janvier 2017
Simone Romagnoli (association Ethique & Cité)
La constitution de l’être humain le rend vulnérable. À cause de sa biologie, il est un être voué à la mort, à cause de son bagage génétique il porte le poids d’héritages transgénérationnels, à cause de sa sociabilité il est exposé aux aléas des relations humaines, toujours en attente de reconnaissance, d’affection et d’amour, et il doit assumer des rôles sociaux ou s’y conformer ; enfin à cause de sa culture il est sommé de se pourvoir d’identités multiples. La maladie peut toucher une ou plusieurs de ces dimensions mais il n’est pas toujours aisé de savoir en vertu de quelle propriété il est possible de caractériser des maux, des blessures, des accidents ou des affections comme étant des « maladies ». 1 Elles peuvent être physiques, mentales ou encore psychophysiques. Le cancer ou le diabète, en tant qu’affections « graves », « longues » et « débilitantes » en font partie, mais la trisomie 21, l’obésité ou la toxicomanie le sont-elles au même titre ? Nous ne traiterons pas ici cette question, mais nous nous contenterons de souligner qu’une maladie considérée comme « grave » affecte l’identité de la personne qui en souffre. En effet, on ne tombe pas simplement malade, mais on est malade. La maladie – ou tout état qu’on considère comme relevant de cette catégorie – colonise l’individu qui en est affecté, au point qu’il se résorbe complètement en elle. Selon le type, la nature et la gravité de la maladie, la personne qui en est affectée n’existe qu’à travers elle, en fonction d’elle.
Comment est-il possible qu’un fait absolument courant, naturel et généralement imprévu, comme le fait de tomber malade, puisse faire l’objet d’une catégorisation morale ? Ne sommes nous pas, face à la maladie, dans le règne du déterminisme ou de la nécessité ? Loin, bien loin donc, de la liberté qui ouvre à la dimension de la moralité ? Est-il justifié de penser qu’il est mal (moralement) d’être malade ? Qu’il faudrait blâmer une personne ne faisant plus partie des « bien portants » ? Dans les paragraphes suivants nous esquisserons trois manières d’appréhender la maladie en lui attribuant une connotation morale, c’est-à-dire en l’inscrivant dans les registres du bien et du mal, du juste ou de l’injuste. Nous aborderons ainsi la maladie comme métaphore, comme épreuve et comme faute. Bien entendu, ces perspectives se complètent parfois l’une par l’autre, la métaphore suggérant, par exemple, directement ou indirectement une lecture stigmatisante ou responsabilisante de la maladie, la personne peut alors devenir digne d’admiration, exemplaire dans son stoïcisme ou condamnée pour sa faiblesse.
Les énoncés et les mots qu’on utilise pour parler d’une maladie révèlent nos idéologies, nos a priori, nos représentations partagées concernant les maux qui affectent les être humains, leur nature et la signification sociale qu’ils acquièrent. Dans deux textes écrits à une dizaine d’années l’un de l’autre, Susan Sontag 2 étudie les métaphores qui entourent la tuberculose et le cancer, d’abord, et le sida ensuite. Elle montre que les métaphores connotent la réalité qu’elles voudraient simplement décrire, et par là peuvent stigmatiser les personnes qui sont prises au piège du jeu des significations figurées. Depuis Aristote, nous savons que la métaphore « est l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger ». 3 « Rien n’est plus répressif, explique Sontag, que d’attribuer une signification à une maladie, cette signification se situant invariablement au plan moral. Une maladie grave, dont l’origine demeure obscure et qu’aucun traitement ne réussit à guérir sera, tôt ou tard, totalement envahie par le sens qu’on lui donnera. Dans un premier temps, les terreurs les plus profondément enfouies (corruption, pourriture, pollution, anomie, débilité) sont identifiées à la maladie. Celle-ci devient alors métaphore.
Puis, au nom de cette maladie (c’est-à-dire en l’utilisant en tant que métaphore), l’horreur est à son tour greffée sur des éléments étrangers. La maladie devient adjectif. On l’emploiera comme épithète pour parler de quelque chose de répugnant ou de laid. C’est ainsi qu’en français une façade décrépite est encore qualifiée aujourd’hui de lépreuse. » 4
Etudier les expressions qui entourent et accompagnent une maladie, les significations qu’elle véhicule ou recèle, permet de se faire une idée de la résonance socio-culturelle qu’elle génère au sein de la collectivité. « Comme l’on croyait naguère, écrit Sontag, que la tuberculose naissait d’un excès de passion et frappait les tempéraments aventureux et sensuels, beaucoup de gens sont aujourd’hui persuadés que le cancer provient d’une insuffisance de passion et qu’il se développe chez celui qui refuse ses pulsions sexuelles, est inhibé, manque de spontanéité et se montre incapable de manifester sa colère » 5 Sontag précise que les deux compréhensions offrent une « explication psychologique de l’insuffisance ou du refus d’énergies vitales » et aussi que, dans les deux cas, la résignation est « unanimement dénoncée comme étant la cause directe de la maladie » 6. À l’époque romantique la tuberculose devenait un « signe de distinction, de délicatesse et de sensibilité » 7, une marque d’individualité, la possession d’un caractère ou d’un tempérement particulier (mélancolique) et l’attribut de la créativité.
Il est manifeste que les métaphores les plus utilisées dès qu’on s’intéresse à des maladies graves ou mortelles, notamment le cancer, sont empruntées au vocabulaire militaire. « Invasion » (de cellules cancéreuses), « attaque » (du virus), « défense » ou « agression » (du système immunitaire), « bombardement » (de rayons), et bien entendu « lutte » ou « guerre » totale à toute forme de maladie, font partie du répertoire sémantique guerrier qui accompagne notre perception des phénomènes pathologiques.
Dans son Histoire de la douleur 8, Roselyne Rey souligne que la douleur est bien « une construction culturelle et sociale » 9 jugée comme étant la « compagne inévitable de la maladie » 10. Comme le soutiennent les partisans du « dolorisme », la maladie constituerait une épreuve bénéfique, voire nécessaire, car elle nous permettrait de découvrir, développer ou de renforcer des qualités de nous-mêmes, telles que les vertus de courage, de foi, et d’espérance, restées cachées derrière la bonne santé. En outre, la maladie nous permettrait de nous décentrer et d’éprouver de l’empathie pour autrui, pour le souffrant. C’est ce que rappelle Rey, dans un encadré sur le dolorisme dans l’entre-deux-guerres. En soulignant la contribution de Julien Teppe à ce mouvement, elle rappelle que ses thèses : « [C]onstituent d’abord une réaction contre la « tyrannie des bien-portants » et soulignent que la douleur est le moyen de reconnaître son identité et de faire œuvre de vérité par rapport à soi-même. » 11 En se référant au personnage d’un film de Kurosawa – Vivre (1952) – Sontag souligne que Watanabe « donne sa démission lorsqu’il apprend qu’il souffre d’un cancer terminal de l’estomac et, embrassant la cause des habitants d’un bidonville, combat cette bureaucratie qu’il servait. De l’année qui lui reste à vivre, Watanabe veut faire quelque chose qui en vaille la peine, qui le rachète de toute une vie de médiocrité. » 12 Si la maladie offre au malade l’occasion pour révéler ses qualités, et se révéler par ce biais en tant qu’individu aux autres, celui qui ne saisit pas cette chance se verra doublement stigmatisé, par sa faute et par son incapacité.
« En tant que punition, écrit Sontag, la syphilis impliquait un jugement moral (sur la sexualité débridée, sur la prostitution) » 13. La perspective de la maladie comme faute
ou châtiment ouvre à une lecture responsabilisante de la maladie. Dans notre époque dominée par le performatif, la santé est, croit-on, sous notre contrôle. La maladie suggèrerait ainsi, par son apparition, une faute dans le mode de vie, dans les choix alimentaires, dans l’attitude existentielle, bref, elle manifesterait directement les limites, les incapacités et les faiblesses des individus ; elle révélerait ainsi leur irresponsabilité. « [La maladie] gagne du terrain
en fonction de deux hypothèses, écrit encore Sontag. La première, c’est que toute forme de déviation sociale peut être considérée comme une maladie, […]. La seconde, c’est que toute maladie peut être étudiée au plan psychologique. Elle est interprétée comme constituant, essentiellement, un fait psychologique, et l’on encourage les gens à croire qu’ils tombent malades parce que (inconsciemment) ils le veulent, et qu’ils peuvent guérir d’eux-mêmes s’ils mobilisent leur volonté, qu’ils sont en mesure de choisir de ne pas mourir de leur mal. […] Les théories psychologiques de la maladie constituent un moyen puissant de rejeter la faute sur le malade. Lui expliquer qu’il est, sans le savoir, la cause de sa maladie, c’est aussi ancrer en lui l’idée qu’il l’a méritée. » 14
Qu’il s’agisse de concevoir la maladie comme le résultat d’une faute personnelle ou que la maladie soit une manière de l’expier, c’est-à-dire au sens d’une punition, le comportement du malade est au centre de ce dispositif d’attribution de responsabilité et de significations, éminemment stigmatisant, qui a comme objet privilégié les maladies sexuellement transmissibles, telles que la syphilis ou le sida. « Une maladie infectieuse, note encore Sontag, dont la principale voie de transmission est sexuelle, fait nécessairement courir davantage de risques à ceux qui sont sexuellement plus actifs – moyennant quoi elle passe aisément pour une punition de cette activité. Cela était déjà vrai de la syphilis, et l’est plus encore du sida, puisque le danger viendrait non seulement de la promiscuité, mais d’une pratique sexuelle spécifique jugée contre-nature. » 15
Si les métaphores utilisées pour parler de la maladie assurent un fond sémantique favorisant telle interprétation ou telle autre, la lecture responsabilisante de la maladie semble, de nos jours, exercer une emprise sournoise sur nos états pathologiques. Pourtant, montrer un lien direct et causal entre l’apparition d’une maladie et un mode de vie (malsain) est probablement impossible. 16 Dans ce domaine comme dans d’autres, on assiste à un glissement de la responsabilité collective ou de l’Etat, vers la responsabilité individuelle. Les personnes qui souffrent de problèmes de santé liés, par exemple, au surpoids ou à la fumée ne respectent pas leurs obligations envers la société, dit-on, parce qu’elles ne vivent pas sainement. 17 Comme si les modes de vie dépendaient directement et entièrement de notre bon vouloir. Les réflexions menées autour des « déterminants sociaux de la santé » 18 montrent clairement que certaines inégalités (parmi lesquelles l’âge, le sexe, les conditions de vie, le niveau socio-économique, l’accès au système de santé, etc.) – qui échappent en tout ou en partie à notre contrôle et dont l’efficacité est cumulative – ont une influence sur l’état de santé d’individus ou de groupes de personnes, ainsi que sur la perception sociale et la prise en charge de la maladie. Par exemple, des études questionnant le lien entre l’addiction et le sexe montrent que les femmes présentent une vulnérabilité accrue aux psychostimulants (nicotine, amphétamine et cocaïne), les conséquences médicales étant à l’entrée du traitement iden-tiques à celles des hommes malgré un nombre d’années d’utilisation moindre et à long terme plus délétères. 19
Nous le savons déjà, mais il est bon de le rappeler : il y a des catégories morales dont la pertinence et la validité méritent d’être contestées. En effet, si l’on veut désamorcer – à condition que cela soit possible – le potentiel discriminant du langage métaphorique inhérent à certaines maladies et, par là même, à certaines catégories de personnes, le « dire vrai » de la science ne suffit pas. La détection de facteurs (neurobiologiques ou génétiques par exemple) prédisposant à certaines maladies (telles que la schizophrénie ou l’alcoolisme) ne permet pas à elle seule de réduire la stigmatisation dont souffrent certains individus ou groupes de personnes touchés par les addictions (entre autres, à l’alcool, au tabac ou aux drogues). 20 Il faudrait encore y associer une approche d’ordre éthique 21 qui, d’une part, étudie critiquement la terminologie et l’argumentation utilisée pour appréhender le malade à travers la maladie 22 (notamment les termes tels que « liberté », « responsabilité », « autonomie », « volonté », etc. – ainsi que les niveaux individuel, social et politique considérés). D’autre part, il serait opportun d’enrichir le vocabulaire éthique, en favorisant d’autres perspectives : par exemple, comprendre la responsabilité non seulement comme pouvoir causal individuel, mais aussi comme disposition de tiers à répondre aux besoins constatés, ou appréhender l’autonomie d’une personne à travers sa vulnérabilité. Concevoir moralement une maladie signifie lui attribuer une signification, et ce processus s’inscrit inexorablement dans un contexte culturel. En modifiant ce dernier on pourra espérer modifier la perception sociale de la maladie. Les méfaits de l’alcool sur la collectivité sont plus grands que ceux de l’héroïne 23, cependant on continue à croire qu’il faut d’abord s’attaquer à cette substance. Pourquoi ?