mars 2019
Thilo Beck (ARUD) par Frank Zobel (Addiction Suisse)
Frank Zobel : On parle beaucoup de légalisation du cannabis actuellement en Suisse et au niveau international, mais très peu de la légalisation et régulation des autres drogues illégales comme l’héroïne, la cocaïne ou l’ecstasy (MDMA). Pourquoi est-ce le cas selon vous ?
Thilo Beck : Le cannabis est la substance illégale la plus consommée et il a aussi la réputation d’être une drogue « douce ». Le seuil pour accepter une régulation de cette substance est ainsi beaucoup plus bas que pour des drogues qui sont considérées plus dangereuses comme l’héroïne ou la cocaïne. À ce sujet, il faut préciser que l’appréciation de la dangerosité (des dommages engendrés) des différentes substances dans l’opinion publique, mais aussi en partie chez les experts, se base largement sur des convictions et des évaluations inappropriées, et empêche ainsi un débat rationnel. La réalité est que la grande majorité des usagers est en mesure de consommer de manière contrôlée des drogues légales comme illégales.
Frank Zobel : Vous avez souvent dit que vous étiez en faveur de la légalisation et régulation de toutes les drogues. Pouvez-vous nous expliquer quel est votre raisonnement ?
Thilo Beck : Si on mène une analyse objective, on constate qu’une politique d’interdiction des substances psychoactives ne peut être mise en œuvre et que la guerre contre la drogue a échoué. Cela s’est confirmé à plusieurs reprises au cours des siècles : les drogues sont consommées, qu’on les interdise ou non, et indépendamment des efforts qui sont mis en œuvre pour faire respecter l’interdit. Prenons l’exemple de la Suisse : malgré l’interdiction toutes les drogues ou presque sont accessibles et financièrement abordables pour toutes les catégories de la population. Toutefois, à niveau d’accessibilité comparable, les dommages pour les consommateurs et pour la société sont beaucoup plus élevés dans un contexte de prohibition que dans le cadre d’une régulation. Une légalisation, comprise dans le sens d’une régulation responsable, n’apporte que des avantages parce qu’un phénomène, jusqu’alors illégal et peu accessible, est retiré des mains d’organisations criminelles méprisant les droits humains pour intégrer des structures sociales connues. Les consommateurs seraient aussi beaucoup plus atteignables avec des informations, des conseils et des traitements. La consommation de substances illégales, jusqu’ici cachée, pourrait à l’aide d’une régulation être enfin socialement intégrée et bénéficier d’une normalisation, ce qui permettrait le développement de règles et de modes de consommation acceptables. Une telle intégration dans les codes de bonne conduite sociaux pourrait aussi grandement faciliter une protection efficace de la jeunesse.
Frank Zobel : Les opposants à la légalisation et la régulation des drogues illégales autres que le cannabis sont d’avis que c’est trop dangereux parce que beaucoup plus de personnes auront accès à ces substances et que les dommages vont forcément augmenter. Que leur répondez-vous ?
Thilo Beck : Cela va à l’encontre de toutes les expériences faites jusqu’ici. Lorsque, dans le cadre d’une régulation, les substances ne font pas l’objet d’une promotion et de ventes agressives, il y a peu de nouvelles catégories de clients et le nombre de consommateurs reste plus ou moins stable par rapport au marché illégal antérieur. Autrement dit : les usagers qui sont intéressés par ces substances ont déjà réussi à les obtenir sur le marché illégal.
Frank Zobel : Avec le cannabis on voit qu’il y a deux domaines de la régulation : l’usage médical ou thérapeutique et l’usage non médical ou récréatif. Cela serait-il aussi le cas avec les autres drogues ? Et, si oui, quels sont les enjeux qui résultent de cette séparation ?
Thilo Beck : S’il y a des indices d’une utilité thérapeutique d’une substance psychoactive, il faut l’évaluer et la confirmer comme pour tout autre médicament avec des études scientifiques qui permettront, le cas échéant, une autorisation pour un usage médical. La régulation des produits thérapeutiques s’appuie sur des règles très strictes. L’autorisation de substances à des fins récréatives serait moins restrictive parce qu’il n’y a pas besoin de prouver l’existence d’effets comme pour l’usage médical. La séparation de ces deux domaines d’utilisation est importante et, selon moi, tout à fait faisable.
Frank Zobel : Prenons un exemple concret : la cocaïne. Comment pourrait-on réguler cette substance ? Qui pourrait avoir un accès légal à cette substance, à quelles conditions, et qui pourrait la distribuer ou la prescrire ? Y’aurait-il des limites aux quantités que l’on peut obtenir, à la pureté du produit, etc. ? Laisserait-on le marché au secteur privé ?
Thilo Beck : Une régulation judicieuse et raisonnable d’une substance comme la cocaïne doit faire l’objet d’un débat et de prises de décisions dans le cadre d’un processus social et politique. Les principes qui doivent être considérés sont indépendants des substances. Les objectifs de la régulation devraient être : de permettre aux usagers potentiels, à l’aide d’information et de conseils, une utilisation aussi sure que possible ; de garantir la qualité de la substance ; d’éviter autant que possible un élargissement des groupes de consommateurs pour ne pas augmenter inutilement leur nombre ; et d’assurer une protection de la jeunesse aussi bonne que possible. Last but not least, il faudra aussi définir des normes pour assurer la sécurité dans la circulation routière.
Comme il s’agit d’usage récréatif, la substance ne serait pas prescrite par les médecins, mais vendue dans des magasins spécialisés ou des pharmacies par du personnel bien formé. Pour des substances comme la cocaïne, dont la dangerosité est supérieure au cannabis, il faudrait informer de manière adéquate sur les risques liés à l’usage ainsi que sur la meilleure manière (la moins dangereuse) de l’utiliser. Le consommateur doit pouvoir décider de manière informée si et comment il souhaite consommer la substance, et quel risque il est prêt à prendre en le faisant. Aussi longtemps qu’une telle régulation n’existe pas au plan international, il faudra aussi que les usagers s’enregistrent pour empêcher la revente des substances, faire respecter les quantités autorisées et vérifier les intervalles d’accès. La production et la vente pourraient être entre les mains de l’État ou déléguées à des privés avec un système de licences. Le prix devrait être fixé à un niveau où il rend le marché noir peu attractif, mais n’encourage pas inutilement la consommation. Les heures d’ouverture et le nombre de points de vente sont un autre outil pour réguler la consommation. La publicité devrait être interdite et la protection de la jeunesse devrait se traduire par des limites d’âge appropriées.
Frank Zobel : Nous avons réalisé il y a peu une étude sur le marché de la cocaïne. Au moins trois groupes de consommateurs sont apparus : des consommateurs occasionnels, des personnes marginalisées qui consomment aussi souvent de l’héroïne et d’autres substances, et des usagers socialement intégrés qui utilisent la cocaïne de manière très régulière au travail et dans leur vie sociale. Le premier groupe est le plus important en nombre, mais ne consomme qu’une petite partie de la cocaïne, alors que les deux autres sont beaucoup moins nombreux, mais consomment ensemble environ trois quarts de toute la cocaïne consommée. Comment agirait-on vis-à-vis de ces différents groupes dans le cadre d’une régulation ?
Thilo Beck : Comme mentionné au paravent, la régulation amènerait de nombreux bénéfices pour le premier groupe, le plus nombreux, car la consommation occasionnelle échapperait aux risques liés à l’interdiction et bénéficierait d’un contrôle de qualité de la substance et d’informations permettant de réduire les risques liés à la consommation. Les personnes socialement intégrées qui ont une consommation élevée pourraient être mieux identifiées et abordées dans les points de vente, et pourraient faire l’objet d’interventions brèves les motivant à réfléchir à leur comportement de consommation et à recourir à des conseils ou à un traitement spécialisé. Pour le second groupe, il s’agirait surtout de développer la collaboration avec et entre les centres de conseil et de traitement.
Frank Zobel : Quels seraient selon vous les principaux avantages du modèle de régulation que vous avez esquissé et où voyez-vous d’éventuels problèmes ou risques lors de sa mise en œuvre ?
Thilo Beck : Jusqu’ici, les consommateurs et la société sont exposés à des structures mafieuses sans vergogne, qui ont pour seul objectif de maximiser leurs profits sans tenir compte des conséquences pour les consommateurs et pour la société. Par rapport à ce scénario, la régulation n’apporte que des avantages. La consommation qui existe déjà pourrait se dérouler de manière beaucoup plus sure sans la criminalisation des usagers, avec des informations sur le safer use et des produits de meilleure qualité. Les consommateurs à risque pourraient mieux être identifiés et soutenus avec des offres de conseils et de traitement. Les revenus de la vente des substances n’iraient plus dans une caisse noire, mais pourraient financer des offres de traitement. La police et la justice seraient drastiquement déchargées et pourraient utiliser les ressources libérées pour soutenir de manière adéquate la protection de la jeunesse. Un avantage supplémentaire de la régulation, rarement considéré à sa juste valeur, serait la libération des pays producteurs des griffes des organisations criminelles qui sont actives dans ce secteur.
Frank Zobel : Pourrait-on aussi s’imaginer essayer de remplacer la cocaïne par une autre substance moins dangereuse ? Si oui, comment cela pourrait-il être fait et quelles pourraient être les substances pouvant remplacer la cocaïne ?
Thilo Beck : On connait des recherches dans ce sens dans le domaine de l’alcool qui visent le développement de substances aux effets similaires, mais moins dangereuses. Pour une substance comme la cocaïne il n’y a, à ma connaissance, pas de projets équivalents.
Frank Zobel : S’il fallait commencer avec la légalisation des drogues et s’il fallait n’en choisir qu’une, laquelle serait-elle ?
Thilo Beck : Du point de vue de la réduction des risques et de la santé publique, il faudrait commencer avec celle qui est le plus consommée afin de toucher le plus de gens possible et d’obtenir ainsi les effets les plus importants.
Frank Zobel : Que pensez-vous ? Une telle légalisation pourrait-elle avoir lieu dans les dix prochaines années ?
Thilo Beck : Il y a quelques années, j’en aurais fortement douté. Entre-temps, avec la régulation croissante du cannabis au niveau international, il y a une telle dynamique que je regarde l’avenir avec intérêt. Je souhaite qu’une régulation réussie du cannabis permette d’étendre le débat à toutes les autres drogues jusqu’ici illégales.
Frank Zobel : Merci pour cet entretien