février 2021
Romain Bach (GREA)
Lorsqu’une personne recherche le soutien d’une assurance sociale, nombre de pistes s’offrent à elle. Pour les suivre sans heurt jusqu’à une décision positive, il faut un guide, au minimum des indices et peut-être de la chance. Lors de points de contrôles, si certaines conditions ne sont pas remplies, on se verra dirigé vers d’autres sentiers où le parcours recommence. À l’arrivée, des horizons se dégagent sous la forme de prestations ou de rentes, certaines voies se révèleront sans issues et d’autres ne seront pas explorées. Dans ce parcours, les professionnels et les institutions doivent participer au travail de débroussaillement en créant des liens avec les parties prenantes. Suivons l’évolution de l’AI ainsi que divers détours qu’elle a empruntés au cours de son développement récent. Les assurances sociales utilisent des catégories précises : en suivant la piste de l’AI, on doit parvenir à prouver son « invalidité ». Il s’agit d’un concept propre à la Loi sur l’AI : « L’invalidité n’est reconnue que si les problèmes de santé se répercutent sur les possibilités de gain ou sur la capacité de travail dans le domaine d’activité habituel » selon le guide juridique de ProInfirmis. L’OFAS réfléchit à changer ce terme1 alors qu’on parle actuellement de situations de handicap.
À la suite des crises économiques des années 90, les assurances sociales ont vu leurs coûts augmenter. La manière la plus radicale de baisser les coûts est de contester le droit aux prestations. L’image de l’ayant droit illégitime émerge : le fraudeur. La construction de cet idéal type est attestée dès le XIXe siècle et très médiatisée à la fin des années 90. Variante du voyageur clandestin, il ne désire ni travailler ni s’insérer et abuserait des possibilités offertes. Si elle existe, la fraude ne peut expliquer seule l’augmentation du recours aux assurances. Frauenfelder et Togni2 révèlent qu’un seul article dresse un tableau systématique pour le canton de Vaud : les cas d’abus détectés représentent 0,64 % de l’ensemble.
Cela se traduit par une barrière à l’entrée, des contrôles accrus du suivi des injonctions et la généralisation des expertises depuis la 4e révision. Aujourd’hui l’OFAS effectue son pilotage sur la base d’objectifs quantitatifs tels que le taux de nouvelles rentes, l’évolution de l’effectif ou des coûts. Cela crée des tensions avec les organisations représentant les personnes concernées, qui recueillent les témoignages de cas apparaissant arbitraires3. Lors de communications, il convient d’être conscient des conceptions institutionnelles : Rosenstein4 souligne les divergences entre le modèle social du handicap et celui de l’activation (cf. article suivant). La participation citoyenne est l’objectif social, alors que l’AI est centrée sur le marché du travail.
L’activation est un paradigme présent dans le champ politique. Il remet en question les prestations passives, comme les rentes. Ces dernières seraient soit des trappes à l’inactivité, soit de mauvais incitatifs. La sécurité sociale ne doit plus être un filet, mais un trampoline qui active les compétences d’insertion. Dans l’AI, les politiques d’activation sont inscrites dès 2006 et prennent le nom de réadaptation. La 5e révision de l’AI entérine un principe originel : la réadaptation prime la rente5. Ainsi, l’intervention précoce agit tôt, avec comme objectif d’éviter un recours à cette prestation passive. Les personnes suivies peuvent faire l’objet d’une obligation à réduire le dommage. La motivation personnelle et la volonté occupent donc le devant de la scène. Les études de l’OFAS montrent des succès avec une progression du nombre de demandeurs exerçant une activité lucrative quatre ans après la demande, mais qu’une part non négligeable était tributaire de l’aide sociale6.
Pour les personnes concernées, ce tournant s’est traduit par des décisions négatives, de longues attentes, de l’autoexclusion ou un non-recours aux assurances. Rosenstein et Bonvin7 soulignent que les réformes se basent sur des critères d’éligibilité et des stratégies d’activation exigeants et précis qui ont limité la portée universelle de l’AI.
Les problématiques de santé psychiques sont complexes et évolutives. Souvent invisibles, elles puisent leurs origines au sein des caractéristiques biologiques, du parcours de vie et des mécanismes sociaux. Le rehaussement de seuils d’accès et le resserrement des contrôles ont diminué les décisions positives pour des personnes connaissant ce type de problématiques. Lorsque l’OFAS met en place des obligations de réduire le dommage, ce sont surtout les jeunes vivant avec une problématique de santé psychique qui y sont contraints8. Parfois, on ne voit pas l’atteinte à la santé et on demande un effort de volonté pour s’en sortir ou d’épuiser les options thérapeutiques : une mission impossible si elle est prise littéralement9.
Avant 2019, l’AI avait comme condition que la « dépendance » ait causé une maladie ou un accident ou en ait été la conséquence pour qu’une décision positive soit rendue. La personne était présumée capable de surmonter sa problématique
et d’éviter l’incapacité de travail. Cela ne tenait pas compte des spécificités de la pathologie ni des ressources à disposition de la personne. L’AI demandait régulièrement un sevrage, sans prendre en compte la complexité de l’addiction. En 2017, le Tribunal fédéral (TF) s’était prononcé (9C_664/2017) en défaveur d’un ayant droit auquel une période d’abstinence avait été imposée lors de l’expertise.
Le TF a finalement souligné que la médecine ne voit pas les addictions différemment des autres atteintes à la santé. Une procédure unifiée doit ainsi être proposée pour chacune d’entre elles. Il s’agit d’une évolution similaire à celle connue pour d’autres atteintes à la santé. Une grille d’évaluation normative et structurée s’est ainsi imposée par la jurisprudence, d’abord dans les cas de syndrome somatoforme (ATF 141 V 281), puis pour la dépression (ATF 143 V 409), tous les troubles psychiques (ATF 143 V 418) et finalement dans les addictions (ATF 145 V 215). Cette décision a harmonisé les procédures pour les atteintes à la santé psychique et mis fin à la dernière exception. Lors de cette évaluation, les répercussions fonctionnelles de l’atteinte à la santé sont primordiales et les ressources de la personne prises en compte. D’autre part, l’abstinence n’est plus nécessaire et n’est qu’une option thérapeutique parmi d’autres.
Pour l’instant, la mise en œuvre de cette procédure ne s’est pas accompagnée d’un nombre plus important de décisions positives reconnaissant l’invalidité. L’accès est peut-être devenu plus complexe pour certaines problématiques. Gächter précisait en 2017 : « Ce que dit la Cour suprême désormais, c’est qu’une dépression, même modérée, n’est invalidante que s’il n’y a rien à faire sur le plan thérapeutique »10. Meier soulignait en 2018 que la majorité des refus dans la nouvelle pratique reposait sur l’examen de la gravité de l’atteinte, l’uniformité des limitations dans tous les domaines de la vie et la résistance à la thérapie11. Dupont explicite : « la procédure probatoire structurée permet encore et toujours de discriminer certains diagnostics, notamment en diminuant l’importance de l’appréciation médicale, au profit de la lecture que l’administration, respectivement le tribunal, peut en faire. Cette conclusion questionne le sens même du travail d’expertise médicale, et les millions de francs qu’il coûte à l’assurance-invalidité»12.
Les diagnostics médicaux issus de références comme le DSM-5 ou la CIM-11 sont à l’origine du changement de jurisprudence. L’addiction est ainsi une maladie reconnue par la pratique médicale et non un comportement facilement contrôlé. Les institutions des addictions disposent également d’autres outils qui détaillent la situation des personnes. Par exemple, l’Addiction Severity Index (ASI) permet d’évaluer le degré d’importance de l’atteinte à la santé, tout en incluant des composantes sociales. Ces outils doivent être rappelés à la fois à ces dernières, à leurs proches et à leur réseau. Ils peuvent être décrits lorsque les professionnels des addictions entretiennent des rapports avec l’AI. Ainsi, les dossiers arriveront à l’AI sous une forme plus aboutie et les éléments nécessaires à une procédure structurée et documentée seront récoltés.
Lorsque l’AI effectue des contrôles sur le suivi des mesures d’intervention précoce, de réadaptation ou de l’obligation de réduire le dommage, il convient de rappeler les spécificités des situations personnelles. Le modèle du changement de Prochaska et DiClemente, certes incomplet, reste intéressant pour expliquer les phases de cette atteinte à la santé. Les personnes concernées connaissent des périodes où les liens sont plus difficiles à maintenir et les choix difficiles. Néanmoins, ce n’est pas nécessairement un signe que l’accompagnement en souffre. Au contraire, il peut être renforcé durant ces moments et continuer selon le rythme déterminé conjointement par le professionnel et la personne. Cette complexité doit être expliquée et rappelée autant que possible.
Le marché du travail est difficile d’accès pour les personnes qui ne répondent pas à ses exigences. Ces dernières vivent une stigmatisation et leur problématique a souvent été un obstacle à leur intégration professionnelle. Le domaine des addictions a su développer des prestations d’insertion : ateliers pour maintenir des compétences, aide à l’emploi et création de liens dans le tissu économique. La logique Working first suppose que retrouver un emploi va renforcer l’insertion sociale puis finalement permettre de mieux contrôler sa consommation. Dans le cadre des processus de réadaptation, les professionnels des addictions doivent faire valoir leurs mesures pour qu’elles apparaissent dans les catalogues des spécialistes de l’AI.
La réduction des risques doit également être expliquée, notamment lors de procédures d’intervention précoce. Elle permet une action immédiate sur la situation de la personne, là où elle se trouve et dans une attitude de non-jugement. Ce premier pas pourra être approfondi, quelle que soit la décision de l’AI. La Stratégie Addiction (2017-2024) doit ici être systématiquement rappelée. Cette stratégie est une interface entre une approche libérale et le modèle biopsychosocial. Une coordination entre cette stratégie et la politique de l’AI est à promouvoir. Finalement, des ponts doivent être bâtis et des alliances renforcées avec les partenaires du domaine du handicap.
À bien des titres, ces domaines connaissent des convergences. Le dialogue doit continuer sur la lancée de projets innovants.
Le pilotage politique de l’AI pose des problèmes concrets, puisqu’il vise une régulation des personnes ayant droit aux prestations. Le réformer, pour qu’il puisse permettre un accompagnement adéquat de ceux qui en ont besoin, reste un objectif important. Ainsi, les indicateurs de baisse du nombre d’assurés devront être complétés par d’autres.La crise induite par la pandémie de COVID-19 est sans précédent et la place des assurances sociales cruciales si l’on désire résister en tant que société. Le contexte actuel présage une forte augmentation des problématiques sociales. Il est nécessaire de repenser les assurances sociales comme un tout cohérent pour sortir la tête haute de la crise, et pour que les personnes concernées n’en fassent pas les frais.
L’OFAS a mis en place un groupe de travail à l’été 2020 sur les addictions et des offices AI cantonaux sont en contact avec les institutions des addictions pour ajouter des prestations de réadaptation au catalogue. Le congrès romand des spécialistes de la réadaptation de l’AI a thématisé ce sujet au début de l’automne 2020. L’AI prend le temps de se pencher sur les spécificités des addictions et les professionnels et les institutions des addictions peuvent apporter leur connaissance et présenter leur travail. Dans certains cas, des projets communs peuvent certainement être construits.