janvier 2017
Jean Maisondieu (psychiatre des hôpitaux honoraire, Paris)
Que pour le dictionnaire l’addiction soit une « relation de dépendance (à une substance, une activité) qui a de graves conséquences sur la santé » et l’addictologie la « discipline médicale qui étudie les comportements liés à l’addiction et les mécanismes de la dépendance » 1 n’implique pas que les addictions relèvent de la seule médecine. D’ailleurs comme l’écrit l’addictologue Michel Reynaud « il y a une constante qui persiste dans la compréhension des addictions : la nécessité d’une approche bio-psychosociale » 2 et en France la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) a rappelé en 2015 que c’est seulement selon « un point de vue scientifique et médical [que] les addictions sont des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères » 3. Néanmoins chez les spécialistes comme dans le grand public, faute d’une reconnaissance que la dimension psychosociale est aussi importante que la dimension biologique non pas seulement dans leurs conséquences, mais aussi dans la genèse des addictions, ces dernières demeurent perçues seulement comme des maladies, c’est-à-dire des entités pathologiques dans lesquelles les troubles présentés par un individu sont toujours consécutifs à des atteintes lésionnelles ou fonctionnelles de son organisme conformément au modèle anatomo-clinique de la médecine. Ce modèle a fait preuve de son excellence pour le diagnostic et le traitement des affections organiques, cela ne justifie nullement de ne recourir qu’à lui pour les addictions qui sur le plan clinique présentent des différences assez notables avec ces affections pour faire douter qu’elles soient seulement des maladies.
La maladie s’impose. On « l’attrape » sans l’avoir ni désirée ni voulue (un virus pénètre dans l’organisme d’un individu à son insu). Au contraire c’est toujours un sujet conscient de ce qu’il fait qui prend l’initiative de consommer une substance ou de jouer. S’il en résulte une addiction, elle est toujours le résultat de sa décision avant que, dépendance aidant, elle soit la conséquence de son choix. Un malade veut guérir et n’hésite pas à consulter pour cela. Un sujet addict est réticent à se reconnaître malade et ne cherche pas trop à se faire soigner. Il n’a ni désiré ni voulu son addiction mais tant qu’elle dure c’est lui qui l’entretient tout en sachant que la substance qu’il consomme ou sa conduite aberrante sont susceptibles d’avoir des conséquences délétères pour lui et/ou pour son entourage et la société. Il a du mal à mettre fin à ses errements même quand ils le font sérieusement souffrir. Si on lui dit que c’est à cause de la dépendance, il rétorque souvent qu’il lui suffirait de le décider pour y parvenir. Son affirmation ne paraît jamais insensée même si on pense que cela lui serait difficile. Mais s’il était un « vrai » malade (un diabétique, un cancéreux etc.) elle le paraîtrait. Bref l’évolution d’une maladie dépend fondamentalement de son génie morbide alors que ce sont le désir et la volonté de l’individu concerné qui jouent un rôle déterminant dans l’évolution de son éventuelle addiction. Donc l’addiction ne peut pas être seulement la conséquence d’une pathologie cérébrale.
Pour trouver l’explication de ces discordances séméiologiques, il est nécessaire de mettre momentanément entre parenthèses le modèle anatomoclinique. De sortir du champ médical pour pénétrer sans son intermédiaire dans le champ psychosocial et entrevoir finalement que là sont les racines profondes de l’addiction. La clinique le prouve : si on veut bien considérer le patient comme un sujet parlant, pensant et décidant et pas seulement comme un objet de soins, l’addiction est toujours en rapport direct avec certaines difficultés qu’il rencontre dans ses relations avec lui-même – et on est dans le domaine de la psyché – , ou avec les autres – et on est dans le domaine du social. Ensemble elles engendrent son aliénation, c’est-à-dire un « trouble mental, passager ou permanent, qui rend l’individu comme étranger à lui-même et à la société où il est incapable de mener une vie sociale normale » 4. La spécificité de l’addiction est d’associer une atteinte cérébrale et une aliénation.
L’aliénation de l’addict est liée au fait qu’il est « mal dans sa peau » parce qu’il ne s’apprécie pas et qu’il voudrait être autre que celui qu’il est. Il ne veut pas que les autres se rendent compte de ce qu’il vit. « Plutôt crever » que d’avouer que s’il ne s’apprécie pas c’est parce qu’il ne se sent pas comme eux, égal en dignité avec chacun. Pour des raisons liées à son histoire personnelle, plus ou moins enfouies dans son inconscient, parce qu’il se sent complexé et/ou parce qu’il est objectivement dans une situation sociale insatisfaisante (précarité) que ce soit de son fait ou en raison de la conjoncture économique (chômage), il a le sentiment de n’être jamais vraiment à sa place. Manquant d’estime pour lui-même, il est avide de l’estime des autres mais redoute leur jugement tellement il craint que eux aussi manquent de considération pour lui. Tout cela l’amène à vivre et se vivre comme un clandestin dans la crainte permanente d’être démasqué et rejeté si on s’en apercevait 5. Son monde intime est celui de la honte et du mépris. Tantôt la honte d’être celui qu’il est l’inhibe. Tantôt le mépris réel ou supposé des autres lui fait redouter les rencontres. Il fait semblant d’être à l’aise (parfois déjà avec l’aide de l’alcool, de cannabis etc.). Il souffre, mais là encore, la honte et la peur du mépris d’autrui s’il montre sa faiblesse l’empêchent d’appeler au secours. Il voudrait aimer et être aimé, mais il a peur d’une blessante fin de non-recevoir ou, si malgré tout il osait formuler une demande d’amour, que l’histoire tourne court ou qu’on abuse de ses sentiments et qu’il souffre plus encore. Alors il reste sur son quant à soi. Les formules bien connues : « être mort de honte », « ne pas savoir où se mettre », « vouloir rentrer sous terre » rendent pleinement compte de la dimension mortifère de ce vécu mortifiant qui est le sien et qui fait le lit de son addiction. C’est pour s’en abstraire et échapper à la souffrance qu’il provoque qu’il recourt à une substance psychotrope ou à une activité plus ou moins jouissive. Elles lui apportent le sentiment passager d’effacer les limites qui d’habitude l’enferment dans sa solitude. Momentanément il se sent « normal » et capable de rencontrer les autres. Mais plus ou moins vite la perte de contrôle qui centre toute conduite addictive « l’accroche » plus que la rencontre avec les autres dont l’existence lui rappelle inéluctablement ses limites, alors que la drogue les efface. Son rêve c’est leur disparition quitte à risquer la sienne (« se défoncer »).
En 1990, Goodman définissait l’addiction comme un « processus par lequel un comportement, qui peut fonctionner à la fois pour produire du plaisir et pour soulager un malaise intérieur, est utilisé sous un mode caractérisé par l’échec répété dans le contrôle de ce comportement et la persistance de ce comportement en dépit des conséquences négatives » 6. Pour pouvoir adopter sans réserve sa définition qui décrit plutôt bien la clinique il faudrait supprimer la notion de « processus » forcément chosifiante puisqu’elle élude la participation du sujet addict à son addiction alors que, comme ce qui précède le montre, elle n’est pas un simple processus s’imposant à lui. Elle a un sens car c’est une autothérapie sauvage et maladroite dans laquelle la substance qui est un viatique pour (sur)vivre est aussi un poison létal du fait d’une consommation dépassant la mesure.
Le sujet addict oscillant en permanence entre le désir de vivre et celui de mourir peut poursuivre ses errements jusqu’à ce que mort s’en suive, si rien ni personne ne vient lui prouver qu’il est un sujet digne d’un respect absolu quelles que soient ses limites. Malheureusement, actuellement, c’est difficile de le lui prouver dès lors que son aliénation n’est pas prise en compte, ce qui rend impossible de distinguer les troubles liés à la pathologie cérébrale qui ne concernent directement que lui et les troubles liés à l’aliénation qui sont forcément mixtes : individuels et interindividuels.
Ces derniers troubles sont liés à la situation particulière dans laquelle il se retrouve dès lors que la communication entre lui et les autres est assez parasitée par le couple honte mépris pour que l’incompréhension soit au rendez-vous sur fond d’étrangeté. Dans l’affaire tout le monde est partie prenante du fait de la circularité des interactions dans les relations interindividuelles, mais c’est parce qu’on ne tient pas trop à comprendre ses agissements que l’addict est désigné comme le seul fauteur de trouble. Il est plus ou moins la honte de la société qui du coup le méprise et donc lui fait honte. Et pour ne pas parler de ces sentiments encombrants, on parle de maladie. Néanmoins le non-dit et l’incompréhension persistent, l’addict reste incompréhensible à l’instar d’un étranger, sauf qu’il n’est pas un étranger. De plus, personne n’est véritablement convaincu qu’une maladie explique l’étrangeté de son comportement. C’est pour cela qu’on a imaginé la notion d’addiction. Mais comme envisager l’aliénation est impensable, on fait comme si, en fin de compte, l’addiction n’était qu’une maladie un peu particulière dont l’explication dernière serait la dépendance.
Or, mettre seulement de la maladie là où il y a aussi de l’aliénation interdit de faire la distinction entre des symptômes liés à l’atteinte du cerveau et qui peuvent disparaître avec un traitement approprié s’il en existe un, et ceux relevant de l’aliénation qui sont des messages brouillés émis par un sujet ne pouvant, ne voulant ou ne sachant pas s’exprimer clairement dans le contexte dans lequel il se trouve et qui pourtant, volontairement ou non, exprime quelque chose par ses comportements ou ses propos. Qu’il veuille ou ne veuille pas être compris ou que ce soient les autres qui ne tiennent pas à les comprendre, de toute façon ils ont du sens, un certain sens, car comme le disent les théoriciens de la communication : « on ne peut pas ne pas communiquer, tout comportement est une communication ». 7 Il faudrait donc s’efforcer de les décoder comme lorsqu’on veut comprendre les comportements ou les propos d’un étranger, mais comme ils sont confondus avec les symptômes d’une maladie, l’objectif thérapeutique sera à l’inverse celui d’essayer de les faire disparaître. Moyennant quoi : croyant aider un sujet à se libérer de sa dépendance, on le fait taire en le censurant au risque de chroniciser son addiction s’il se sent encore et toujours incompris. C’est pourquoi dans l’accompagnement psychosocial des addictions il importe plus que tout de retrouver le sujet aliéné qui se cache derrière le malade, objet des soins.