mars 2019
Dominique Schori (Infodrog)
Le drug checking fait partie de la réduction des risques destinée aux consommateurs de substances psychoactives. Il comprend une analyse chimique de la substance et une consultation individuelle. Il s’agit d’une offre à bas seuil d’accessibilité, sans jugement de valeur vis-à-vis de ses usagers et gratuite pour eux. Elle est principalement destinée aux consommateurs de drogue à usage récréatif. L’analyse chimique des substances est réalisée par un laboratoire spécialisé. En Suisse, des offres de drug checking existent dans le canton de Berne (depuis 1998), la ville de Zurich (depuis 2001), les cantons de Bâle-Ville et Bâle-Campagne (depuis 2013) ainsi que dans le canton de Genève. Les toutes premières interventions de drug checking lors de soirées festives ont été réalisées par l’association eve&rave au milieu des années 1990 1.
Les offres de drug checking poursuivent pour l’essentiel les objectifs suivants :
Les fondements du drug checking se sont développés majoritairement dans la pratique et reposent surtout sur les expériences réalisées et les opinions des experts. Les preuves scientifiques, comme on les obtient avec des études randomisées et contrôlées, ne sont généralement pas disponibles 1. Toutefois, si l’on adopte une définition plus large des preuves scientifiques, il existe différents éléments qui attestent de l’efficacité du drug checking par rapport aux objectifs mentionnés ci-dessus. Selon l’Institut allemand de recherche en addiction et prévention, la prévention des addictions evidence-based se définit en effet par une « utilisation scrupuleuse, judicieuse et systématique des meilleures connaissances scientifiques théoriques et empiriques disponibles, ainsi que du savoir des praticiens et de celui du groupe-cible pour la planification, la mise en œuvre, l’évaluation, la diffusion et le développement de mesures structurelles et comportementales.2 »
Une étude menée aux États-Unis a exploré l’efficacité du drug checking auprès des consommateurs dans le milieu festif en s’intéressant à la promotion des compétences de consommation ainsi qu’à la sensibilisation aux risques. Elle a montré que les personnes ayant fait analyser de la MDMA, et qui avaient été informées qu’il ne s’agissait pas de cette substance, mais parfois d’une autre particulièrement dangereuse (en particulier de la PMA et du PMMA, qui sont beaucoup plus toxiques), étaient significativement moins nombreuses à vouloir la consommer. Seuls 26 % des participants, dont l’échantillon s’était avéré ne pas être de la MDMA, avaient l’intention de consommer la substance (contre 46 % de ceux dont l’échantillon contenait effectivement de la MDMA) 3. D’autres études ont eu des résultats similaires. Une enquête non représentative menée par le projet de drug checking Checkit ! à Vienne a montré que deux personnes interrogées sur trois, pour qui l’analyse avait révélé des composants inattendus ou très dangereux, renonçaient à consommer la drogue testée.
En Suisse, les données des enquêtes chez les consommateurs festifs indiquent que le besoin en information et en compétences vis-à-vis de la consommation et des risques est très élevé chez eux. Une enquête non représentative a révélé que seuls 4 % des personnes interrogées ont affirmé que le contenu et le dosage des substances consommées ne leur importaient guère, et qu’ils les consommeraient de toute façon indépendamment de leur niveau d’information 4.
La Stratégie nationale addictions mise en œuvre depuis 2017 part du principe que les individus sont responsables vis-à-vis de leur mode de vie et de leurs comportements. Elle veut donc contribuer à encourager les « compétences en matière de santé », afin que chacun puisse « faire ses choix en toute connaissance de cause ».
Une grande partie des usagers de drogues en milieu festif consomment ces substances illégales sans avoir ou développer un mode de consommation problématique. Pour qu’ils puissent exercer leur responsabilité personnelle vis-à-vis de la consommation de telles substances, il est nécessaire qu’ils soient informés des risques et conséquences de cette consommation. Une condition nécessaire pour cela est qu’ils puissent connaitre le contenu de la substance qu’ils souhaitent consommer. Un conseil basé sur les données issues de l’analyse chimique et sur les connaissances facilite donc une consommation responsable.
La Stratégie nationale addictions souhaite aussi répondre « aux comportements à risque qui s’installent dans différents groupes de population » et atteindre avec des offres spécifiques ces personnes, indépendamment de leur âge, sexe ou de leur origine socioculturelle ». Les offres de drug checking s’adressent spécifiquement à la population très hétérogène des usagers de drogue en milieu festif, que les autres offres de prévention ou de réduction des risques n’atteignent pas. Une étude menée à Zurich 5 a ainsi montré que le drug checking constitue, pour les usagers de drogue en milieu festif, souvent le premier contact avec des professionnels du domaine des addictions.
Au-delà de l’accès aux usagers de drogues en milieu festif, les offres de drug checking contribuent aussi à une meilleure compréhension des tendances et dynamiques du marché, ainsi que de la consommation, des drogues illégales. Ils peuvent notamment contribuer à identifier rapidement des développements dangereux sur le marché des drogues (substances ou produits de coupage dangereux pour la santé, changements significatifs voire systématiques du dosage / degré de pureté des substances pouvant entrainer des risques de surdosage), particulièrement là où d’autres interventions ou la police n’ont pas d’accès. Dans certains pays, le monitorage du marché illégal des substances psychoactives est même le premier objectif du drug checking. Le Trans European Drug information Project (TEDI), une base de données regroupant les résultats d’analyses de toute l’Europe a permis de rassembler entre 2008 et 2013 plus de 45’000 analyses, permettant ainsi d’obtenir des connaissances utiles au sujet de l’arrivée de nouvelles substances potentiellement dangereuses. Aux Pays-Bas, l’identification de LSD contaminé par du fentanyl a ainsi conduit à une campagne d’alerte nationale dans ce pays 6. Un tel dispositif d’alerte précoce n’existe pas encore en Suisse.
Les connaissances recueillies sur les usagers et les substances qu’ils consomment peuvent aussi servir à informer le public sur des tendances dangereuses en matière de santé ou à améliorer les règles de safer use et les autres conseils de réduction des risques. Les données recueillies à l’aide d’un questionnaire, qui est utilisé par toutes les offres de drug checking suisses ainsi que d’autres institutions pour structurer les consultations, offrent par ailleurs une vue détaillée des comportements de consommation et des problèmes qui y sont liés chez les usagers de drogue en milieu festif. Les résultats de l’enquête sont publiés chaque année par Infodrog 7.
À l’heure actuelle, les données provenant des différentes offres de drug checking en Suisse ne sont pas rassemblées et analysées sur le plan national. Une étude de faisabilité examine actuellement les conditions qui pourraient permettre de le faire. La dernière mise en commun des résultats d’analyse de la ville de Zurich et du canton de Berne date de 2015 8 et a porté sur 2’242 échantillons de substances. Pour 1’379 d’entre eux, des avertissements ont été prononcés en raison de la détection de produits de coupage pharmacologiquement actifs, de dosages très élevés ou de la présence de substances actives inconnues. Les substances les plus souvent analysées étaient la cocaïne, respectivement la MDMA s’agissant du laboratoire mobile. Les substances les plus testées étaient (en rang décroissant) la cocaïne (36% des échantillons), l’amphétamine (23%) et la MDMA (pilules et poudre, 23%). Les échantillons de LSD représentaient 5,7% des cas. D’autres substances, comme la kétamine, l’héroïne, la méthamphétamine ou les NPS (nouvelles substances psychoactives), ont plus rarement été analysées.
L’offre de drug checking de la ville de Zurich 9 publie chaque année une statistique des substances analysées. Ces données ne sont pas représentatives du marché des drogues de la ville de Zurich ou de la Suisse. Ce qui reste pourtant frappant, c’est que le pourcentage des échantillons de cocaïne est constant et représente entre 42 et 46% de toutes les analyses (la part du drug checking fixe est bien plus élevée que pour le mobile). Le degré de pureté de la cocaïne testée se situait en moyenne à 78%, mais fluctuait entre 0.1 et 100%! On observe aussi une nette augmentation du taux de pureté moyen et seuls 37% des échantillons de cocaïne testés en 2017 à Zurich étaient mélangés avec produits de coupage pharmacologiquement actifs (contre 55% l’année précédente). Ce recul constitue une autre tendance depuis un certain nombre d’années. Lorsqu’elle est coupée, la cocaïne est mélangée le plus souvent à du lévamisole, une substance développée pour lutter contre un ver parasite et dont la consommation régulière peut provoquer des dommages sérieux pour la santé comme des vascularites, l’anémie ou de l’hypertonie pulmonaire. Les autres produits de coupage, comme la phénacétine, la caféine ou des anesthésiques locaux, ont plus rarement été identifiés.
Sur la base des données de Zurich, l’augmentation de la quantité de substance active (MDMA) dans les pilules d’ecstasy constitue une tendance préoccupante. Cette évolution s’observe partout en Europe. La teneur moyenne en MDMA des pilules d’ecstasy a augmenté entre 2011 et 2017 d’environ 100 mg à environ 160 mg10. Les données de l’outil en ligne d’alerte sur les substances, qui regroupe les données de toutes les offres de drug checking et qui est géré par Infrodrog, confirment cette tendance 7. Ainsi, la teneur moyenne en MDMA des pilules d’ecstasy, pour lesquelles un avertissement a été publié (dès 120 mg de MDMA) a passé de 133 mg en 2012 à 186 mg en 2017. Comme pour la cocaïne, on observe ici aussi de fortes variations. En 2017, à Zurich, la quantité de MDMA trouvée dans les pilules allait de 45 à 285 mg.
On observe également une hausse de la pureté des échantillons d’amphétamine testés à Zurich. Le taux de pureté moyen a augmenté de 23% en 2011 à 51% en 2017. Les autres produits retrouvés dans les échantillons d’amphétamine en 2017 étaient la caféine comme produit de coupage (environ 50% de tous les échantillons) et les impuretés liées à la synthèse (33%), reflétant une fabrication de mauvaise qualité. Elles entrainent des risques difficilement estimables pour la santé des consommateurs.
Tant que la plupart des substances psychoactives restent illégales, il y aura un besoin pour le drug checking. De nouvelles substances inconnues vont continuer à apparaitre sur le marché et des substances déjà connues, mais jusqu’ici rarement consommées, pourront soudainement gagner en popularité. La pureté des poudres, la teneur en principe actif des pilules ainsi que la proportion de produits de coupe potentiellement dangereux vont encore fluctuer à l’avenir.
Aujourd’hui, les offres de drug checking attirent principalement les consommateurs de drogue qui ont un usage récréatif. L’offre pourrait et devrait encore être élargie à d’autres consommateurs comme les usagers des locaux de consommation, les consommateurs de cannabis ou ceux qui consomment des stéroïdes anabolisants de manière illégale. Une étude de l’Université de Berne a par exemple montré que les échantillons de cannabis sont souvent contaminés par des pesticides ou contiennent des résidus de métaux lourds, dont la présence a des effets jusqu’ici inconnus sur la santé des consommateurs 11.
Les quelques offres de drug checking existantes ne couvrent qu’une petite partie de la Suisse. Cela signifie non seulement que l’on ne répond pas aux besoins existants en matière de drug checking, mais aussi que le potentiel du drug checking comme instrument de récolte de données n’est pas complètement exploité. Avec le développement des offres de drug checking, le marché illégal des substances pourrait être mieux observé et un système d’alerte précoce, comme il en existe dans d’autres pays européens, pourrait être mis en place. Les autorités cantonales et fédérales disposeraient ainsi de davantage de données et d’informations sur les marchés illégaux et leurs dynamiques. Il importera néanmoins aussi, au regard de la pression croissante sur les finances de nombreux cantons, d’assurer à moyen terme le financement des offres de drug checking.