mars 2019
Claude Uehlinger (Matrix Psychiatrie, Fribourg)
La production d’opiacés et de cocaïne est en augmentation ces dernières années selon les chiffres les plus récents publiés par l’ONUDC. Les nouvelles drogues de synthèse (NPS) paraissent de plus en plus accessibles, notamment sur le darknet, et les autorités de contrôle n’arrivent pas suivre le rythme des mises sur le marché des nouvelles molécules.
Les connaissances scientifiques sur les addictions ont aussi considérablement évolué ces 30 dernières années. La masse des articles publiés dans ce domaine s’est accrue de façon exponentielle. On connait de mieux en mieux, par les neurosciences, les mécanismes de l’addiction. Cela a aussi permis de diffuser une connaissance plus large et spécifique sur le sujet et, quelle que soit la région de la planète, les méfaits de la consommation des substances psychoactives sont désormais à peu près connus de tous.
Sur le plan de la gestion de la problématique des addictions, la prévention, bien que généralement insuffisante, est devenue plus efficace et a joué un rôle important dans la prise de conscience collective du rôle délétère de la consommation des drogues. Les informations émanant des autorités publiques, et qui sont basées sur les évidences scientifiques, sont en général de mieux en mieux conçues. Les offres de prise en charge pour les personnes souffrant d’addiction sont également plus diverses et comprennent maintenant des interventions de plus en plus spécifiques qui tiennent compte des besoins individuels.
Dans la pratique des soins de base, les relations entre professionnels et patients ont aussi considérablement évolué, en miroir de la diversité grandissante des modalités thérapeutiques. D’une attitude confrontante, paternaliste, le savoir-être et le savoir-faire des thérapeutes se sont souvent mués en une posture de partenariat avec le demandeur de soins. La responsabilité des décisions à prendre dans une démarche thérapeutique est progressivement endossée par le patient. Cette évolution récente, souhaitée par tous les acteurs impliqués dans les prises en charge, a permis de changer les mentalités et le regard sur les addictions. Les dispositifs de soins spécialisés sont mieux intégrés dans la communauté et acceptés par la population. Selon les endroits, le stigma social attaché à cette problématique a pu être réduit, sans pour autant le faire disparaitre, hélas. On va un peu plus facilement parler à son entourage de son addiction, la parole s’est en partie libérée, le sujet peut être abordé plus souvent et plus facilement lors d’une simple conversation ou en consultation avec son médecin traitant.
Malgré ces progrès et selon les addictions, qui peuvent se distinguer entre autres par la nature de la substance consommée ou les modes d’administration, il y a bien sûr des différences considérables quant à l’évolution de la problématique et de sa prise en charge. Certaines dépendances sont bien reconnues, dépistées et les offres de soins bien étayées. En Suisse, les personnes dépendantes des opiacés se voient offrir un large éventail d’interventions ambulatoires ou résidentielles. Les procédures de prise en charge sont très bien définies et les quelque 30’000 individus et leur famille affectés par ce problème sont plutôt bien accueillis dans des dispositifs dotés de professionnels extrêmement bien qualifiés. Les traitements sont considérés comme efficaces, ils satisfont la plupart des usagers et ils sont pris en charge par les organismes financeurs tels que les caisses maladie, sans limitation dans le temps.
La situation n’est pas la même pour la prise en soins des personnes souffrant d’une addiction aux stimulants et à la cocaïne en particulier. Cette différence n’est pas nouvelle et depuis que les soins en addictions se sont spécialisés, il a été observé que les usagers de drogues stimulantes sont peu nombreux à demander de l’aide, en comparaison avec les autres drogues. Ce constat peut être fait dans toutes les structures spécialisées en addiction.
Face à cette évidence, les réactions des professionnels et des autorités sont restées sans grands effets tout au long des dernières décennies. Les offres de dépistage, de suivi et de prise en charge ont été affinées et adaptées aux besoins réels ou supposés de cette partie des consommateurs de drogues. Pourtant, les usagers de stimulants continuent à ne pas fréquenter les professionnels des addictions.
Même si elles sont partielles et forcément insuffisantes, plusieurs explications peuvent être avancées. Elles tiennent compte des caractéristiques liées à la substance, aux consommateurs et à l’environnement.
Les stimulants et leurs propriétés psychoactives sont très intéressants du point de vue addictologique, car ils entrainent des manifestations cliniques qui se distinguent des substances dites « dépressogènes » comme les opiacés ou l’alcool. De façon générale, les modes d’administration et les effets psychoactifs vont largement influencer la consommation et l’évolution clinique pour chaque usager. Certains vont en prendre très occasionnellement, d’autres plus fréquemment, mais seule une minorité va développer une dépendance active, marquée par des consommations compulsives. Ainsi, l’usager de substances stimulantes peut entretenir plus longtemps l’idée qu’il peut contrôler ses prises. Cet aspect pourrait ralentir la prise de conscience qu’il y a effectivement un problème et participer au déni qui prévaut au début d’une carrière de consommation excessive puis éventuellement d’une dépendance. Cette évolution fluctuante a des conséquences négatives sur la prise de drogues qui contribue à en banaliser les effets et va retarder la demande d’aide. C’est une grande différence avec la consommation d’héroïne, qui laisse moins de « choix » à ses usagers puisqu’elle est plus addictogène sur le plan physiologique.
Les caractéristiques personnelles et les dispositions caractérielles de l’usager de stimulants peuvent largement influencer la survenue d’un éventuel problème. Les effets désinhibant de la drogue, ainsi que les propriétés améliorant les performances cognitives et motrices, en font une drogue de premier choix par exemple pour des personnalités dites « extraverties ». D’autres dispositions psychologiques relevées plus fréquemment chez les consommateurs de stimulants pourraient également intervenir dans le report de la demande d’aide en cas d’aggravation du problème. Cela dit, il faut être très prudent, car les données scientifiques n’ont pas pu mettre en évidence un profil de personnalité addictive. Pas plus qu’il n’existe de corrélation clairement établie entre les dispositions psychologiques d’un individu et le pronostic à long terme de l’addiction aux stimulants. Cela dit, tout ce que l’on sait aujourd’hui sur les processus de modification du comportement et sur la motivation au traitement permet de comprendre que les spécificités liées à l’usage de cocaïne pourraient également jouer un rôle dans l’état de préparation au changement et, donc, éventuellement de demande de soins spécialisés.
Les offres de soins se sont densifiées avec les avancées scientifiques. Depuis qu’il est admis que l’addiction est une affection cérébrale chronique et récidivante, les professionnels et les institutions ont contribué à développer un réseau assez dense de dispositifs de prises en charge. L’évolution des mentalités, la prise de conscience collective et les données épidémiologiques ont également favorisé l’émergence de structures et de compétences spécialisées dans la prévention et les soins. Le maillage thérapeutique pour les problèmes de dépendance aux opiacés est extraordinairement dense chez nous. L’accès à des traitements par des substances agonistes comme la méthadone a grandement été facilité. Les soignants jouissent d’une importante marge de manœuvre s’agissant des modalités d’application et d’utilisation des différents leviers thérapeutiques. Cela n’est pas vraiment le cas pour la prise en charge des personnes souffrant de problèmes liés aux stimulants. Les professionnels devant prendre en charge ces patients sont beaucoup moins aguerris pour répondre aux besoins des usagers. Les formations de base en addictologie se centrent surtout sur ce qui est mieux appréhendé, la prise en charge des problèmes d’alcool et d’opiacés. Étant plus à l’aise avec des consommateurs de substances dépressogènes, les professionnels ont moins « l’habitude » de faire face aux spécificités de l’abus de stimulants. Il faut reconnaitre aussi qu’il n’y a jusqu’ici guère d’options thérapeutiques à proposer aux patients qui soient reconnus efficaces. Il n’y a pas non plus de médication spécifique malgré le fait que cela fait de très nombreuses années que l’on tente en vain de mettre sur le marché une molécule qui puisse influencer favorablement le cours d’une cocaïnomanie.
Comparé aux offres de traitements variées en alcoologie ou dans le traitement de la dépendance aux opiacés, il est plus difficile d’attirer puis de retenir en traitement pendant une durée suffisamment longue, un consommateur de cocaïne ou d’amphétamine. Les facteurs internes et externes qui peuvent le motiver à s’engager dans un tel traitement sont difficiles à répertorier précisément. Cependant, on sait que les options médicamenteuses constituent une bonne raison pour se faire aider lorsque la situation se péjore sérieusement sur le plan physique ou psychique. Ce manque de perspectives concrètes se retrouve également dans les offres résidentielles. Les programmes sont peu spécifiques pour répondre aux attentes des consommateurs de stimulants. Comme la demande de prise en charge n’est pas non plus assez importante pour inciter la mise sur pied d’offres de soins spécifiques, il n’existe pratiquement pas de possibilités pour ceux qui en ont besoin d’être admis dans un environnement thérapeutique approprié.
Ces éléments mis bout à bout expliquent en partie pourquoi si peu d’usagers de stimulants font des demandes de prise en charge. Un consommateur moins conscient de son problème de dépendance, qui banalise plus sa situation, face à des professionnels peu ou pas formés aux spécificités de la prise en charge liée aux stimulants, et de surcroit n’ayant quasiment pas de traitements médicamenteux ou de thérapies spécialisées à proposer, sont en effet susceptibles de remettre à plus tard une éventuelle démarche en soins.
Il faut encore noter une tolérance sociale plus marquée pour les stimulants que pour d’autres drogues illégales. Ils continuent à bénéficier d’une image plus favorable. Toujours associés à l’amélioration des performances, à la réussite sociale ou professionnelle, ils entretiennent une représentation ambivalente dans les imaginaires des consommateurs et des patients. Entre le gage de mieux et de plus associé à la drogue, et la sous-estimation de la gravité plus ou moins consciente de l’usage excessif voir d’une dépendance, il est plus difficile de mettre des mots sur l’ambivalence de l’usager et à fortiori pour ce dernier de formuler une demande d’aide.
Sur le plan des politiques publiques, les postures et attitudes ne sont pas claires non plus. Il n’y a pas le même consensus sur la réponse aux problèmes liés aux stimulants que pour les autres drogues. Le trafic de cocaïne et des autres substances stimulantes vendues sur la voie publique font l’objet d’une répression très médiatisée et les autorités peuvent donner l’impression que c’est la seule façon de lutter contre leurs méfaits. Il n’y a par contre pas de réelle volonté politique de mettre sur pied pour ces substances des projets de prévention et de traitement dignes de ce nom. Accaparées certainement par les dégâts plus visibles et « bruyants » occasionnés par la consommation d’opiacés, plus de ressources y ont été consacrées au détriment des efforts qui auraient dû être déployés pour les usagers des stimulants. En outre, il est probable qu’il n’y a pas eu encore de prise de conscience par les professionnels, et encore moins par les autorités, que l’accessibilité aux stimulants et aux nouvelles substances de synthèse a augmenté. Cette réalité va s’imposer ces prochaines années et nous serons alors obligés de réagir plus efficacement.
Il est impératif de proposer de nouvelles approches pour les usagers de stimulants. La répression n’est pas une solution pour réduire significativement les problèmes. Parmi les pistes à explorer pour densifier les alternatives thérapeutiques, il faudrait accroitre les offres de formation des professionnels de première ligne, par exemple les médecins de famille. Les spécialistes œuvrant dans le domaine des addictions comme les éducateurs, les assistants sociaux et les psychologues devraient aussi être exposés à plus de connaissances spécifiques. Actuellement les approches thérapeutiques les plus utilisées sont les psychothérapies comportementales et cognitives. Ces méthodes doivent être renforcées et disséminées auprès d’autres professionnels de l’accompagnement et pas seulement être administrées par les psychologues, qui ne sont pas assez nombreux pour faire face aux besoins. Les formations et les campagnes de sensibilisation autour de la prise en charge doivent aussi inclure d’autres professions comme les enseignants, les pédagogues et les professionnels engagés dans l’encadrement de jeunes.