janvier 2017
Jeremy Grivel (laboratoire de recherche de la Section d’Addictologie, CHUV)
La recherche a apporté des éléments permettant de considérer l’addiction comme une maladie du cerveau. Ce modèle continue cependant d’être questionné, ceci étant dû au fait que certaines caractéristiques de l’addiction n’ont pas pu être encore assez clairement définies sur le plan neurobiologique et surtout que ce concept questionne le rapport avec les valeurs morales de l’autodétermination, du libre-arbitre, de la volonté et de la responsabilité personnelle. Je vais résumer ici les données de neurosciences qui illustrent certains liens entre addiction et fonctionnement cérébral comme la désensibilisation des circuits de la récompense qui diminue la capacité à ressentir de la motivation à poursuivre des activités quotidiennes, l’augmentation de la force des réponses conditionnées et de la réactivité au stress qui résultent en l’envie irrépressible de consommer (craving) et en des émotions négatives lorsque la consommation ne peut avoir lieu ; et l’affaiblissement des régions cérébrales impliquées dans les fonctions exécutives telles que la prise de décision et le contrôle de l’inhibition.
Les données de neuropsychologie, de neurobiologie et d’imagerie cérébrale ont permis de visualiser les modifications du fonctionnement cérébral lors de l’usage ponctuel ou chronique de psychotropes et de différencier les mécanismes de dépendance et d’addiction. Il a été démontré que la dépendance vis-à-vis des substances psychoactives est le produit de mécanismes adaptatifs du cerveau face à l’action des psychotropes et que l’addiction est engendrée par une altération des mécanismes d’apprentissage cérébraux qui vont influencer les processus de motivation et de prise de décision.
Les substances psychoactives perturbent le fonctionnement normal des circuits neuronaux, tel que le système de récompense, mais également de nombreux autres circuits cérébraux. Des expositions répétées conduisent à la mise en place de compensations dynamiques durables s’opposant à ces perturbations afin de conserver une certaine intégrité du fonctionnement du cerveau. Chaque nouvelle consommation destinée à retrouver le niveau de base entraînerait alors, au contraire, la poursuite de la diminution et c’est cette dynamique qui produit la tolérance du système et qui incite le consommateur à augmenter la fréquence et les doses de consommation pour ressentir les mêmes effets.
Alors qu’à l’origine le diagnostic d’addiction était basé sur des caractéristiques pharmacologiques telles que la tolérance et le manque, qui sont à présent les marqueurs du concept de dépendance, il a progressivement évolué vers des caractéristiques plus comportementales et cognitives qui reflètent mieux la nature compulsive et les dysfonctionnements cognitifs qui maintiennent la consommation en dépit des conséquences négatives sur la santé et le comportement des individus, mais également sur la dimension sociale.
Le passage de la dépendance seule à l’addiction dépend de la substance consommée et des caractéristiques de l’individu lui-même. Toutes les substances addictives ont en commun d’agir sur une partie spécifique du système limbique, le système de récompense et de causer une forte augmentation de la libération de dopamine dans ce système. Ainsi, certaines substances psychoactives, comme le LSD dont le mécanisme d’action est sérotoninergique, ne provoqueront jamais d’addiction, mais uniquement une dépendance. Le rôle du circuit de la récompense est de faire en sorte que les conséquences des actions qui sont intéressantes et inattendues pour l’individu soient repérées et renforcées dans le but de les voir, à l’avenir, reproduites dans le même contexte. Ce rôle est donc adaptatif.
L’effet addictif repose sur le fait que, non seulement la quantité de dopamine est beaucoup plus élevée, mais qu’à la différence des récompenses naturelles, les substances addictives ont pour effet de produire infailliblement, à chaque exposition, une libération de dopamine générant à chaque fois un signal puissant d’apprentissage associatif. La valeur de la consommation de substance addictive est ainsi largement surévaluée par rapport à une récompense naturelle, ce qui influence la balance décisionnelle de l’individu en faveur de la consommation de substance et le pousse à effectuer des choix biaisés qui réduisent le paysage de ses intérêts et de ses possibilités.
Dans ce type d’apprentissage, les expériences de consommation deviennent associées avec les stimuli environnementaux qui les précèdent. Ces stimuli sont ainsi, par la suite, interprétés par le cerveau comme des indices qui annoncent la possibilité de consommation et enclenche le phénomène de craving. Le contexte physique (lieu, objets), les personnes présentes et les états mentaux avant la consommation peuvent tous éliciter, par la suite, des libérations de dopamine qui enclencheront de manière conditionnée l’envie irrépressible de consommer ; et ceci même après un sevrage et de longues durées d’abstinence.
Seule une minorité de personnes consommant régulièrement des substances addictives développera une addiction (une personne sur cinq pour la cocaïne, par exemple), cette susceptibilité diffère parce que les personnes diffèrent entre elles sur les facteurs génétiques, développementaux, de traits de personnalité et environnementaux. Une des critiques au modèle de l’addiction comme maladie cérébrale est que les allèles des gènes associés à l’addiction ne prédisent que faiblement le risque d’addiction. Ce phénomène est pourtant typique des maladies complexes avec des hauts taux d’héritabilité pour lesquelles la génétique ne prédit qu’un faible pourcentage de la variance de manière contrastée avec de grandes influences des facteurs environnementaux (par exemple pour les maladies cardiovasculaires).
La question des inégalités et des vulnérabilités individuelles face à l’addiction n’est pas simple. Il semble en effet qu’elles soient déterminées par l’interaction d’un grand nombre de facteurs biologiques, individuels, environnementaux, sociaux et culturels qui convergent pour augmenter ou diminuer la probabilité qu’un individu développe une addiction. L’influence génétique réside dans la modulation de la réponse de l’organisme à l’environnement, et dans le cas de l’addiction à l’exposition aux substances addictives et au contexte physique et social stressant. Le pouvoir prédictif d’un seul facteur reste très limité dans la plupart des cas.
En plus des adaptations du système de la récompense, l’exposition répétée aux substances addictives mène à des adaptations dans le circuit de l’amygdale cérébrale, ces adaptations résultent en l’augmentation de la réactivité au stress et à l’émergence d’émotions négatives qui génèrent une intense motivation à échapper à cet inconfort en consommant à nouveau.
Les changements neurobiologiques qui surviennent dans les systèmes cérébraux impliqués dans la récompense et les émotions sont également accompagnés par des changements dans les régions corticales préfrontales qui sont impliquées dans les fonctions exécutives, parmi lesquelles figurent la prise de décision, la flexibilité dans la sélection et l’initiation d’actions, l’attribution de valeur (salience) et le monitorage de l’erreur nécessaire à l’adaptation du comportement.
Ces perturbations observées chez les personnes souffrant d’addiction diminuent leur capacité à résister aux indices de craving et de maintenir leur éventuelle décision de contrôle de leur consommation. Ces effets expliquent pourquoi les personnes addictes peuvent être sincères dans leur désir et intention de diminuer ou d’interrompre leur consommation mais tout autant incapables de maintenir leur résolution. Alors qu’une récupération est possible pour certains déficits des fonctions exécutives sur le long terme pour des personnes abstinentes, d’autres déficits peuvent perdurer à vie.
Les neuroscientifiques s’accordent aujourd’hui sur le fait que les substances addictives usurpent les mécanismes de prise de décision et de mémorisation tant au plan cellulaire que cognitif en « leurrant » les circuits neuronaux impliqués dans le renforcement et la motivation ; elles provoquent ainsi un emballement des mécanismes d’apprentissage qui deviennent aberrants. Plus précisément, les substances addictives modulent les processus de plasticité cérébrale de sorte que les comportements de consommation seraient « appris », puis extrêmement renforcés, favorisant l’usage compulsif de substances et aboutissant à l’impossibilité de contrôler sa consommation malgré la connaissance des conséquences négatives qu’elle peut avoir sur le plan physique, psychologique, affectif, familial, social ou professionnel.
Beaucoup de chercheurs considèrent donc aujourd’hui l’addiction comme une maladie de l’apprentissage, de la motivation et de la prise de décision et que les modifications observées dans ces grandes fonctions cognitives et comportementales sont sous-tendues par des modifications induites par la consommation de substances addictives sur les structures cérébrales du circuit de la récompense, des émotions, du stress et des fonctions exécutives.