février 2021
Émilie Rosenstein (Université de Genève)
Le recours aux prestations sociales est très souvent pensé à travers le prisme premier, voire exclusif, de leur attractivité. On part du postulat – rarement discuté – que les personnes sont spontanément attirées par l’avantage qu’elles pourraient retirer du fait de bénéficier de prestations sociales, en particulier quand il s’agit d’aides financières. Dans la littérature scientifique, on parle de « magnétisme » pour qualifier cette représentation des dispositifs de protection sociale qui agiraient tels des aimants auprès de leurs potentiels usagers. Dans cette perspective, la simple existence d’une prestation sociale suffit à rendre cette dernière désirable, non seulement du point de vue de ses destinataires, mais aussi du point de vue des personnes qui chercheraient à en bénéficier de manière illégitime. C’est le fameux discours sur l’abus, qui tend à cristalliser les représentations sociales du grand public, mais aussi les débats parlementaires et la gouvernance des politiques sociales1.
En Suisse, le cas de l’assurance-invalidité (AI) illustre bien ce phénomène. Ses récentes révisions ont en effet contribué à mettre sur le devant de la scène la thématique de l’abus, notamment à travers l’adoption de nouveaux outils de lutte contre la fraude, faisant suite à de nombreuses interpellations politiques portant sur la question des « faux invalides » ou « Scheininvaliden »2. Il est intéressant de noter toutefois que le phénomène n’est pas nouveau et que la crainte d’un effet d’aubaine ou d’un recours excessif à l’AI a également traversé les débats qui ont précédé sa création durant la première moitié du XXe siècle, et ainsi passablement retardé son entrée en vigueur et ce jusqu’en 1960 3. L’histoire de l’AI souligne ainsi la prégnance de cette lecture utilitariste du recours aux prestations sociales, centrées sur une vision de l’individu stratège, à la fois conscient de ses droits et capable de les activer, voire de les détourner dans son intérêt.
Il nous faut toutefois dépasser cette vision strictement instrumentale et individualisante du rapport aux politiques sociales. En effet, faire appel à l’AI, comme toute démarche impliquant la demande d’une aide publique, est un processus jalonné d’obstacles, aussi bien matériels que symboliques, qui entravent l’activation des droits sociaux4. Aussi, il importe de comprendre ces mécanismes pour avoir une compréhension plus étendue et plus complexe des déterminants du recours aux prestations sociales, en particulier dans le champ du handicap. Pour cela, nous suggérons de prendre le problème à revers et de penser l’accessibilité des dispositifs sociaux sous l’angle du non-recours. Des travaux de recherche se sont en effet attachés à expliquer et quantifier ce phénomène qui, loin d’être marginal, décrit la situation de personnes qui n’accèdent pas à leurs droits sociaux en dépit de leur éligibilité formelle. À l’échelle européenne, on estime que le taux de non-recours s’étend de 20% à 60% selon les prestations et les pays concernés5. En nous appuyant sur la typologie du non-recours élaborée par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE, fondé en 2003 en France), nous souhaitons ici mettre en évidence quelques-unes de ses déclinaisons spécifiques face au handicap. Puis, nous nous demanderons quel bilan peut être tiré des réformes récentes de l’AI en matière de lutte contre le non-recours.
Les personnes confrontées au handicap et aux problèmes de santé plus généralement sont tout particulièrement exposées au risque de non-recours6. En 2003, dans son rapport pour le Conseil de l’Europe, Marc Maudinet écrivait : « il est des lieux où la plupart des personnes handicapées ne connaissent pas leurs droits et que ni l’administration, ni les établissements éducatifs (écoles, établissements d’enseignement secondaire et universités) ne s’attachent à informer »7. Pour comprendre les facteurs individuels, mais également sociaux qui expliquent ce constat, nous nous référons à la typologie de l’ODENORE qui distingue quatre formes de non-recours8 : la non-connaissance, la non-demande, la non-proposition et la non-réception . Nous nous concentrerons ici sur les deux premiers types qui s’avèrent tout particulièrement importants pour comprendre les dynamiques de (non-) recours aux politiques du handicap.
La non-connaissance
Cette première forme de non-recours est aussi généralement la plus rependue. Elle correspond à la situation de personnes qui ne bénéficient pas de leurs droits, car tout simplement, elles les ignorent. Cependant, derrière cette apparente simplicité, se nouent des enjeux fondamentaux pour expliquer le non(-recours) aux aides sociales en particulier en matière de handicap. Nous nous proposons d’en retenir deux plus spécifiquement. Premièrement, les politiques du handicap reposent sur une définition du handicap (ou de l’invalidité si on se réfère au cas suisse) qui fait appel à des expertises multiples et complexes, sur le plan médical et juridique notamment. Les critères d’éligibilité sont ainsi le plus souvent opaques et inaccessibles aux potentiels usagers, ce qui n’est pas sans conséquence sur le risque de non-recours. Deuxièmement, les politiques du handicap se caractérisent par une grande fragmentation qui empêche d’avoir une vision d’ensemble cohérente des prestations disponibles. Loin de constituer un champ unifié, le handicap renvoie à une pluralité de dispositifs et d’acteurs, aussi bien publics que privés, dont les objectifs et approches varient parfois grandement. Ces deux exemples illustrent ainsi le fait que la non-connaissance ne peut se résumer à un seul défaut de connaissances ou à une simple problématique individuelle. Bien plutôt, elle nous invite à penser la conception et l’accessibilité des politiques sociales.
La non-demande
Cette seconde forme de non-recours renvoie à la situation de personnes qui, bien qu’elles connaissent l’offre de prestations, n’y font pas appel, voire renoncent délibérément à leurs droits. Face au handicap, deux facteurs sont tout particulièrement saillants pour comprendre le risque de non-recours par non-demande. Premièrement, pour pouvoir recourir aux dispositifs sociaux, il faut être en mesure de se percevoir soi-même comme faisant partie du public cible de ces dispositifs. Comme l’écrit Brigitte Berrat : « pour faire valoir ses droits, il ne suffit pas de les connaître, faut-il encore s’y reconnaître ». Ainsi, il faut d’une certaine façon se penser handicapé pour recourir à des politiques en matière de handicap. L’enjeu est loin d’être trivial. Cela implique par exemple de reconnaître en soi les signes d’une détérioration, le plus souvent durable, de son état de santé. Or, la littérature nous montre que le stigmate associé au handicap est si fort que bien des personnes vont passer par un état de déni, plus ou moins long, de leur situation. D’autres vont préférer se penser temporairement malades pour mieux esquiver la sentence douloureuse du handicap, généralement associée à une perte irréversible d’autonomie. Dans les deux cas, cette difficulté à reconnaître le handicap conduit à des formes de non-recours ou à un recours tardif. À nouveau, l’enjeu de la reconnaissance du handicap n’est pas une affaire strictement individuelle. L’entourage, les acteurs gravitant autour de la personne handicapée, au premier rang desquels les médecins traitants jouent un rôle majeur dans le processus permettant d’identifier le handicap et d’envisager un recours aux aides disponibles en conséquence. À l’inverse, les erreurs de diagnostic, voire le déni de certaines pathologies de la part de praticiens sont également une source de non-recours par non-demande.
Deuxièmement, au stigmate lié au handicap vient s’ajouter celui associé aux bénéficiaires de prestations sociales qui vient renforcer le risque de non-demande. La honte de ne plus pouvoir s’assumer de manière autonome, le sentiment de déchéance, la peur du regard des autres sont des obstacles symboliques, mais pas moins puissants au recours aux aides disponibles. Ces obstacles s’avèrent d’autant plus difficiles à surmonter que le statut social qui en découle est dénigré, voire délégitimé, en particulier quand il est associé à la suspicion d’abus. Ici encore, la façon dont sont conçus les dispositifs sociaux et les types d’interactions auxquels ils donnent lieu sont décisifs. Le poids des démarches administratives, la peur de devoir se justifier, se confronter, devoir faire la démonstration de son incapacité, tout cela engendre un sentiment de culpabilité, voire d’humiliation qui renforce le risque de non-demande ou d’abandon de la demande. Ce risque est spécialement élevé parmi les personnes souffrant de troubles psychiques pour qui le caractère anxiogène des démarches à entreprendre s’avère parfois insurmontable.
L’AI est sans doute la branche du système suisse de protection sociale qui a le plus changé au cours des 15 dernières années. Trois révisions successives sont entrées en vigueur, respectivement en 2004, 2008 et 2012, avec pour objectif de réduire les dépenses de l’AI et le nombre de rentes délivrées. Pour atteindre ce but, la confédération a modifié les outils et procédures de l’AI dans une triple direction : premièrement, développer l’accès aux mesures de réadaptation afin de maximiser les chances d’insertion professionnelle ; deuxièmement, renforcer l’obligation de collaborer des assurés à travers le rappel de leur responsabilité individuelle, mais aussi via l’adoption de nouvelles sanctions et autres outils de lutte contre la fraude ; troisièmement, accélérer la prise en charge des assurés à travers l’introduction de mesures de détection et d’intervention précoce. Sous l’angle du non-recours, le bilan de ces révisions de l’AI donne à voir un constat paradoxal9.
D’un côté, on observe une très nette progression dans la rapidité de prise en charge des demandes adressées à l’AI, reposant sur une incitation faite aux assurés de recourir rapidement à l’AI pour éviter que leur état de santé ne se détériore. De plus, le fait d’avoir étendu la détection précoce à toute une série d’acteurs (incluant la famille, l’employeur, les médecins traitants, les divers assureurs, etc.) habilités à annoncer une personne auprès de l’AI, permet certainement de contourner le risque de non-recours par non-connaissance. D’un autre côté, nous avons pu consta- ter que l’objectif de diminution du nombre de rentes est bien connu des usagers et conduit à des formes de renoncements, voire à des recours tardifs à l’AI, soit parce que les personnes pensent qu’il est vain d’entreprendre ces démarches, soit parce qu’elles redoutent de devoir se battre pour obtenir gain de cause. Cette perception adverse de l’AI est encore renforcée par la crainte omniprésente d’apparaître comme un potentiel fraudeur ou comme ne faisant pas suffisamment d’effort pour surmonter son handicap. En somme, les réformes récentes de l’AI et le message de rigueur qu’elles véhiculent entretiennent le risque de non-recours par non-demande, en même temps qu’elles entendent favoriser un recours rapide à l’AI par le biais de la détection précoce.
Retenons de ce bilan deux leçons : d’une part, l’importance de la dimension subjective de notre rapport à l’État social. Loin de se résumer à un simple acte administratif, recourir à une aide, quelle qu’elle soit, implique des éléments symboliques qu’il faut impérativement prendre en compte si l’on entend favoriser l’accessibilité et l’adéquation des dispositifs sociaux ; d’autre part, soulignons encore que les déterminants du recours aux prestations sociales ne sont pas strictement individuels, mais également sociaux. À ce titre, le phénomène du non-recours nous invite non seulement à repenser la manière dont sont conçues et délivrées nos politiques sociales, mais aussi et plus largement, le regard que nous portons collectivement sur leurs usagers.