contenant, qui amène l’individu à la sécurité. Cela dit, certains jeunes qui n’ont pas connu de famille, très malmenés par la vie, peuvent aussi trouver leur autonomie – le concept de résilience en parle – à travers des relations significatives. Boris Cyrulnik parle de tuteur de résilience, c’est-à-dire de personne(s) qui offre (nt) de la sécurité à l’autre, qui en révèle les potentialités et les compétences.
CK: À l’adolescence, moment charnière dans le développement d’un enfant, à quel moment la famille est-elle une ressource, à quel moment est-elle un poids?
SB: À l’adolescence, il y a trois choses importantes à dire. La première, c’est que la crise de l’adolescence correspond souvent à une crise du couple parental. La crise personnelle de la quarantaine chez les adultes est une crise sévère qui remet en cause la vie professionnelle et personnelle. On est loin du bout, on est loin du début, on se situe au milieu, pleins de questions. L’adolescence a lieu lorsque les parents ont entre 40 et 50 ans. On court le risque d’avoir deux crises sous le même toit, et peut-être que l’on oublie un peu trop facilement que la « dé-sécurité » des parents à ce moment-là a aussi une influence sur l’adolescent (qui est lui-même en recherche identitaire). Tout le monde se retrouve en phase de recherche. Ainsi des parents peu sereins s’occupent d’adolescents pas forcément sereins non plus. Un bouillon qui n’est pas toujours simple à digérer.
La deuxième, c’est que l’adolescence signale une fin, la fin de l’enfance. Après c’est l’autonomie, la séparation, et ce processus s’effectue sur un fond d’angoisse, à la fois chez les parents et chez les adolescents.
La troisième dimension, capitale, c’est qu’il faut faire le deuil de l’enfance, de la famille idéale. On entre dans une nouvelle forme de relations, inconnue. C’est une période d’insécurité, mais nécessaire, car elle permet l’autonomie. L’adolescence, telle qu’on la vit en Suisse, doit passer par cette crise, par cette remise en question. Cette phase de trouble et de complexité va permettre ensuite à chacun de retrouver ses marques.
CK: Dans une société axée sur l’individu, qui doit se définir par lui-même, construire ses valeurs, cette crise n’est-elle pas plus aiguë?
SB: Difficile à dire. Si on parle du modèle ancien, sur le plan sociologique, il n’y a pas encore si longtemps que ça, l’adolescence, c’était la période de transition vers la vie professionnelle, avec à la clé, une autonomie financière. Cette garantie mettait un terme à l’adolescence. Aujourd’hui, l’adolescence tend à s’allonger et l’on constate une perte de repères clairs qui marquent la fin de la dépendance aux parents. Le tableau se complexifie. Il est devenu plus difficile d’avoir une identité claire, du genre: «Je suis adulte, je suis autonome, indépendant financièrement.» Cette identité met beaucoup plus de temps à se dessiner. Cette situation oblige les parents à être parents plus longtemps et oblige les ados à être ados plus longtemps. Un exemple: les apprentissages débutent (en moyenne) aujourd’hui à 18 ans et 3 mois et ne se terminent pas avant 22 ans. Au lieu de partir à 19-20 ans, on reste à la maison jusqu’à 25 ans, sous l’autorité des parents. Il y a une différence entre l’autonomie, c’est-à-dire la capacité à gérer sa vie et les droits obtenus par la majorité (j’ai le droit de sortir, d’aller et venir, de voter, etc…). Les jeunes sont assez libres, mais en termes d’autonomie, peu le sont.
Un autre aspect à ne pas négliger, au vu de l’évolution démographique et du peu d’enfants par famille, c’est le fait que l’on s’attache de plus en plus aux enfants. Une famille n’a pas la même attitude à l’égard de ses enfants si elle en a 2 ou 12! On ne va plus aujourd’hui forcément pousser les jeunes au sortir de leur formation à quitter la maison. On est très sensible au fait de la rareté de l’enfant. Les liens familiaux sont davantage mis en valeur et protégés. Les droits de l’Enfant sont cités en permanence. L’autonomie n’est pas toujours une valeur prônée par les parents. Beaucoup de ces derniers s’accrochent à leurs enfants pour sauver le couple, pour donner un sens à leur propre trajectoire existentielle.
CK: Des éléments qui laissent penser à une «infantilisation»- un «empêchement» à devenir adulte?
SB: Je dirais une surprotection. Au fond, le congé parental devrait plutôt se faire à l’adolescence où l’on rencontre aujourd’hui ce problème de frontière peu claire entre les âges de la vie. Aujourd’hui on distingue cette catégorie sociale qu’on appelle les adulescents, éternels adolescents qui sont en nombre croissant, par manque de moyens financiers, mais aussi par dépendance psychologique aux parents, ce qui est plutôt mauvais signe. C’est aux parents de se détacher des enfants et pas le contraire. J’ai l’impression que c’est de moins en moins le cas.
CK: N’est-ce pas en lien avec une société qui prône le culte de la jeunesse?
SB: Au contraire, on dit aujourd’hui que la jeunesse ne va pas, qu’elle est dangereuse et violente. Être jeune c’est plutôt une tare!
Ce qui est plus embêtant, c’est le culte de la personnalité, du carriérisme, dans les couches qui peuvent se le permettre. Ce culte du «moi» chez les adultes, souvent à travers la carrière professionnelle, a des incidences sur la cellule familiale. On a développé de manière fulgurante le besoin de s’occuper de soi. Une des conséquences de cet état de fait, c’est qu’il y a de moins en moins d’adultes à la maison et des failles évidentes au niveau éducatif apparaissent (qualitatives et quantitatives). Ce vide est anxiogène pour les jeunes. Sur le plan éducatif, il donne beaucoup trop de pouvoir aux jeunes. On le voit bien avec les adolescents difficiles, qui dirigent trop souvent le système familial (puisque les adultes ne l’occupent plus). On ne peut pas demander à un jeune de 11 ou de 14 ans de s’autogérer. Il y a un paradoxe.
Au niveau des cités, on constate un peu le même phénomène. En Crête par exemple, on voit encore des vieillards occuper les places publiques. Les adultes des temps passés faisaient des remarques ou intervenaient auprès des jeunes qui «dérapaient» dans les lieux communautaires (places, bus, train, etc.) En Suisse, à Lausanne du moins, ce sont les jeunes qui occupent les espaces publics. Ils recréent des sortes de familles, souvent par ethnie. Aucun adulte n’intervient s’il y a des dérapages ou des incivilités.
Cette autogestion des jeunes est forcément difficile à vivre et les jeunes en souffrent, surtout au niveau de leur sentiment de sécurité. Ici à l’Appart, on a beaucoup d’enfants angoissés, des enfants qui sont incapables de prendre un bus à 11 ou 12 ans, qui ont des peurs d’enlèvement. Ces peurs ont certainement un lien avec ces heures passées seul-e à la maison.
CK: Et pourtant on parle d’abaisser le droit de vote… à partir de quand un jeune est-il responsable?
SB: Les jeunes désertent la politique. Ils ne se sentent pas toujours concernés par cette dernière, qui roule autour d’un clivage gauche-droite. Peut-être que les verts ont amené du renouveau. Mais on reste dans des systèmes politiques très clivés et ça n’intéresse pas trop les jeunes. S’il s’agissait de voter, par exemple sur l’adhésion à l’Europe, ces derniers voudraient certainement donner leur opinion, mais je suis sidéré comme ils ne disent presque rien sur l’écologie, qui est vraiment leur avenir.
Pourquoi la jeunesse est-elle si peu mobilisée? Acculturation globale? Internet aurait-il été inventé pour tuer l’esprit critique? L’accès à la culture est très important. La culture de masse (people) et la modélisation de la pensée (modes) sont devenues la norme, ce qui me paraît plutôt grave. Le risque: la perte de l’esprit critique et la soumission aux idées dominantes (risque de fascisme, racisme, dogmatisme, idéologie, etc…).
CK: J’aimerais encore aborder la question des réseaux sociaux virtuels, de l’invasion des écrans dans la vie quotidienne….Comment les gérer?
SB: Il faut être prudent. Les plus accros à la télé, c’était la génération de mes grands-parents, qui l’allumaient le matin et l’éteignaient à minuit. Aujourd’hui, les plus accros au portable, ce sont d’abord les gens dans la cinquantaine. Les jeunes ne subissent pas plus que les adultes cette invasion du virtuel.
Par contre, les jeux vidéos, en ligne, bien que les adultes soient également concernés, touchent énormément de jeunes, dont beaucoup développent des addictions précoces aux jeux. On connaît des jeunes qui passent presque tout leur temps libre devant leur jeu et deviennent les personnages de leur jeu. C’est une réelle dépendance, et sans écran, sans l’incroyable attractivité des jeux, ces jeunes sont en total désarroi sur le plan de leur socialisation. Très renfermés, on sent que les jeux remplissent un vide, sécurisent un peu cette angoisse de se retrouver seul (dans le sens physique et philosophique du terme).
Dans les familles saines, ça se gère, des règles sont posées. Dans des familles difficiles, fatiguées, pas disponibles, les parents ne vont pas encore entrer en conflit sur des exigences éducatives. Ils se sentent suffisamment coupables de ne pas toujours pouvoir assumer leur rôle de parents et optent pour le laisser faire. À nouveau, l’enfant a trop de pouvoir. Je ne veux jeter la pierre à personne, sachant que ces situations ne sont pas expressément voulues. Chacun fait ce qu’il peut, avec les moyens dont il dispose.
CK: Le thème de la protection de la jeunesse est à la mode. Est-ce que les jeunes ont plus besoin d’être protégés aujourd’hui?
SB: Je crois qu’il faut distinguer les jeunes des milieux urbains ou ceux des campagnes. Deux mondes. Si je racontais certaines situations familiales on ne me croirait pas, tant ces jeunes ont besoin de protection et même de protection élémentaire: manger, s’asseoir, dire bonjour. Apprendre l’élémentaire de l’éducation qui leur permettrait de se socialiser.
L’école demeure un facteur de protection important. Un jeune, tant qu’il est dans l’école reste intégré, ce qui lui permet de ne pas s’isoler, donc d’éviter les risques de dégradation psychique (dépressions par exemple). Cependant, il ne faut pas tout demander à l’école, et éviter la tendance qui consisterait à lui confier l’éducation des enfants…
Une anecdote: une boulangère offre un pain au sucre à une petite fille accompagnée de sa mère. Elle ne dit pas merci, la boulangère en fait la remarque et la maman rétorque. «Ah vous voyez, on ne leur apprend plus rien à l’école.»
C’est un exemple qui veut tout dire. L’école ne peut pas assumer deux missions. Cette dernière a toujours eu une dimension éducative, mais aujourd’hui, on lui demande d’avoir une mission de parents, d’éducation. Situation paradoxale: il arrive que des parents se positionnent au même niveau que leurs enfants, en contestant les apports de l’école comme on contesterait le «père» (règles-lois).
Autre paradoxe: certains élèves (qui ne vont pas très bien) pensent que c’est l’école qui a besoin d’eux! Ils maltraitent leur enseignant et se mettent dans une position de pouvoir et d’exigences en disant que finalement l’école est à leur service. Il y a un changement de vision, de paradigme, qui est extrêmement difficile à gérer. Un autre élément qui m’inquiète, c’est de constater qu’on a de moins en moins de transitions simples entre la fin de l’école et le monde du travail. Aujourd’hui beaucoup d’élèves vont transiter par des mesures et ça change bien des choses au niveau identitaire. Avant, quand l’adolescent pouvait quitter la peau de l’écolier pour devenir soit l’étudiant, soit l’apprenti, ce nouveau statut était valorisant et valorisé. Les jeunes de notre époque se projettent dans des mesures. «Je vais faire l’Opti» ou alors le Cofop, ou autres. C’est moins valorisant. Cet état de fait signifie pour eux qu’ils n’ont pas atteint les connaissances nécessaires pour qu’on les «attendent» et qu’on les «reconnaissent» dans le monde professionnel. Et ce monde professionnel désavoue l’école, en obligeant les jeunes à passer des examens que les milieux professionnels définissent pour accéder aux formations (basic test). Ça crée un problème, une sorte de désaveu de l’école pour des jeunes qui sont déjà limites, souvent en échec. Alors, et remercions-le, l’État fait ce qu’il peut, crée des mesures pour limiter les risques de désintégration sociale. Mais, ne devrait-on pas plus se poser la question de savoir pourquoi cette société produit tant de laissés pour compte et de jeunes en difficulté, bref interroger davantage les causes, plutôt que de courir après les problèmes…
CK: Précisément: quelles sont ces causes?
SB: Pendant plusieurs décennies, un salaire suffisait à une famille. Les parents pouvaient s’arranger, peu importe qui restait à la maison (partage ou autre). Aujourd’hui, il faut doubler le salaire, ou alors, il faut renoncer à énormément de choses. Un enseignant non universitaire, avec deux enfants, ne vivrait pas sur un salaire et devrait s’adresser à l’aide sociale pour payer, par exemple, ses frais d’assurances maladie.
Cette course à l’argent, pour combler ses besoins, (on vit dans une société qui crée toujours de nouveaux besoins, qui ne fait que stimuler l’achat), fait que les parents sont très préoccupés par les questions matérielles et financières. Ils se retrouvent souvent contraints à devoir désinvestir «l’éducatif» pour investir le professionnel et gagner suffisamment d’argent. Ils se retrouvent fréquemment fatigués, voire épuisés. Ce besoin de double salaire occupe les deux «parents éducateurs» à plein temps! Qui peut dès lors se charger avec sérénité de l’éducation des enfants?
Il y a un risque de dégradation du noyau familial. C’est un vrai problème.
CK: Que faire? Comment aider les parents?
SB: Tout passe par une prise de conscience. Dès le moment où les parents quittent le déni, se rendent compte de la situation et demandent de l’aide, il y en a! On a des moyens de les suivre, de les aider. Mais on a souvent à faire à des parents qui sont dans le déni des problèmes. Et on sait que l’aide contrainte, c’est quand même compliqué!
Cette société a les gens qu’elle mérite, ça touche tous les milieux. Certains parents disent: «Finalement, ça va pas si mal, ça va s’arranger.» Il faut quitter le déni.
Il y a aussi une question politique. Comment veut-on soutenir la famille (aussi financièrement), pour qu’elle puisse retrouver un peu de calme.
Je pense au rôle des garderies: au départ, elles accueillaient des enfants dont les parents étaient contraints de placer leurs enfants. Plus tard, on a mis en évidence la fonction socialisante de l’enfant, l’apprentissage de la vie communautaire en alternance avec la vie à la maison. Aujourd’hui, la garderie est devenue un instrument incontournable du monde économique. Les deux salaires entrent dans le système de consommation. Il faut que les deux parents «bossent», donc le problème de la garde de l’enfant sera réglé par les garderies. Il y a même des entreprises qui possèdent leur propre garderie. Pour le système économique (capitalisme), c’est parfait, pour la famille, beaucoup moins. Mettre un enfant en garderie pour le socialiser à partir de 2 ans, c’est fondamental dans son développement normal. Il doit apprendre à quitter sa mère, son père, quelques heures par semaine, jusqu’à ce qu’il aille à l’école. Mais c’est très différent lorsqu’il s’agit d’y aller du lundi au vendredi soir pour des raisons de besoins d’argent pour vivre. Les parents qui vont les rechercher sont fatigués, ils s’épuisent et risquent en plus de se sentir coupables.
Je suis profondément inquiet de constater l’augmentation permanente des problèmes personnels des jeunes et la meilleure preuve, c’est l’augmentation considérable des dossiers à l’aide sociale ou au service de protection de la jeunesse (SPJ). Si on doit protéger de plus en plus de gens ou de jeunes, c’est que quelque chose ne va pas. Je crois que les besoins fondamentaux n’ont pas changé. Le besoin de sécurité, d’amour, de calme et de sérénité demeure indispensable. Ces éléments restent la base de l’éducation. Si ces choses manquent, on ne fait que courir après les problèmes.
CK: En plus dans une société qui produit sans cesse de nouveaux besoins, et qui ne permet pas le calme.
SB: Heureusement, l’image d’Épinal de la famille demeure. Je suis persuadé qu’il y aura du changement dans un proche avenir, je fais confiance aux jeunes. Ils sauront agir…