février 2021
Pascual Palomares et Célia Robyr (Addiction Valais)
L’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a publié le 17 novembre 2020 son étude « Transferts Aide sociale — Assurance-invalidité Assurance — Chômage ASAIAC »1. Ce rapport soutient la réforme Développement continu de l’AI, qui vise à renforcer et à étendre les mesures de réadaptation, notamment les mesures de réinsertion, et l’optimisation de la gestion des cas. Pour atteindre ce but, il mise sur la collaboration et le soutien de tous les partenaires impliqués. Comment les spécialistes et prestataires de services en matière d’addiction peuvent-ils répondre à cet appel dans le contexte de l’arrêté du Tribunal fédéral du 11 juillet 2019 qui considère l’addiction comme toute autre maladie psychique ?
Selon le rapport de l’OFAS, la transformation durant les quinze dernières années de l’assurance-invalidité en une assurance de réadaptation a engendré un recul des rentes octroyées et une forte augmentation des mesures de réadaptation accordées, en grande partie par l’octroi de mesures d’intervention précoce. Ce développement des mesures d’intervention précoce et des mesures de réadaptation doit composer avec la nouvelle dimension introduite par la décision du Tribunal fédéral de juillet 2019 : les personnes atteintes de syndrome de dépendance doivent être traitées à l’instar de celles souffrant d’autres troubles psychiques. L’addiction devient ainsi une atteinte à la santé qui ouvre un accès à des mesures de réadaptation — voire un droit à une rente — afin que l’AI réponde à sa mission : permettre aux personnes atteintes dans leur santé d’accéder aux prestations prévues par la loi fédérale sur l’assurance-invalidité, en appliquant le principe de la primauté de la réadaptation.
La nouvelle jurisprudence ouvre de nouvelles opportunités, mais avec plusieurs questions pour nos institutions spécialisées. Comment déterminer la gravité de l’atteinte à la santé associée à l’addiction ? Quand et comment mettre en place des mesures spécialisées en collaboration avec les offices AI ? Quelle place donner à la rechute dans le déroulement des mesures d’intervention précoce et de réadaptation ? Addiction Valais, qui propose des prestations sociothérapeutiques, de réinsertion sociale et de réinsertion socioprofessionnelle dans plusieurs cadres d’intervention (ambulatoire, résidentiel, centre de jour), présente ici ses réflexions et ses projets. Elle accompagne environ 1’700 personnes par année.
La Fondation Addiction Valais a développé un méta-modèle d’intervention de type stepped-care qui regroupe trois axes d’intervention à visées sociothérapeutique, de réinsertion sociale et de réinsertion professionnelle. La démarche est unique en Suisse. Ce modèle s’appuie sur la Stratégie nationale Addictions 2017-2024. Il permet une compréhension commune à l’ensemble des acteurs des problématiques d’addiction et des risques associés (comorbidité psychiatrique ou somatique, précarité financière, exclusion sociale, etc.).
Avec une gradation de complexité croissante de l’addiction et des problématiques associées, ce modèle permet de fournir la bonne prestation au bon moment. Il est une aide au choix thérapeutique pour co-construire un projet d’accompagnement et d’intégration socioprofessionnelle axé sur les besoins et les ressources du client.
L’évaluation, avec des outils scientifiques reconnus internationalement tels que les grilles de Dépistage et d’Évaluation et des Besoins d’Aide (DEBA)2 et l’Indice de Gravité de Toxicomanie (IGT), permet d’établir une anamnèse globale de la personne. La gravité des problèmes d’addiction et des problèmes associés (par exemple, les problèmes de santé physique, de santé psychique ou d’emploi) est déterminée. Le méta-modèle intègre également le stade du changement de la personne et l’approche motivationnelle. Les besoins et ressources de la personne, ainsi que les besoins des partenaires de son réseau sont au centre des objectifs. La personne est directement impliquée dans la construction de son projet d’accompagnement. Le dispositif s’appuie sur un accompagnement de type case management afin d’offrir et de coordonner les prestations adéquates et efficaces selon les cadres d’intervention impliqués et les membres du réseau professionnel, y compris les professionnels liés aux mesures AI. Le modèle offre une passerelle et établit un langage commun avec l’ensemble de ces professionnels.
Le projet d’accompagnement de la personne se coconstruit en puisant dans la palette de prestations complémentaires à disposition (à l’interne ou à l’externe de la Fondation). Dans une étape de réadaptation, les prestations mises en place par l’AI doivent intégrer les objectifs du projet d’accompagnement et aussi tenir compte des besoins à satisfaire en parallèle pour favoriser le changement de la personne, consolider les acquis thérapeutiques et réduire les risques de rechute. Dans ce sens, durant la phase d’intégration socioprofessionnelle, il est fondamental de s’appuyer sur le soutien de spécialistes en addiction, car la personne aura besoin de ressources et d’outils ancrés dans sa gestion de l’addiction au quotidien, en particulier dans son environnement de travail.
Selon Addiction Valais, ce soutien spécialisé en addiction pourrait déjà intervenir dès le dépôt d’une demande AI, lors de la phase d’intervention précoce, mais également lors de la mise en place et du suivi des mesures de réinsertion ou des mesures professionnelles. Pour contextualiser, le secteur ambulatoire d’Addiction Valais accompagne une certaine part de situations en lien avec l’AI :
Les mesures d’intervention précoce (MIP) de l’AI durent une année maximum et ont pour but d’agir rapidement, dès le dépôt d’une demande AI. Leur objectif est de pouvoir maintenir la personne à son poste de travail ou de mettre en œuvre une réorientation professionnelle. Leur détermination se base sur l’entretien d’évaluation effectué par l’office AI qui permet ensuite d’articuler le processus d’intervention.
Les mesures de réinsertion (MR) visent à préparer les assurés à la réadaptation professionnelle. Elles sont construites sur un système d’échelons, permettant une réinsertion progressive dans le marché du travail. Elles apportent une réponse adaptée aux personnes qui nécessitent un accompagnement intensif et adapté pour retrouver une capacité de travail.
Pour les personnes en emploi, des prestations de type Job coaching, spécialisé dans la prise en compte de la problématique d’addiction, permettraient de travailler les aspects de gestion de la consommation au quotidien et de réduction des risques de rechute.
Afin de soutenir l’AI dans le développement des MIP et des MR, des spécialistes en addiction pourraient accompagner les personnes concernées dans un cadre d’intervention de type centre de jour, en ateliers spécifiques, afin de travailler sur l’accoutumance aux processus de travail et la stimulation de leur motivation. Addiction Valais offre déjà des prestations sociothérapeutiques, de réinsertion socioprofessionnelle et de job-coaching dans ses centres de jour Villa Flora et via Gampel et qui pourraient répondre à ce besoin.
Les mesures AI, quelles qu’elles soient, sont liées à l’obligation de la réduction du dommage et à l’exigibilité du traitement. Dans la pratique habituelle, l’octroi de mesures d’accompagnement ciblées est assorti de conditions particulières. Parmi celles-ci peut figurer un contrôle régulier de l’abstinence. Le contrôle de l’abstinence ne devrait pas, ou plus, être sanctionné, mais intégré dans le nouveau modèle d’accompagnement à développer avec les offices AI. La rechute est une réalité dans le monde de l’addiction et fait partie du processus de traitement. En conséquence, le critère de l’abstinence relative aux mesures proposées par l’AI et à leur octroi ne devrait plus être une exigence absolue (avec une incidence ou une pénalité en cas de rechute), mais un moyen au service de la réadaptation. Un des besoins principaux des offices AI est donc de savoir que faire en cas de rechute et comment adapter les mesures octroyées.
La durée des prestations fournies ou à fournir constitue également un élément important dans la collaboration avec les offices AI, les mesures AI étant de durée limitée ou déterminée. En lien avec la réalité d’un processus de réadaptation liée à l’addiction et des risques inhérents de rechute, la durée devrait tenir compte du degré de gravité de l’addiction et du stade de changement de la personne. Il serait donc cohérent que l’AI développe les partenariats avec des organisations spécialisées en addiction qui peuvent offrir des prestations ciblées et soutenir les spécialistes en réinsertion de l’AI. Pour Addiction Valais, ce développement s’inscrirait dans l’optimisation de la gestion des cas selon la réforme Développement continu de l’AI.
Jean-Daniel Barman3 relevait déjà en 2010 que le thème de la toxicomanie n’engendrait plus d’intérêt public, sauf pour les questions autour des changements de législation. La gestion des addictions est considérée de la compétence des autorités publiques et met l’accent sur la responsabilité individuelle. Les personnes avec un problème d’addiction ne bénéficient pas d’une compassion naturelle auprès de la majorité de la population qui a tendance à les rendre responsables de leur situation. Pourtant, 26 % de la population est touchée, de près ou de loin par d’un problème d’addiction. 37 %4de la population a, dans son entourage, au moins une personne ayant des problèmes d’alcool et/ ou de drogues. Par rapport à d’autres enfants, ceux qui vivent avec un parent dépendant à l’alcool ont un risque jusqu’à six fois plus élevé de développer eux-mêmes une dépendance à l’âge adulte5. En Suisse, le coût économique des addictions représente 7,76 milliards par année.
Un enjeu pour la personne dépendante est pourtant de pouvoir vivre dans un monde qui stigmatise et catégorise les personnes selon leurs actes et les incidences provoquées pour elles-mêmes et leur environnement. Aujourd’hui, la crise sanitaire liée à la Covid vient interroger de façon brutale nos schémas de valeurs. L’appel de soutien et de collaboration pour la réadaptation lancé par l’OFAS dans son rapport vient à point nommé. Il est une main tendue à l’ensemble des professionnels du domaine des addictions. L’enjeu pour les institutions spécialisées qui accompagnent les personnes dépendantes va au-delà du développement d’une collaboration avec l’AI dans le cadre de la jurisprudence du Tribunal fédéral. L’addiction n’est pas un banal problème de société ou de santé à régler uniquement par des principes de subsidiarité de prestations. C’est une problématique qui doit pouvoir bénéficier d’une approche intégrée et d’une collaboration entre l’ensemble des dispositifs impliqués, proches y compris. En cette période de Covid qui va réduire les ressources financières à disposition, nous devrons apprendre à faire plus avec moins. Cependant, ne basons pas notre capacité à réadapter les personnes uniquement sur les moyens financiers des systèmes, mais misons sur nos forces individuelles et collectives pour les accueillir au sein de notre environnement social, de nos entreprises, de nos administrations, car chacun d’entre nous pourrait être touché demain.