février 2021
Shirin Hatam (Pro Mente Sana Suisse romande)
La CDPH est entrée en vigueur en Suisse le 15 mai 2014. Elle a introduit dans l’ordre juridique suisse une nouvelle définition du handicap qui fait porter le poids de la différence à la collectivité plutôt qu’à la personne atteinte durablement dans son intégrité physique, psychique, intellectuelle ou sensorielle. Le handicap n’est ainsi plus tant un défaut personnel qu’un obstacle dressé par le monde entre une personne présentant une incapacité et ses moyens de participer pleinement et effectivement à la société, sur la base de l’égalité avec des personnes ne présentant aucune incapacité. À la lumière de cette nouvelle définition, il n’y a plus de personnes handicapées mais des personnes qui se trouvent en situation de handicap lorsque l’environnement n’a pas été adapté à leurs limites. Ce qui crée le handicap ce n’est pas tant de ne pas voir, que de ne pas pouvoir se diriger en toute sécurité dans le bâti urbain ; une personne est handicapée non pas parce qu’elle se déplace en chaise roulante, mais parce que le trottoir n’est pas abaissé, l’escalier dépourvu de rampe, la marche du train trop haute… Vues sous cet angle la maladie psychique ou la dépendance peuvent devenir un handicap. En effet, la différence entre maladie et handicap étant de degré et non de nature, une maladie peut devenir un handicap en raison de sa durée et de sa chronicité (François Bellanger/Thierrey Tanquerel (eds), L’égalité des personnes handicapées : principes et concrétisation, collection « Pratique du droit administratif », Genève/Zürich 207, Schluthess Éditions Romandes p. 22). Singulièrement, si un diagnostic psychiatrique ne crée pas per se une atteinte durable à l’intégrité psychique, les troubles que la maladie entraîne peuvent mettre la personne en situation de handicap, par exemple lorsqu’elle ne peut plus décider pour elle-même.
Pour lutter contre les inconvénients liés au handicap, la CDPH exige des États qu’ils s’activent à lever les barrières s’opposant à la pleine participation à la vie en société de personnes que leurs incapacités durables entravent dans cette simple opération. Il s’ensuit que le refus de procéder à des aménagements raisonnables, c’est-à-dire à des modifications et des ajustements nécessaires et appropriés pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice des droits de l’homme sur la base de l’égalité avec les autres, est considéré comme une discrimination aux termes de la CDPH (art. 2 CDPH). Les État doivent modifier, abroger ou abolir les lois, règlements, coutumes ou pratiques qui discriminent les personnes handicapées (art. 4 CDPH), c’est-à-dire qui leur réservent un traitement particulier fondé sur le handicap. Il est devenu illégitime, voire illégal, de traiter une personne handicapée d’une manière différente d’une autre personne au seul motif qu’elle est handicapée.
Dans cette perspective, l’adaptation du monde matériel aux limitations corporelles de certaines personnes nous est instinctivement plus familière que l’ajustement des pratiques sociales aux particularités psychiques des personnes concernées. Car s’adapter aux limitations psychiques des autres bouscule notre confort, déstabilise notre monde intérieur, bouleverse nos certitudes et nous déconcerte en nous imposant de ne pas disqualifier une revendication juste parce qu’elle émane d’une personne dont le point de vue nous apparaît impartageable. Avec la CDPH pour directeur de conscience il ne s’agit plus seulement de respecter la différence, mais de l’accueillir.
Un autre aspect fondamental de la CDPH est qu’elle garantit aux personnes handicapées la liberté de faire leurs propres choix sans discrimination d’aucune sorte fondée sur le handicap (préambule n) CDPH, art. 3 let. A) CDPH), ce qui oblige les États à s’abstenir de tout acte ou pratique incompatible avec ces principes (art. 4 let d) CDPH). En bonne doctrine il n’est plus admissible, sous le règne de la CDPH, qu’un traitement médical soit indiqué par des tiers, même compétents et bien intentionnés, sans respecter l’autonomie de la personne concernée. De telles pratiques doivent être modifiées. Qui plus est, les États doivent prendre des mesures effectives pour prévenir les abus qui s’exercent si volontiers sur les personnes qui n’ont pas le plein exercice de leurs droits : même diminuées dans leur capacité juridique, les personnes handicapées doivent voir leur volonté et leurs préférences respectées par les intervenants sociaux (art. 12 al. 4 CDPH).
Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses, les États doivent consulter étroitement et faire participer activement les personnes handicapées à l’élaboration et la mise en œuvre des lois et politiques d’application de la CDPH ainsi qu’à toute décision sur des questions qui leur sont relatives (art. 4 al. 3 CDPH). Nous sommes là face à une disposition légale qui, d’une formule alambiquée, donne force obligatoire à une vieille revendication : Nihil de nobis, sine nobis (rien sur nous sans nous). Ainsi serait-il juste que des personnes dépendantes participassent à l’administration des foyers qui leurs sont destinés.
Libre choix du traitement en PAFA
Le traitement sans consentement, que notre code civil réserve exclusivement aux personnes placées à des fins d’assistance en raison d’un trouble psychique (art. 433 CC) constitue, du fait de cette exclusivité, une discrimination incompatible avec la CDPH qui exige non seulement le respect de la volonté et des préférences d’une personne incapable de discernement (art. 12 al. 4 CDPH), mais aussi et surtout que soit respecté le droit à l’intégrité mentale sur la base de l’égalité avec des personnes ne souffrant d’aucune incapacité (art. 17 CDPH). Afin de mettre notre code civil au diapason des exigences de la CDPH, Laurence Fehlmann Rielle et 10 cosignataires ont déposé en juin 2020 un postulat demandant une modification de la loi(20.3657 Pour un respect intégral des droits des personnes handicapées 17.06.20) que le Conseil fédéral propose de rejeter. Aux (l)armes !
Exercice des droits politiques
Les personnes sous curatelle de portée générale ou sous mandat pour cause d’inaptitude en raison d’une incapacité durable de discernement perdent leurs droits politiques, tant au niveau fédéral (art. 2 LPD 161.1) que dans la plupart des cantons. Cette discrimination est contraire à l’article 29 CDPH qui oblige les États parties à garantir la jouissance et l’exercice des droits politiques aux personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres et à leur donner la possibilité de voter et d’être élues. Le lien qu’établit l’ordre juridique entre capacité de discernement politique et curatelle de portée générale entraîne une violation de la CDPH. Cette inégalité a été contestée devant la plupart des parlements cantonaux romands : très sensible à la question, le Conseil d’État fribourgeois préfère pourtant attendre un changement au niveau fédéral que d’être pionnier (réponse du Conseil d’État à la motion Ganioz /Mauron 2020-GC-13), dans le Valais et dans le canton de Vaud des motions sont déposées, qui demandent de rétablir les personnes sous curatelle de portée générale dans leurs droits politiques (Julien Délèze et Barbara Lanthemann motion 20.09.273, du 09.09.20 ; Buclin et consorts 19_MOT_117 du 19.11.19) et à Genève, le peuple vote sur la question le 29 novembre 2020 (les Genevois ont accepté à 74,77% une modification constitutionnelle donnant plus de droits aux personnes en situation de handicap, ndlr). Quelle que soit l’issue de ces démarches cantonales, il restera de toute façon à abolir cette discrimination au niveau fédéral, ce que recommandent les professeurs Tanquerel et Borghi (Révision imaginaire de la Constitution fédérale, Mélanges en hommage au prof. Luzius Mader, article 136 al. 1 Droits politiques, Thierry Tanquerel et Marco Borghi Helbing & Lichtenhahn 2018).
Droits parentaux
Aux termes de notre code civil, l’autorité parentale peut être retirée d’office à un parent qui n’est pas en mesure de l’exercer correctement pour cause de maladie ou d’infirmité (art. 311 CC). Or la CDPH interdit qu’un enfant soit séparé d’un de ses parents en raison du handicap de ce dernier (art. 23 al. 4 CDPH), de même qu’elle interdit les immixtions arbitraires dans la famille (art. 22 al. 1 CDPH). Les autorités de protection de l’enfant doivent donc marier des injonctions qui peuvent leur sembler contradictoires lorsqu’elles appliquent la loi. Dès lors, seule l’incapacité démontrée à exercer ses droits parentaux devrait pouvoir entraîner une atteinte à ces mêmes droits, à l’exclusion de tout pronostic ou préjugé quant aux effets possibles du handicap sur la capacité de les exercer. En d’autres mots, le fait de souffrir d’une dépendance ou d’une maladie ne dit rien sur la capacité d’être parent.
Placement en foyer
Par le biais d’un placement à des fins d’assistance (art. 426 CC), une personne peut être mise en foyer pour une durée indéterminée sans constat d’une absence de discernement qui l’empêcherait de choisir elle-même son lieu de vie. Cette bienveillance autoritaire, voulue par le code civil, ne doit pourtant pas porter atteinte au droit des personnes handicapées de choisir leur lieu de résidence, de décider où et avec qui elles vont vivre sans que l’on puisse les obliger à vivre dans un milieu de vie particulier (art. 19 al. 1 let. a) CDPH). Lorsqu’un placement indésirable est envisagé par un juge, il faudrait se prévaloir des droits garantis par la CDPH à voir ses choix de vie respectés. Cela est d’autant plus justifié que l’interdiction de discriminer (article 5 CDPH) est directement justiciable, ce qui veut dire qu’elle peut être invoquée par toute personne handicapée dans un cas concret (François Belleanger/Thierrey Tanquerel (eds), L’égalité des personnes handicapées : principes et concrétisation, collection « Pra- tique du droit administratif », Genève/Zürich 207, Schluthess Éditions Romandes p. 24).
En droit du travail
Aujourd’hui le monde du travail rejette sans état d’âme les travailleurs psychiquement inadaptés. Certes, ce monde n’accueille pas à bras ouverts les personnes auxquelles manque un sens ou un membre mais, même s’il rechigne à le faire, il conçoit les mesures qu’il pourrait prendre pour s’adapter aux particularités des travailleurs en situation de handicap physique. En revanche, lorsqu’il s’agit d’adapter un poste pour une personne souffrant de troubles psychiques, le monde du travail est complètement démuni. Pire, il est encouragé dans sa réticence par le droit du travail lui-même. En effet, l’article 336 alinéa 1 lettre a) du code des obligations considère comme abusif le licenciement d’une personne en raison d’un handicap qui ne porterait pas de préjudice grave au travail dans l’entreprise ; en revanche le droit ne protège en rien le travailleur qui présente des défauts de caractère nuisant considérablement au travail en commun (BRUCHEZ / MANGOLD / SCHWAAB, Commentaire du contrat de travail, 4e éd., N 3 à l’art. 336). Or, admettre la validité de principe d’un licenciement prononcé en raison d‘une déficience psychique sur laquelle l’employé n’a aucune prise peut sembler douteux au regard de la CDPH qui interdit les discriminations fondées sur le handicap. La CDPH exigerait bien plutôt que les places de travail soient adaptées aux déficiences de l’employé en termes de prestations et de comportement. En l’état, notre code des obligations valide des prudences discriminatoires, des peurs précautionneuses, des préjugés tenaces auxquels la CDPH commande au contraire de s’attaquer.
Tapis rouge pour les pairs
Pour permettre aux personnes handicapées d’atteindre et de conserver le maximum d’autonomie, de réaliser leur potentiel professionnel et de parvenir à une pleine intégration, la CDPH demande aux États Parties de prendre des mesures efficaces, faisant notamment intervenir l’entraide entre pairs (art. 26 al. 1 CDPH). C’est ainsi que la CDPH doit nous servir de base pour défendre un budget dans les divers contextes dans lesquels les pairs sont amenés à intervenir et pas gratuitement : hôpitaux, foyers, enseignement, groupes d’entraide (voir Caroline Suter Incarner le rétablissement ; les pairs praticiens en santé mentale, Dépendances avril 2020 No 67 p. 17).
Au nom de la CDPH et de la reconnaissance de la composante sociale du handicap, il conviendrait encore de plaider en faveur de la décision assistée en matière médicale, de préférer fermement les curatelles d’accompagnement à toutes les autres, de proscrire la stérilisation des personnes durablement incapables de discernement (art 7 Loi sur la stérilisation 211.111.1 art. 23 al. 1 let c) CDPH), de permettre aux travailleurs·euses handicapé·e·s d’accéder comme les autres à leur 2e pilier (art. 28 CDPH, 17.3602 Postulat Lisa Mazzone Accès inégal à la rente d’invalidité du deuxième pilier. Lutter contre les discriminations) et d’être, comme les femmes, protégés contre la discrimination à l’embauche (Motion Lisa Mazzone 16.3599 Droit à l’égalité sur le marché du travail pour les personnes en situation de handicap).
Que nous vienne un Cicéron dont le génie oratoire convaincra nos circonspectes autorités !