janvier 2017
Vers la fin du XVIIIe siècle, le terme de « maladie » dans notre domaine va apparaître par la voix de Benjamin Rush, puritain rigoureux, médecin et signataire de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Il est le premier à rattacher les conduites de consommation répétées à une pathologie, en l’occurrence, une « maladie de la volonté ». Il sera suivi par d’autres, comme le médecin suédois Magnus Hus à qui on doit le terme d’alcoolisme, vu comme une maladie qui mène à la « dégénérescence » du peuple suédois. A l’origine donc, la dimension morale est très présente, tout comme la composante religieuse d’ailleurs. Cette vision de l’alcool comme un « fléau » social aboutira au tournant du XXe siècle au renforcement de la logique prohibitionniste, qu’elle soit totale comme aux Etats Unis, ou partielle comme en Suisse avec l’absinthe.
Face à la pénalisation et à la stigmatisation croissante du buveur excessif, coupable de ne pas savoir se tenir, ni respecter les normes qui s’imposent à lui, la maladie va progressivement devenir une protection, contre la pénalisation et la stigmatisation. C’est le cas des premiers groupes d’entraide AA, qui lui donnent une place centrale dès leur création en 1935, soit deux ans après la levée de la prohibition aux Etats-Unis. La maladie devient une identité, revendiquée par les consommateurs qui désirent devenir abstinents. Elle permet de surmonter, en partie, la dévalorisation induite par le regard très dur de la communauté. Face à des sociétés qui continuent à voir la consommation excessive comme un problème d’ordre public, la maladie va progressivement permettre de revendiquer une attitude plus empathique avec les consommateurs.
Cette « conception de l’addiction » comme une maladie, dont les origines sont empreintes de la dimension moralisatrice, a donc directement alimenté, dans un mouvement contraire, à lutter contre la culpabilisation des consommateurs. Elle deviendra même un enjeu politique majeur avec le débat sur les drogues illégales. C’est bien la reconnaissance de l’addiction comme une maladie qui a permis la légitimation de la politique des 4 piliers. Elle est aujourd’hui au cœur de la défense de la solidarité dans ce domaine, tant au niveau politique qu’au niveau financier, comme l’ont démontré de manière limpide les récents débats sur les intoxications alcooliques (initiative Bortoluzzi).
Cependant, la question reste complexe, notamment dans sa dimension collective. En effet, la maladie vient séparer ce qui est « normal » de ce qui est « pathologique », entre ce qui est souhaitable pour une société (à un moment donné), et ce qui est réprouvé. L’homosexualité, condamnée fermement aussi bien par la religion que par la société dans son ensemble, est naturellement entrée dans les premières classifications des maladies mentales, pour en sortir aussitôt la société devenue plus ouverte à son égard. Ainsi, si la maladie est objective et correspond bien souvent à des changements neuro-anatomiques et une réalité clinique observable, elle peut aussi se charger de significations autres, qui vont bien au-delà de la personne et de son comportement. C’est dans cette complexité que Dépendances vous invite à vous plonger dans le présent numéro.
Jean-Félix Savary (GREA)