février 2021
Barbara Broers et Sophie Lonchampt (hôpitaux Universitaires de Genève)
La gestion de la douleur chez la personne en situation en handicap pose des défis particuliers. Pour la personne avec un handicap physique, la douleur est une conséquence fréquente de la pathologie à l’origine du handicap (malformations/ maladies congénitales, tétra/paraplégie post-accident, maladies neurologiques dégénératives, etc.) et nécessite en général une prise en soins non-médicamenteuse (exercices, physiothérapie) et médicamenteuse à long terme. Parmi ces médicaments, plusieurs substances avec des effets psychoactifs sont utilisées, comme les myorelaxants, des tranquillisants, des opioïdes. Ces médicaments peuvent induire une tolérance et des signes de manque à l’arrêt (les signes objectifs de manque d’opioïdes incluent une dilatation de pupilles, chair de poule, rhinorrhée, diarrhées. Les signes de manque de benzodiazépines et d’alcool incluent surtout des tremblements, transpirations, anxiété, tension artérielle et pouls augmentés). Donc, sans parler de trouble lié à une substance dans le sens des classifications classiques, les personnes et leurs soignants doivent connaître l’importance de prendre ces médicaments à intervalle régulier, et de ne pas les arrêter de façon abrupte. Par ailleurs, l’automédication avec d’autres substances, notamment l’alcool et le cannabis est fréquente et peut compliquer le tableau clinique.
Pour la personne avec une déficience intellectuelle (DI), le défi est partiellement différent. Le DI est un trouble du développement hétérogène touchant environ 1% de la population. Souvent délaissé par le monde médical et la recherche, ce trouble est mal compris et peu étudié. On a longtemps cru que les individus atteints de DI ne ressentaient pas ou peu la douleur alors que la recherche a montré à présent que ce n’était en général pas le cas. Cette croyance persiste pourtant encore. Une étude en Angleterre a par exemple montré que seule la moitié du personnel soignant dans un milieu résidentiel pour adultes avec DI proposerait un antalgique en cas de suspicion de douleur1.
Ceci est en partie dû aux difficultés d’évaluation de la douleur dans cette population. Les personnes avec DI peuvent être moins expressive que la population générale, peuvent avoir des réponses atypiques à la douleur ou avoir des difficultés à exprimer leur douleur. Il peut aussi arriver que les comportements atypiques d’une personne avec DI soient interprétés comme de la douleur même si ce n’est pas le cas. On voit donc des sur- et des sous-prescriptions d’antalgiques, en plus sans évaluation systématique de leur efficacité.
La première étape de la prise en charge de la douleur chez les personnes avec DI est l’évaluation par le biais d’un outil adapté et validé, ainsi que l’élaboration d’une hypothèse sur l’origine potentielle de la douleur, accompagnée par des examens appropriés. La deuxième étape de la prise en charge de la douleur est le choix d’un traitement adapté. Malheureusement, la littérature dans le domaine de la prise en charge de la douleur chez les personnes avec DI est quasiment inexistante. Pourtant, ces personnes souffrent souvent de comorbidités, entraînant une polymédication. Le choix d’un antalgique est donc d’autant plus délicat qu’il y a un risque important d’interactions pharmacologiques et d’effets indésirables chez ces personnes.
Dans les paragraphes suivants, nous allons explorer les causes de douleur fréquemment rencontrées chez les personnes avec DI, les outils d’évaluation de la douleur qui peuvent être utilisés dans cette population et finalement nous allons discuter des considérations à prendre en compte lors du traitement de la douleur.
Les personnes avec DI présentent souvent des comorbidités potentiellement douloureuses, le tableau 1 les décrit. Une des comorbidités les plus décrites sont les troubles gastro-intestinaux. Une étude a montré que 48% des adultes avec DI hospitalisés présentaient un trouble gastro-intestinal2. La constipation en particulier est très fréquente chez ces patients. Ceci est en partie lié à la prise de psychotropes, tels que des antipsychotiques ou des antidépresseurs anticholinergiques.
De plus, de nombreuses personnes avec DI souffrent de douleurs chroniques. Une étude en Irlande a montré qu’environ 15% des adultes avec DI souffrent de douleurs chroniques, en particulier abdominales et musculosquelettiques3. La douleur chronique est plus difficile à traiter et peut aussi avoir un impact sur la santé mentale, en particulier sur l’anxiété et la dépression, puis être liée à des automédications (alcool, cannabis, etc.).
Il n’y a pas d’étude évaluant la douleur neuropathique dans cette population, en particulier à cause des problèmes de communication, mais on peut imaginer qu’elle est au moins aussi fréquente que dans la population générale.
Dans la population générale, la douleur s’évalue par une auto-évaluation, le plus souvent une échelle visuelle (score 1 à 10). Or pour une partie de la population DI, ceci n’est pas envisageable. Il faut donc recourir à des outils d’hétéroévaluation de la douleur, dont il en existe à notre connaissance quatre, développés et validés spécifiquement pour les adultes avec DI : l’EDAAP, la NCAPC, la PADS et la CPS-NAID. De ces échelles, seule l’EDAAP4 a été développée en français. La GED-DI5 est la version française de la NCCPC, une échelle d’hétéroévaluation de la douleur pour les enfants non-verbaux. Chacune de ces échelles comporte différents items (moteurs, faciaux, vocaux ou comportementaux) à coter pour arriver à un score total final.
L’utilisation de ces échelles doit être faite par un soignant connaissant bien la personne avec DI car certains comportements qui pourraient indiquer la douleur chez certaines personnes (tels que des gémissements ou des grimaces) peuvent être des comportements normaux pour d’autres. De plus, certaines réactions physiologiques telles que la transpiration ou la tachycardie peuvent être des signes de stress plutôt que de douleur, ou même être des effets secondaires de certains psychotropes. Finalement, contrairement à ce que le score de certaines de ces échelles semble indiquer, une échelle d’hétéro-évaluation de la douleur ne permet pas de coter l’intensité de la douleur perçue, mais seulement d’évaluer sa présence6. Ceci est bien sûr un inconvénient pour le choix de l’antalgique qui se fait sur la base de l’intensité de la douleur.
La recherche médicale dans le domaine de l’efficacité et la sécurité des antalgiques chez les personnes DI est rare. Ceci est en partie dû au fait que cette population est souvent exclue de la recherche de par les difficultés de faire de la recherche sur des populations vulnérables. Lors de la prescription d’antalgiques, on se base donc sur les mêmes principes que pour la population générale, et en particulier sur l’échelle d’antalgie de l’OMS qui est basée sur l’intensité de la douleur. Or, les personnes avec DI présentent certaines spécificités qui devraient être prises en compte lors de la prescription d’antalgiques. Nous proposons trois réflexions sur ce sujet.
Une première réflexion concerne la pharmacocinétique. Dans une population dans laquelle il est difficile d’évaluer la douleur et donc l’efficacité des traitements, il faudrait privilégier des traitements peu soumis à la variabilité interindividuelle pharmacocinétique. Les antalgiques les plus soumis à cette variabilité pharmacocinétique sont la codéine, le tramadol et l’oxycodone, ainsi que l’amitriptyline utilisées dans le cas de douleurs neuropathiques7. De plus, des interactions pharmacocinétiques peuvent avoir lieu entre les antalgiques et les psychotropes, des médicaments très souvent prescrits dans la population DI. Ces interactions peuvent modifier le métabolisme des antalgiques et donc leur efficacité et leur toxicité.
Une deuxième réflexion concerne les interactions pharmacodynamiques, en particulier entre les psychotropes et les antalgiques. L’utilisation simultanée de psychotropes et d’antalgiques peut mener à des interactions pharmacodynamiques, pouvant causer des effets indésirables graves. La prescription simultanée de tramadol et d’inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) (tels que la fluoxétine ou la paroxetine) par exemple peut mener à un syndrome sérotoninergique. La prescription simultanée de dépresseurs du système nerveux central, tels que les benzodiazépines, et d’opioïdes, peut ainsi causer une dépression du système nerveux central (comprenant des troubles de la conscience, des vertiges et parfois une détresse respiratoire). Certains opioïdes tels que le tramadol et le tapentadol peuvent aussi abaisser le seuil épileptogène et donc diminuer l’efficacité des traitements antiépileptiques8.
Une dernière réflexion concerne le mode d’administration des traitements. Certains traitements, tels que la buprénorphine, doivent être administrés par voie sublinguale pendant environ 5 minutes. Chez une personne ayant des problèmes de compréhension, ce mode d’administration peut s’avérer compliqué.
L’Académie Suisse des Sciences Médicales a fait constat des lacunes dans les soins aux personnes en situation de handicap dans un excellent document : « Traitement médical et prise en charge des personnes en situation de handicap ». Elle fait des recommandations à l’intention des instances politiques et prestataires financiers, à l’intention des institutions des secteurs de santé et de la médecine (accent sur meilleures formation et communication), et à l’intention des institutions sociales/médico-sociales. Nous ne pouvons qu’adhérer à ces recommandations. Par ailleurs, aux Hôpitaux Universitaires de Genève existe depuis peu un accueil spécifique pour des personnes en situation de handicap, avec du personnel formé.
En ce qui concerne la prise en charge de la douleur chez des personnes en situation de handicap, nous avons vu que l’usage et la prescription de psychotropes sont fréquents pour des raisons en lien avec le handicap, et que des outils spécifiques sont nécessaires pour bien évaluer les douleurs. Par ailleurs, il y a certaines considérations pharmacologiques et pratiques à prendre en compte dans cette population afin de faciliter la prescription d’antalgiques et de diminuer les risques. Les soignants devraient (re)connaître notamment les signes d’intoxication et de sevrage de ces substances et savoir comment réagir. Chaque prescription d’antalgique devrait conduire à une vérification systématique des potentielles interactions avec les autres traitements, en particulier les psychotropes. Il semble aussi important que la recherche médicale s’attèle à identifier des antalgiques sûrs et efficaces pour cette population.