février 2021
Stéphane Rossini (OFAS) par Jean-Félix Savary (GREA)
Jean-Félix Savary : Quel est le rôle de l’OFAS dans le système de l’AI ?
Stéphane Rossini : L’OFAS est l’autorité de surveillance de l’AI et doit garantir le bon fonctionnement de l’assurance. Les offices AI cantonaux garantissent sa mise en œuvre. Ils ont des compétences et une certaine marge de manœuvre, tout comme les organisations que nous subventionnons. Tous prennent en charge ou défendent les gens, mais avec une perspective qui leur est propre. Dans cet environnement complexe, je souhaite développer une vision cohérente, orientée sur l’avenir des gens concernés, qui dépasse la seule application des règles d’un cadre légal strict. Nous devons inscrire l’AI dans une vision de politique sociale. C’est à mon avis indispensable pour réparer les réformes de 2030. Il faut se poser des questions dès maintenant sur le fonctionnement de la société et des politiques sociales. C’est dans cet esprit que je conçois ma fonction, ce qui bouscule parfois la rigidité institutionnelle de nos administrations.
Je souhaite par ailleurs intensifier encore les relations avec nos partenaires. Car, il est important d’associer tous les milieux concernés pour signifier la nécessité d’un dialogue constructif sur le fonctionnement de l’assurance. Nous avons besoin de confiance. Nous devons collaborer et réduire les conflits, ce qui est inévitable lorsque l’on répartit 150 millions de francs de subventions chaque année. Il nous faut un dialogue! La politique sociale, on la fait pour les gens sinon elle ne sert à rien ! C’est toute fois un gros défi, qui ne va pas toujours de soi !
Notre Chef de Département, Alain Berset, insuffle un nouvel élan à notre travail. Nous devons privilégier davantage la personne concernée, renforcer la qualité de l’accompagnement et intensifier les collaborations avec les acteurs du terrain. J’y souscris totalement, même si c’est difficile. On le voit avec les expertises médicales. Une infime minorité de situations finissent devant les tribunaux, ce qui indique que le travail est généralement bien fait. Et pourtant ces quelques cas nourrissent les médias et dénigrent l’institution. Cela provoque des craintes et des réactions politiques nombreuses. Une certaine tension en découle. Nous sommes néanmoins souvent sur la défensive !
S’agissant de notre collaboration avec les offices AI, elle est essentielle, car nous œuvrons pour une seule assurance, ce qui n’est malheureusement pas toujours perçu ainsi. Il nous faut trouver ensemble le chemin d’une prise en charge adéquate de celles et ceux qui rencontrent des difficultés. C’est notre mission.
Jean-Félix Savary : Comment l’OFAS a-t-elle perçu la décision du Tribunal fédéral de reconnaître les addictions comme une maladie, après 20 ans de revendications ? Quels changements dans la mise en œuvre de l’AI ?
Stéphane Rossini : La clarification qui a été apportée par le TF a été bien accueillie. Le chemin est désormais clair, réduisant ainsi l’ambivalence ou les incompréhensions face à certaines situations. Il y a donc satisfaction de notre part.
Comme nous allons traiter tous les assurés de l’AI de la même manière, il conviendra d’être en mesure de prendre correctement en considération les différents types d’atteintes à la santé. Nous avons bien conscience que dans la logique de l’analyse individuelle, mais aussi en regard des standards liés aux évaluations, autant de principes renforcés depuis la 5e révision, il faudra trouver le bon chemin pour prendre en charge de manière adéquate les personnes concernées par la dépendance.
Ainsi, une bonne mise en œuvre de cet arrêt s’impose. Il y a certainement des offices AI mieux aguerris, habitués aux situations de dépendances, et qui disposent d’une expertise plus grande, plus proche d’organisations comme le GREA par exemple. D’autres devront renforcer leurs compétences et leur expertise. L’OFAS devra veiller à ce que la question de la dépendance soit traitée de manière uniforme, peut-être plus ou mieux formalisée. L’échange avec le terrain sera important pour y parvenir.
Jean-Félix Savary : Comment procéder à une harmonisation, alors même que le réseau addiction peut fortement différer selon les cantons ? Avez-vous des attentes envers les organisations spécialisées dans l’addiction ?
Stéphane Rossini : La tendance est à une approche médicalisée souvent standardisée. Personnellement je ne la vois pas forcément de manière positive. Mais, dans la pratique, réaliser 15’000 expertises médicales par an n’est possible qu’avec de tels processus. À mon avis, cela comporte des risques si l’on pense traiter la dépendance de manière analogue aux autres pathologies. Le grand défi est donc dans la capacité d’intégrer la dimension sociale. C’est là que nous avons besoin des bons partenariats, des bonnes compétences pour parvenir à associer le volet médical et le volet social. Les collaborations avec les associations du monde du handicap, autour du conseil, du soutien ou de l’aide devront être bien exploitées. Il y a là une expérience et une connaissance qui augmentera la qualité et l’efficacité du système. Je ne suis pas certain que dans le domaine des addictions, nous ayons déjà atteint un tel niveau de connaissance et de maîtrise du domaine et de toutes ses nuances, pour garantir une pratique idéale. À voir et définir comment impliquer mieux les différentes organisations actives dans ce domaine. On pourrait imaginer que les spécialistes des addictions soient davantage impliqués dans les expertises médicales. Ma préoccupation : comment prendre en compte toutes les dimensions de cette problématique et aller au-delà de l’approche médicale, par exemple pour inclure l’insertion professionnelle ?
Jean-Félix Savary : Pour éviter ce risque, quelle marge de manœuvre l’OFAS se donne-t-il pour élargir la palette de ses instruments, au-delà des expertises médicales classiques ?
Stéphane Rossini : Nous devons disposer, comme pour un assuré « classique » (hors dépendance), de mesures individualisées destinées aux personnes concernées par la dépendance. Cela veut dire que l’approche individualisée est essentielle, car seule capable de prendre en compte tous les paramètres qui agissent sur et autour de la personne, et non seulement la formation et la capacité d’insertion professionnelle. On devrait pouvoir être relativement souple et prendre les mesures propres à cet environnement particulier. Nous avons donc besoin d’éléments de référence.
C’est donc là que je vois le rôle des organisations comme les vôtres : rendre attentives les autorités de mise en œuvre quant aux difficultés, aux pièges, et autres effets pervers que l’on pourrait rencontrer. Les addictions sont une invalidité psychique, faites de cas isolés avec des besoins très spécifiques. J’imagine mal des approches standardisées. De plus, les cas sont moins nombreux et tous les 26 offices AI ne disposent certainement pas de compétences spécifiques très développées. Il vaudrait la peine de mettre en place des groupes de travail réunissant les spécialistes de l’AI et du domaine des addictions. Cela pour permettre aux offices AI de bénéficier d’une expertise adéquate favorable à un travail de qualité.
Jean-Félix Savary : Comment les institutions du domaine des addictions peuvent-elles contribuer à cet effort ?
Stéphane Rossini : Il y a plusieurs chemins possibles. D’un côté, l’article 74 LAI subventionne les organisations de conseils. Il est possible de faire remonter les expériences du terrain par ce canal. Il y a aussi la voie de l’intégration professionnelle. Si l’on veut traiter les personnes concernées par la dépendance de la même manière que les autres en termes d’insertion professionnelle, il nous faut des partenaires dans le secteur économique (1er et 2e marchés). Enfin, il y a l’échange général, au niveau des principes de la collaboration. Nous attendons des organisations reconnues et subventionnées qu’elles soient de véritables partenaires pour nous aider à mettre en œuvre les décisions. Je pense qu’il y a un rôle à prendre pour les organisations faîtières et/ou régionales pour devenir des partenaires de discussion en matière de dépendance.
Ensuite, ce dialogue doit se concrétiser sur le terrain. Nous devons pouvoir identifier des bonnes pratiques, tendre vers une uniformisation dans la pratique dans les offices AI, bénéficier des bons relais, et aller vers des modèles crédibles, qui prennent en compte les questions médicales et les approches sociales. Si on va vers trop de technicité médicale, on passe à côté d’une partie des problèmes ou du moins on ne les reconnaît pas correctement. Il faut que nous nous mettions ensemble pour effectuer ce travail. C’est le rôle des organisations comme les vôtres. Ces arrêts sont donc une fenêtre d’opportunités pour un dialogue constructif.
Jean-Félix Savary : À l’échelle cantonale, les institutions ont déjà pu ressentir une ouverture à la collaboration des offices AI. Au niveau fédéral, comment l’OFAS pourrait intégrer les compétences addictions qui existent du côté de l’OFSP?
Stéphane Rossini : Effectivement, nous avons peu de coopération avec l’OFSP sur cette problématique. Notre approche est avant tout assurantielle. On ne s’occupe pas directement du handicap, mais on accompagne l’intégration professionnelle ou calcule les pertes de gain. C’est d’ailleurs ce qui pose problème au sein de la population ! D’autant plus que le système est devenu trop technique. Nous devrions donc stimuler la collaboration interdisciplinaire. Si un arrêt du TF peut nous aider à casser ces cloisons et à collaborer, saisissons cette opportunité.
Jean-Félix Savary : Dans le domaine des addictions, le rôle de la Confédération a été central ces dernières décennies. Comment garantir une politique cohérente entre les offices autour d’une même vision ? Avec la Stratégie Addiction (2017-2024), disposons-nous d’un document capable de fédérer les énergies ?
Stéphane Rossini : La question des stratégies est importante dans un pays fédéraliste. Elles sont garantes d’une vision d’ensemble et contribuent à une culture commune. En l’occurrence, l’OFAS n’y a pas participé. L’AI intervient en cas d’incapacité de gain des personnes, ce qui nous éloigne de cette vision stratégique sur l’approche des dépendances. Chez nous, la stratégie concerne par exemple la lutte contre la pauvreté ; elle pourrait concerner la politique familiale ou l’enfance et la jeunesse. En matière de dépendance, il est évident que ce rôle incombe à l’OFSP. L’OFAS pourrait être un partenaire dans le cadre de la mise en œuvre des volets relatifs aux conséquences sociales évoquées aussi dans la stratégie. Par exemple, dans l’ultime recours à l’assurance-invalidité dans le processus qui va conduire, ou pas, à une rente, ou à l’intégration professionnelle. Je pense qu’on peut être un acteur intéressant et valoriser nos observations et nos expériences. J’ai l’impression que cet apport est peut-être sous-estimé. Nous pourrions assumer une certaine responsabilité, par exemple dans le transfert de l’information ou des pratiques. Nos expériences de ce type faites dans le programme de la lutte contre la pauvreté pourraient être utiles, notamment en matière de collaboration avec les cantons et les différents acteurs concernés.
Jean-Félix Savary : Cette collaboration avec l’OFSP pourrait en effet être très fructueuse ! Concernant l’obligation de réduire les dommages, parfois interprétée comme une injonction à l’abstinence, où se situe l’OFAS ? Comment intégrer la philosophie des 4 piliers et la réduction des risques dans la politique de l’AI ?
Stéphane Rossini : Selon le récent arrêt du TF, on ne pourra plus exiger d’une personne d’être abstinente depuis des mois avant de participer à une expertise. C’est une reconnaissance de la situation particulière des personnes dépendantes. En revanche, au titre de l’obligation de réduire le dommage, un traitement de sevrage raisonnablement exigible ou toute autre thérapie pourront toujours être imposés en tout temps. Dès lors, il s’agit maintenant d’améliorer la capacité de les prendre en charge, par exemple dans un processus d’analyse de situation ou de réinsertion professionnelle, notamment avec des mesures de réinsertion à bas seuil. Cet assouplissement devrait permettre une prise en charge constructive et personnelle sans exigences trop élevées ou disproportionnées.
Il faut donc construire une culture commune qui implique aussi l’application de l’AI, afin de prendre les meilleures décisions possibles. Comment faire le lien entre la spécificité du domaine des addictions, la loi et la pratique de l’assurance, ce pourrait être une piste d’action pour un avenir proche. Pourquoi pas lors d’une conférence nationale en 2021 sur le sujet ?
Jean-Félix Savary : Nous serons nombreux à venir ! Un très grand merci pour vos réflexions.