juillet 2009
Louise Kasser, cheffe de projet au Conseil Suisse des Activités de Jeunesse, Genève
Les enfants et les jeunes ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement. Voici la teneur de l’alinéa 1 de l’article 11 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, article qui figure au chapitre des droits fondamentaux. Bon nombre de constitutions cantonales contiennent des dispositions similaires, certaines parfois plus détaillées. Ainsi, on reconnaît aux enfants et aux jeunes le droit d’appartenir à une catégorie de la population requérant davantage de soin et de protection que d’autres. L’enfance et la jeunesse sont des âges de la vie qu’on pourrait qualifier de «sacrés», et pourtant leur place au sein de la société a changé. D’une part, parce que les jeunes adolescents prennent eux-mêmes une autre place dans la société: ils sont souvent placés très tôt face à des choix, face à des responsabilités, notamment en matière de scolarité et de formation. L’implication qu’ils peuvent aujourd’hui avoir au sein de leurs établissements scolaires est aussi un facteur où ils se sentent responsabilisés et où ils peuvent avoir un réel pouvoir de décision, même à petite échelle, ce qui n’était pas le cas il y a quelques décennies encore. D’autre part, la place que la société leur donne a peut-être également changé, dans la mesure où depuis quelques années, l’image de la jeunesse véhiculée par certains médias tend de plus en plus à s’imposer comme la seule image possible d’une génération – en d’autres mots, les attitudes problématiques de quelques éléments parlent pour l’ensemble de la jeunesse. Pas un jour ne se passe sans qu’un quotidien ne fasse paraître un article sur la violence des jeunes, l’alcoolisme des jeunes ou encore la délinquance des jeunes. Rappelons-nous par exemple du phénomène des botellones, ces «beuveries géantes publiques» dont la couverture médiatique et l’ampleur polémique ont été sans précédent pendant les beaux jours de l’année 2008.
D’un côté donc, les enfants et les jeunes requièrent une protection particulière, d’un autre côté ils sont dépeints comme des êtres dénués de responsabilités et d’esprit citoyen. Il y a une tension manifeste entre l’idée de protéger la jeunesse et les appels toujours plus insistants pour que les jeunes soient des individus «responsables». La protection de la jeunesse est-elle à ce point-là une idée dépassée? Y a-t-il lieu de protéger davantage la société des comportements et actes des jeunes et d’en appeler à plus de responsabilité individuelle de la part de la jeune génération? Ne faudrait-il pas plutôt réinventer d’autres outils pour que l’État puisse mettre en œuvre cet élément important pour le «mieux vivre ensemble» de toutes les générations?
Outre le fait qu’elle est élevée au rang constitutionnel, la protection de la jeunesse est aussi mentionnée dans de nombreux textes de loi et ordonnances (travail, stupéfiants, denrées alimentaires, radio et télévision, pour ne citer que quelques exemples), mais on ne connaît pas de définition précise et communément acceptée pour définir les objectifs de la protection de l’enfance et de la jeunesse, ni par quels moyens cette protection s’exerce. En France, mais également dans de nombreux autres pays européens, la protection de la jeunesse fait l’objet d’une loi propre, qui définit avec précision le terme même de protection de la jeunesse, et qui pose aussi le champ d’action des pouvoirs publics dans ce domaine. En Suisse, les différents acteurs se renvoient souvent la balle sur la question de la protection de la jeunesse et la tentation d’interpréter le terme à sa propre convenance selon l’actualité du moment est très fréquente. Il manque donc à ce stade une base légale précisant explicitement le terme de protection de la jeunesse.
La protection de la jeunesse peut être définie comme une réglementation juridique permettant de protéger les jeunes de dangers, touchant principalement leur santé ou leurs mœurs. Il faut y ajouter le fait que l’État décide de mesures visant à traduire des objectifs législatifs en normes contraignantes. Ces normes comprennent essentiellement la description de ce dont les jeunes devraient être protégés, comme par exemple la définition d’une limite d’âge pour les différents domaines de protection, mais également la fixation de sanctions pour les cas d’infraction. Ainsi compris, le terme protection vise à la protection des jeunes de dangers possibles. Ces dernières années, et suite au débat sur l’augmentation de la consommation de diverses substances par les jeunes (mais également la meilleure visibilité de cette consommation), cette manière d’interpréter le terme protection de la jeunesse a pris de l’ampleur. Le fait que les adultes, dans l’espace public, ressentent de plus en plus les jeunes comme une menace accentue encore cette tendance. Depuis quelques temps, la protection de la jeunesse ne sert plus à la protection de la jeunesse elle-même, mais bien à la protection de la société des dangers de la jeunesse. En correspondance avec ces évolutions, les réglementations concernant la protection de la jeunesse sont souvent renforcées dans leur aspect répressif et autoritaire.
Cette manière de concevoir la protection de l’enfance et de la jeunesse n’est de loin pas celle de toutes les organisations actives autour de la jeunesse, ce que l’on a notamment pu constater lors des récents débats autour de la révision partielle de la Loi sur les stupéfiants et ceux sur la question du cannabis. C’est également le cas du Conseil Suisse des Activités de Jeunesse, engagé de longue date dans la promotion de la santé et la prévention des dépendances au sein des organisations de jeunesse et de l’enfance en Suisse, par exemple à travers le projet «Voilà», qui vise à soutenir les enfants et les jeunes dans leur bien-être psychique, physique et social et de les aider ainsi à se développer de manière saine. Un autre projet du Conseil Suisse des Activités de Jeunesse, «risk it», a pour but de sensibiliser les jeunes participant à des camps de vacances et autres activités de jeunesse à prendre conscience des risques liés notamment à la consommation excessive d’alcool, à réfléchir sur leur rapport à ces risques et à partager ces expériences entre eux et avec leurs moniteurs. Plutôt que de faire preuve d’angélisme et de minimiser la consommation de substances, qu’elles soient légales ou illégales, bon nombre d’organisations actives autour de la jeunesse reconnaissent la consommation de stupéfiants par les jeunes comme une réalité. Tout comme le monde politique et l’opinion publique, ces organisations prennent cette réalité au sérieux, et savent par expérience que l’utilisation de substances addictives n’est pas banale ou anodine, mais qu’elle est fortement liée à des risques sanitaires et psychosociaux. Cependant, au contraire d’autres acteurs dans le domaine, ces organisations représentant les intérêts de la jeunesse ne considèrent pas la répression comme la seule solution adéquate pour y faire face. Il est évident que des mesures de protection de la jeunesse restrictives et régulatrices peuvent être considérées comme l’une des approches possibles pour empêcher – voire retarder – le premier contact des jeunes avec des substances, quelles qu’elles soient. Mais les objectifs d’une politique en matière de dépendances qui soit durable et d’une protection de la jeunesse efficace sont tout autres. Il faut avant tout renforcer les capacités des jeunes à avoir des rapports constructifs avec les exigences qui leur sont posées, et ce dans une société qui leur demandant beaucoup. Cela inclut aussi le fait d’avoir un comportement responsable vis-à-vis des substances addictives avec lesquelles ils rentrent en contact dans leur environnement. Il s’agit là non seulement de responsabilité par rapport à soi, mais aussi par rapport à la communauté dans son ensemble, à la société.
En adoptant cette perspective, on peut ainsi facilement rapprocher protection de la jeunesse et promotion de la jeunesse. Les dispositions légales concernant la protection de la jeunesse devraient donc tendre à un tout autre but et se concrétiser dans des mesures de promotion plutôt que d’interdiction – en d’autres mots, déboucher sur un accompagnement plutôt que sur des poursuites.
Voyons à présent l’exemple des botellones, ces soirées organisées entre jeunes via Facebook et dont les médias ont fait grand cas au cours de l’été 2008. Si ce débat s’est rapidement tassé à l’apparition de l’automne et des soirées plus fraîches, il n’est pas impossible qu’il revienne chaque année avec les beaux jours. Ce débat a permis à maintes reprises aux médias de dépeindre les jeunes comme des êtres dénués de bon sens et de responsabilités, qui passeraient leur vie à s’enivrer dans les parcs publics et à laisser quantité de déchets derrière eux. Il est cependant important de préciser que, manifestement, le phénomène du botellón ne reflète pas uniquement des problèmes de consommation d’alcool chez les jeunes, mais aussi d’autres revendications de la part de cette génération. Un botellón donne par exemple l’occasion aux jeunes de se rencontrer, de s’approprier une partie de l’espace public urbain et ainsi de prendre place symboliquement dans une société qui trop souvent les stigmatise. À Genève par exemple, mais également dans d’autres villes de Suisse romande, l’augmentation du prix des boissons dans les cafés et la récente disparition des lieux de culture alternatifs ont pour conséquence directe la recherche d’autres lieux de consommation, où l’alcool est moins cher et plus facilement accessible. Les stratégies d’achat de boissons alcooliques se sont également modifiées suite à l’entrée en vigueur d’une loi interdisant la vente après 21h, remettant ainsi en cause l’objectif de cette loi.
Face à l’ampleur du phénomène, plusieurs municipalités ont très rapidement décidé – au nom de la protection de la jeunesse, mais aussi de l’ordre public – l’interdiction formelle des botellones, avec intervention policière à l’appui selon les besoins. Ces interdictions ont eu pour conséquence des réunions dans d’autres lieux, la recherche de stratégies alternatives pour boire davantage encore, mais peut-être aussi l’apparition de mécontentement et de frustration chez certaines personnes ne comprenant pas pourquoi une telle manifestation a été interdite quelques semaines à peine après un rassemblement comme l’Euro2008. Au lieu de répondre par l’interdiction pure et simple de rassemblements tels que les botellones, les autorités municipales genevoises ont eu le courage de privilégier le dialogue et l’ouverture, en misant sur les responsabilités que pouvaient prendre les jeunes eux-mêmes pour l’organisation de leur événement, notamment en ce qui concerne l’élimination des déchets et l’utilisation raisonnable de l’espace public.
C’est bien ainsi que l’on pourrait définir la responsabilité collective de la société face aux jeunes en matière de protection: leur donner les moyens de prendre leurs responsabilités, renforcer leurs compétences et leur aptitude à évoluer dans une société toujours en mouvement et les aider à faire face aux risques et opportunités que cette société peut présenter. Il faut absolument que les pouvoirs publics maintiennent un dialogue proactif dans les quartiers et les lieux de rencontre des jeunes adultes. C’est en offrant aux jeunes la place qui leur revient dans la société, et non en répondant par l’exclusion et la stigmatisation, que ceux-ci pourront exprimer leurs revendications et se sentir en confiance pour prendre des responsabilités. Les jeunes peuvent et doivent être considérés comme de réels partenaires, avec qui il est possible de réfléchir conjointement à des solutions et de fixer des conditions afin d’encadrer des événements tels que les botellones. Il serait bon que les dispositions légales concernant la protection de la jeunesse prennent en compte ces évolutions sociétales, qu’elles encouragent la participation de la jeunesse à tous les niveaux et ne s’appuient uniquement sur les outils que peuvent représenter les interdictions et les limites d’âges pour protéger de manière efficace l’enfance et la jeunesse.