février 2021
Joanneke Van der Nagel, Saskia van Horsen, Marike van Dijk et Ruben Veltman (Tactus), Traduit par Christoph Schindler (GREA)
De nos jours, les personnes avec une déficience intellectuelle sont progressivement reconnues comme un groupe à risque pour les problèmes liés à la consommation de substances et aux addictions. Le traitement de ce type de double diagnostic nécessite une collaboration entre les services de soins dédiés aux personnes handicapées et ceux dédiés aux addictions, ainsi que des interventions adaptées aux besoins de cette population. Heureusement, certaines interventions sont maintenant disponibles en français et sont actuellement en train d’être implémentées en Suisse.
Les personnes présentant des déficiences intellectuelles ont des limitations cognitives et adaptatives qui apparaissent avant l’âge de 18 ans. Ces limitations sont associées à toute une série de difficultés, notamment dans le domaine de l’apprentissage, dans la capacité à mener une vie indépendante, à trouver un emploi ou des activités satisfaisantes, ainsi qu’à construire et à entretenir des relations sociales. Les personnes avec une déficience intellectuelle sont également exposées à des problèmes de santé mentale et aux addictions.
Il n’est pas aisé d’aider les personnes connaissant à la fois une déficience intellectuelle et une addiction en raison des besoins d’interventions adaptées et des collaborations nécessaires à mettre en place entre différents types de services tels que la médecine des addictions et les soins aux personnes handicapées. Traditionnellement, ces services ne sont souvent pas habitués à collaborer, et peuvent avoir des politiques qui entravent une démarche intégrée ou collaborative. Par exemple, si la consommation de substances psychoactives est interdite dans les centres d’hébergement protégé, les patients avec un double diagnostic peuvent ne pas recevoir l’aide au logement dont ils ont besoin. À l’inverse, si les programmes de traitement des addictions exigent des patients qu’ils participent à des réunions de groupe, remplissent des formulaires ou effectuent des tâches à domicile, les patients connaissant une déficience intellectuelle peuvent abandonner leur traitement, voire ne pas y avoir accès. En outre, les préjugés et le manque de connaissances entravent également l’élaboration d’un traitement intégré dans ces situations. Dans les soins aux personnes handicapées, par exemple, les risques liés à la consommation d’alcool (et au sevrage) sont souvent sous-estimés, tandis que la consommation de drogues est souvent considérée comme très problématique, quels que soient le dosage, la fréquence ou les effets. Dans le cadre des addictions, les professionnels peuvent penser à tort qu’une déficience intellectuelle ne peut pas passer inaperçue lors de l’évaluation. Ils peuvent également sous-estimer la contribution qu’ils peuvent apporter au bien-être de ces patients, et surestimer les capacités des structures de soins dédiées aux invalides dans leurs capacités à soutenir leurs résidents connaissant une problématique d’addiction, sans consultation de spécialistes.
Comme l’illustre vignette clinique n°1 ci-dessous, une déficience intellectuelle peut passer inaperçue pendant un certain temps. Cette situation est problématique, car elle empêche de proposer des interventions adaptées et peut conduire à un abandon précoce.
Dans les soins fournis aux personnes handicapées, la consommation de substances reste souvent inaperçue, ou n’est pas reconnue comme étant problématique. Cela est lié à la fois au manque de connaissances et de compétences des membres du personnel pour reconnaitre la consommation de substances (ou les problèmes qui y sont liés), mais aussi à la réticence des patients à discuter de leur consommation. Souvent, cette réticence est liée à la crainte de conséquences négatives lorsqu’ils parlent ouvertement de leur consommation. En outre, il se peut qu’ils ne soient pas familiers avec certains mots ou concepts. Par exemple, certains peuvent penser que le terme « alcool » ne désigne que l’alcool fort, et ils peuvent donc nier la « consommation d’alcool », lorsqu’ils ne boivent que de la bière ou du vin. Pour faciliter le repérage et la recherche de cas, le questionnaire sur la consommation et l’abus de substances dans les cas de déficience intellectuelle (SumID-Q) a été élaboré. Dans ce questionnaire, l’intervenant évalue d’abord la connaissance des répondants sur les substances et la consommation de substances, en présentant une série d’images liées à la consommation de tabac, d’alcool, de cannabis et d’autres drogues, en demandant pour chaque image « Qu’est-ce que c’est ? ».
VIGNETTE CLINIQUE N° 1 – DÉTECTION DE LA DÉFICIENCE INTELLECTUELLE CHEZ LES PATIENTS EN SOINS D’ADDICTION
Adam a 32 ans et vit encore chez ses parents. Il se présente à notre service de consultation externe, désirant
« changer pour le bien de mes parents ». Depuis qu’il est entré à l’école secondaire, il rencontre un certain nombre de problèmes persistants, devenant une menace pour ses professeurs, étant devenu impulsif et parfois agressif. À l’âge de 12 ans, il a commencé à consommer de l’alcool et du cannabis, pour se sentir plus détendu. Plus tard, il est devenu accro à l’héroïne. Pour payer ses addictions, il a commis des cambriolages, a été condamné à plusieurs reprises à des peines de prison et a suivi un traitement médicolégal, malheureusement en vain. Par rapport à ses frères et sœurs, qui ont tous un emploi rémunéré et une famille, il se considère en marge de la société.
Lors de la consultation, l’apparence physique d’Adam se démarque. Mesurant seulement 1 mètre 54 de haut, il est beaucoup plus petit que les autres membres de sa famille. En prenant son dossier médical, il est d’abord silencieux, et hésitant. Nous décidons de procéder à une évaluation complète de sa santé physique et mentale, y compris des tests psychologiques.
À notre surprise, son score d’intelligence s’avère n’être que de 56, ce qui indique une légère déficience intellectuelle. Plus tard, nous avons découvert que lorsqu’Adam avait 10 ans, son école l’avait envoyé dans une classe d’éducation spécialisée en raison de ses difficultés d’apprentissage. Ses parents n’ont pas accepté et l’ont envoyé dans une autre école ordinaire, où il a abandonné à l’âge de 14 ans. À ce jour, ils ne peuvent toujours pas accepter qu’Adam souffre d’un handicap : « Notre fils n’est pas un attardé ! ». Adam est cependant soulagé de comprendre pourquoi il est différent de ses frères et sœurs : « Alors, je ne peux rien y faire, n’est-ce pas ? ».
Il reste triste que pendant les années de traitement médicolégal et d’incarcération, sa situation de handicap et les besoins de soutien qui en découlent n’aient jamais été diagnostiqués.
Les réponses de la personne indiqueront le degré de familiarité qu’elle a avec les substances, les mots qu’il utilise et éventuellement quelques informations supplémentaires (voir cas 2). Dans les étapes suivantes, pour chaque substance connue du répondant, des questions supplémentaires seront posées, en commençant généralement par la consommation de tabac ou d’alcool, car il est généralement plus facile de discuter de ces substances légales que de la consommation de celles qui sont illicites. Pour chaque substance, à l’étape 2, à l’aide d’un ensemble prédéfini de questions, les connaissances et l’attitude du répondant à l’égard des substances seront évaluées, ainsi que la consommation de substances dans son environnement social (c’est-à-dire la consommation de substances par les pairs, les membres de la famille ou les travailleurs de soutien). À partir de là, il est plus facile de passer à l’étape 3 : s’enquérir de la propre expérience du répondant en matière de substances, en lui demandant : « Avez-vous déjà… vous-même ? ». La quatrième et dernière étape du SumID-Q permet d’étudier plus en détail les modes de consommation à travers ses circonstances, ses effets et ses complications ainsi que la disposition au changement. Pour aider à choisir entre les catégories de réponses, le SumID-Q comprend un ensemble de cartes indiquant par exemple « je suis d’accord », « pas d’accord », etc.
Pour les patients avec une déficience intellectuelle nécessitant un traitement en lien avec une consommation de substances, des adaptations des protocoles de traitement doivent être effectuées. Si les protocoles de sevrage ne nécessitent généralement pas ou peu de changements, la communication et les interventions psychosociales doivent être davantage adaptées aux besoins de cette population. Cela comprend par exemple : des objectifs faciles à atteindre pour chaque séance (c’est-à-dire une approche par étapes), l’accent mis sur l’apprentissage par la pratique (plutôt que par la simple parole), la répétition des sujets, y compris avec l’aide des professionnels des soins aux personnes handicapées dans le processus thérapeutique, ainsi qu’un contexte d’apprentissage favorable. Ces éléments sont intégrés dans le protocole de thérapie cognitivo-comportementale Less boose or drugs (moins de drogue ou d’alcool, en français), qui peut être dispensé soit en groupe, soit en thérapie individuelle. Dans ce protocole, les personnes rencontrent leur thérapeute en général deux fois par semaine : une fois lors d’une séance en présence de leur personne de confiance, et une fois avec d’autres personnes du groupe. Lors des séances individuelles, de nouveaux concepts et de nouvelles compétences sont introduits. En outre, avec l’aide de l’accompagnateur, les progrès sont suivis et les besoins de soutien sont identifiés. Ces séances constituent également un outil important pour éduquer les accompagnateurs sur la manière dont ils peuvent aider la personne dans son processus de changement. Les séances de groupe sont importantes pour le soutien des pairs, pour mettre en pratique de nouvelles compétences, pour échanger des idées et des expériences, et pour soutenir l’engagement des personnes concernées dans le processus de traitement et leurs succès (même petits). Les séances de groupe comprennent également des activités créatives, ludiques et des jeux de rôle, pour améliorer le processus d’apprentissage par les activités, et aussi pour rendre le processus thérapeutique plus agréable.
VIGNETTE CLINIQUE N° 2 – DÉTECTION DE LA CONSOMMATION DE SUBSTANCES CHEZ LES PERSONNES PRÉSENTANT UNE DÉFICIENCE INTELLECTUELLE
Danielle, 28 ans, mère de deux enfants avec une légère déficience intellectuelle, a été orientée vers un traitement en raison de son addiction au cannabis. Notre protocole d’évaluation indique qu’elle est une candidate appropriée pour notre traitement de groupe « Moins de drogue ou d’alcool ». Au début de cette intervention, le questionnaire sur la consommation et l’abus de substances dans le cadre de la déficience intellectuelle — SumID-Q — est présenté. Danielle semble en savoir beaucoup sur toutes les substances présentées dans le questionnaire. Elle rigole lorsqu’elle voit les images des différentes substances, et ouvre grand les yeux, souriant et se tortillant sans cesse sur sa chaise en voyant l’image du GHB. Conformément au manuel SumID-Q, l’enquêteur remarque cette réaction, mais ne l’aborde pas directement.
Après avoir complété les sections du SumID-Q sur l’alcool et le tabac (avec des questions sur les connaissances du client, son attitude, sa consommation dans l’environnement social et éventuellement sa consommation par le client), l’intervenant demande quelle substance devrait faire l’objet d’une discussion plus approfondie. Lorsque Danielle propose de poursuivre la section sur le cannabis, l’enquêteur lui demande si la section sur le GHB devrait également être incluse. Après quelques hésitations, Danielle accepte. Il s’avère que sa consommation de GHB est plus importante et plus sérieuse que sa consommation de cannabis, bien que ce soit cette dernière raison pour laquelle elle a été orientée vers ce service. Compte tenu de sa forte consommation de GHB, la thérapie de groupe n’est pas encore possible. À la place, une consultation en milieu hospitalier est prévue. Après cela, il lui sera toujours possible de suivre la thérapie de groupe. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas signalé sa consommation de GHB au départ, Danielle a répondu qu’elle craignait une interférence de la part des services de protection de l’enfance : « Sinon, mes enfants me seront enlevés. Ils sont déjà si difficiles avec ces quelques joints par semaine ! On ne transmet rien au tuteur familial, n’est-ce pas ? S’il vous plait ? »
Le SumID-Q et « Moins de drogue ou d’alcool » ont été traduits en français et doivent être mis en œuvre lors d’une phase pilote par la Fondation Aigues-Vertes, l’association Argos et les Hôpitaux Universitaires de Genève avec l’aide des auteurs et des formateurs néerlandais de Tactus Addiction care. Ces programmes seront disponibles à l’ensemble des partenaires du réseau romand à travers le GREA.