mars 2019
Sanda Samitca et Stephanie Lociciro (Institut universitaire de médecine sociale et préventive du CHUV), Pierre Esseiva et Robin Udrisard (École des Sciences criminelles [ESC] de l’Université de Lausanne), Frank Zobel (Addiction Suisse)
Quelles substances trouve-t-on sur le marché des stupéfiants et à quels prix ? Quelles quantités sont consommées ? Comment l’importation et la vente sont-elles organisées ? Combien d’argent circule sur ce marché et quels sont les revenus ? C’est pour répondre à ces questions que le projet « Structure et produits du marché des stupéfiants » (MARSTUP) est né. Il est le fruit d’une collaboration entre trois Instituts de recherche lausannois qui travaillent depuis de nombreuses années sur la question des stupéfiants : Addiction Suisse, l’École des sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne et l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP) du CHUV. Le canton de Vaud a accepté de cofinancer ce projet et un groupe d’accompagnement, formé de professionnels de la santé publique et de la sécurité, a été constitué. Plusieurs autres institutions (CURML, EMCDDA, OFS, ABS, Quai 9) ont contribué aux résultats de cette étude.
Cette première étude interdisciplinaire sur le marché des stupéfiants en Suisse permet de réunir les données et connaissances déjà existantes dans le domaine de la santé publique et dans celui de la sécurité. De nouvelles données ont également été récoltées via des études ad hoc (analyse des eaux usées et des résidus de seringues usagées, interviews avec des policiers, des travailleurs sociaux et des usagers de drogues, enquêtes en ligne, analyse de décisions judiciaires, etc.). Ces différentes études et analyses sont présentées dans deux rapports publiés à ce jour 1 2. Le premier concerne le marché des opioïdes (héroïne) et le deuxième celui de la cocaïne et des autres stimulants. Un troisième rapport publié en 2019 portera sur le cannabis. Pour résumer les résultats de ce 2e rapport, à l’image de ce qui a été fait pour l’héroïne (voir Dépendances No 61 « regards sur les marchés »), nous essayons de répondre à neuf questions que l’on se pose souvent au sujet du marché de la cocaïne.
Question 1 : D’où provient la cocaïne ?
La cocaïne vendue dans le canton de Vaud provient d’Amérique du Sud, principalement de Colombie, du Pérou et de Bolivie. Au cours de son voyage vers l’Europe, elle transite parfois par l’Afrique de l’Ouest, et arrive le plus souvent dans les grands ports européens de Rotterdam (Pays-Bas), Anvers (Belgique), Le Havre (France), mais aussi du Portugal, d’Espagne ou encore d’Italie. Différentes pratiques de coupage, de stockage et de redistribution interviennent alors, avant que la cocaïne soit acheminée dans les pays de destination finale comme la Suisse où elle sera vendue aux consommateurs. En chemin, la valeur de la cocaïne aura été multipliée par 150 entre la sortie du laboratoire en Amérique du Sud et sa vente, coupée, dans notre pays.
Question 2 : Sous quelle forme la cocaïne est-elle vendue en Suisse ?
La cocaïne HCL vendue en Suisse arrive généralement sous forme de cylindres ou fingers (environ 10 mg) qui constituent l’unité d’importation la plus fréquente. Dans de rares cas, elle est aussi importée dans des unités plus importantes (pains de 500 à 1’000 grammes environ). Elle est ensuite localement emballée en boulettes et parachutes (1mg ou moins), qui sont l’unité de vente usuelle aux usagers.
Question 3 : Combien de fois la cocaïne est-elle généralement coupée ?
Les spécimens de cocaïne saisis en Suisse sont très rarement purs et les produits utilisés dans le coupage sont très nombreux, tout comme leurs combinaisons. On trouve ainsi des adultérants (substances pharmacologiquement actives et souvent peu accessibles comme le lévamisole et la phénacétine) et / ou de diluants (substances pharmacologiquement inactives, moins chères et plus facilement disponibles comme le lactose ou le glucose). La diversité des combinaisons reflète la structure d’un trafic dans lequel interviennent de multiples acteurs et réseaux avec des pratiques différentes.
Comme la cocaïne qui sort des laboratoires en Amérique du Sud a un taux de pureté moyen nettement supérieur à celui des fingers importés en Suisse, une ou plusieurs phase(s) de coupage a (ont) lieu en amont de l’arrivée de la cocaïne en Suisse. L’hypothèse la plus probable est qu’une phase de coupage assez importante se fait lors de la préparation des fingers notamment aux Pays-Bas et en Espagne. La différence de pureté entre fingers et boulettes en Suisse suggère une autre phase de coupage dans notre pays. Il s’agit d’ajout de diluants, notamment du lait pour bébés, qui se fait par les semi-grossistes et / ou les vendeurs de cocaïne. Il devrait toutefois être assez limité puisqu’on observe une différence de pureté de seulement 10 % entre les fingers et les boulettes.
Question 4 : Quelle est la pureté et quel est le prix de la cocaïne consommée ?
Le taux de pureté de la cocaïne achetée par les usagers se situe plutôt entre 40 et 50 %, mais avec une récente forte tendance à la hausse. L’analyse de saisies policières montre aussi une très large variété de taux de pureté ayant comme conséquence que lorsque la cocaïne est achetée dans la rue, l’usager s’expose à une loterie. Celle-ci ne concerne pas seulement la qualité de la cocaïne, mais aussi sa quantité puisque, en moyenne, l’acheteur n’obtiendra que 0,8 gramme de substance lorsqu’il pense acheter un gramme. Cette « arnaque » sur les quantités, ainsi que les multiples pratiques de coupage de la cocaïne, font que l’équivalent d’un gramme de cocaïne pure peut valoir d’une centaine jusqu’à près de Fr. 1’500. – sur le marché vaudois.
Question 5 : Quelle quantité de cocaïne de rue est consommée par année dans le canton de Vaud ?
Deux méthodes indépendantes, basées sur une estimation du nombre de consommateurs et sur l’analyse des eaux usées, ont permis d’estimer un volume de cocaïne (coupée) consommée dans le canton de Vaud de l’ordre de 377 kg à 461 kg par an. En considérant que la population du canton de Vaud représente près de 10 % de la population suisse, il est vraisemblable qu’environ quatre à cinq tonnes de cocaïne sont consommées par année en Suisse.
Question 6 : Quel est le chiffre d’affaires annuel de ce marché ?
L’estimation du chiffre d’affaires du marché de la cocaïne consommée dans le canton de Vaud constitue l’addition de toutes les ventes finales avant consommation par les usagers vaudois. Quelques ajustements sont toutefois nécessaires, car une partie de la cocaïne n’est pas « monétarisée » avant consommation (p. ex. cadeaux) et, à l’inverse, une partie des saisies policières est réalisée avant la consommation, alors que le prix final a déjà été payé. Si l’on tient compte de ces éléments, le chiffre d’affaires (et non le revenu, voir plus bas) provenant de la consommation de cocaïne dans le canton de Vaud peut se situer entre 47 et 57 millions de francs par an.
Question 7 : Quelle est la forme du marché de la cocaïne ?
Dans le canton de Vaud, le marché de la cocaïne est un marché primaire et de proximité, à la différence du marché de l’héroïne qui est un marché secondaire puisque ses usagers achètent souvent leur drogue dans un autre canton (Genève). Le marché de la cocaïne est aussi multiforme et multiethnique. Les Nigérians constituent le groupe le plus important dans le trafic de cette substance, notamment parce qu’ils sont présents à tous les échelons du marché depuis l’exportation d’Amérique du Sud jusqu’à la vente de rue aux consommateurs en Suisse. Il y a toutefois aussi des ressortissants d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, d’Amérique du Sud ou d’Europe qui participent à ce marché selon différentes modalités.
Question 8 : Combien gagne-t-on sur ce marché ?
Le marché de la cocaïne semble être un marché relativement lucratif avec des revenus annuels globaux estimés entre 28 et 39 millions de francs pour le canton de Vaud. Il y a toutefois de grandes variations dans les revenus des acteurs du marché en fonction de leur position. On devra ainsi distinguer des semi-grossistes (importateurs), dont certains sont aussi vendeurs, qui peuvent gagner jusqu’à plusieurs centaines de milliers de francs par an, et les vendeurs. Parmi ces derniers, il faut notamment distinguer ceux qui s’adressent à une clientèle privée et ceux qui vendent dans la rue, parmi lesquels certains n’obtiennent qu’un revenu de subsistance.
Question 9 : Où et comment achète-t-on de la cocaïne ?
Dans le canton de Vaud, la vente de cocaïne aux consommateurs prend différentes formes : dans la rue, au téléphone, dans des lieux privés, entre amis, etc. Les consommateurs peu insérés socialement se fournissent principalement dans la rue, où de plus petites quantités sont vendues. Les consommateurs insérés privilégient selon le moment la commande par téléphone ou le recours à des réseaux de connaissances, mais aussi parfois la rue pour dépanner.
La revente entre usagers n’est pas une pratique courante, mais il existe des formes de revente entre amis qui s’apparentent parfois à ce que l’on nomme de l’approvisionnement social (social supply). Cette pratique n’a généralement pas une visée de gain financier, mais permet au consommateur revendeur surtout de financer sa propre consommation.
Le marché de la cocaïne, bien qu’il ne concerne qu’une seule substance, est un marché complexe qui comprend une multitude de profils d’acheteurs, de trafiquants et de vendeurs. L’étude a contribué à lever le voile sur différentes caractéristiques jusqu’ici peu (ou pas) connues et a donné une image plus nuancée et circonstanciée de ce marché. Les deux premiers volets de MARSTUP montrent en outre qu’il est difficile de parler « du » marché des stupéfiants puisque les caractéristiques varient fortement selon les substances et même à l’intérieur des marchés de chacune d’entre elles.