janvier 2017
Daniele Zullino, Gabriel Thorens et Gérard Calzada (Hôpitaux Universitaires de Genève)
Au cours des dernières décennies, nous avons pu assister à de nombreuses évolutions des critères diagnostiques concernant les troubles addictifs. Chaque modification dans les deux manuels dominants 1) est précédée et suivie par des débats musclés. Cet état de fait s’est aussi produit pour le DSM-5 publié en 2013.
Ces débats soulèvent de nombreuses questions. D’un côté des questions d’ordre épistémologique : qu’est-ce qu’un bon diagnostic ? Sur quelle base devrait-il être défini ? D’autre part des questions plutôt d’ordre anthropologique : comment se fait-il que des savants peuvent se disputer avec tant de passion sur des questions auxquelles la science devrait pouvoir répondre rationnellement ?
Nous allons dans cet article essayer de montrer que ces disputes peuvent avoir leur origine dans des antinomies concernant des croyances ontologiques du concept de diagnostic lui-même et dans certains cas, de confusions de catégories. Nous allons utiliser une métaphore géographique pour illustrer les différentes catégories d’analyse qu’il s’agira de distinguer.
La métaphore de la Suisse
Nous allons partir du constat – non disputé durant cet article – que la Suisse existe. À partir de ce constat on peut se poser la question de la nature de « cette chose », et ainsi des critères qui permettent de la définir, de la délimiter, de la caractériser et de la comprendre.
Un terrain d’entente possible sur la définition de « cette chose » est le fait de considérer l’existence de frontières géographiques définies, qui sont en grande partie le résultat de combats politiques, de négociations ou de consensus. L’histoire nous enseigne que ces frontières sont provisoires et peuvent être remises en question. Elles sont matérialisées par des signes (bornes, panneaux) pour être facilement repérables, pour que la différence entre le territoire faisant partie de la Suisse et celui appartenant au dehors soit évident pour tout le monde. Ces signes permettent aussi de produire des documents (p.ex. des cartes) qui précisent l’emplacement des frontières.
Il est évident que le territoire de la Suisse est représenté par d’autres signes (p.ex. le pont de Lucerne) que ceux qui la délimitent. Ce sont des symboles intéressants pour caractériser certains aspects de la Suisse (même pour la définir d’une certaine manière), mais ils seront peu adaptés pour décider du dedans ou du dehors.
La frontière de la Suisse n’est bien évidemment pas à confondre avec une description de la Suisse. Connaître les frontières de la Suisse, et même ses frontières internes, ne permet pas de « comprendre » la Suisse. On pourra donc distinguer p.ex. une carte géographique d’un guide touristique. Mais in fine, ni la carte, ni le guide ne remplaceront l’expérience propre du visiteur ou de l’habitant.
Un diagnostic est donc un élément de la nosologie (cf. définitions de l’Encadré et Tableau pour les correspondances avec la métaphore géographique). L’entité qu’il représente peut être étiquetée par des critères diagnostiques. Ceux-ci font partie de la sémiologie du trouble défini par le diagnostic, mais ne représentent habituellement pas toute la sémiologie de ce trouble. La physiopathologie et la psychopathologie permettent éventuellement de conceptualiser les mécanismes d’apparition et d’évolution du trouble et d’élaborer des plans thérapeutiques en conséquence (cf. Figure p.20).
Un diagnostic peut avoir différents effets et ainsi différentes fonctions, qui toutes auront leurs exigences particulières quant à la construction des critères diagnostiques. Un diagnostic est premièrement descriptif : il dit (au moins en partie) comment est la maladie spécifique. Deuxièmement, il est normatif : il dit comment devrait être l’état des choses et que l’état des choses n’est pas comme il devrait être. Troisièmement, il est prescriptif : il dit qu’il faut faire quelque chose parce que les choses ne sont pas comme elles devraient être.
Le diagnostic peut ainsi être en même temps un instrument de pouvoir et un objet de luttes de pouvoir. Rappelons qu’un diagnostic peut être utilisé pour soutenir des décisions d’octroyer des compensations financières (assurance maladie, invalidité), pour restreindre ou accorder des responsabilités professionnelles ou tout simplement pour l’admissibilité à des programmes de soins. Un diagnostic est également un champ de contrastes sur lequel peuvent se définir des frontières entre guildes professionnelles (ex. champ de la psychiatrie ou de la neurologie). Ce sont donc des limites qui peuvent faire l’objet de luttes de territoire et d’influence similaires à celles autour du tracé de frontières entre des nations ou des provinces.
Sur quelles bases construire un diagnostic ?
Certaines disputes autour de la construction de diagnostics peuvent être comprises comme des heurts entre différentes façons d’appréhender le monde.
Épistémè-centrisme vs praxis centrisme
Le processus de développement de la taxonomie est caractérisé par une tension entre deux camps que, à première vue, rien ne devrait opposer : la science et la clinique. Et pourtant, il s’agit de deux domaines avec des cultures parfois incompatibles 2. La science est naturellement épistémè-centrée, ce qui signifie que ses buts peuvent être de chercher des connaissances et des compréhensions pour elles-mêmes. Si les nouvelles connaissances/compréhensions ne servent (encore) à rien, pas de problème. Le « vrai » importe davantage que « l’utile ».
L’action du clinicien (et avec lui aussi celle du chercheur clinicien) est principalement définie et encadrée par la pertinence de l’entreprise thérapeutique. Son désir de savoir et de comprendre est praxis-centré. La connaissance/compréhension ne l’intéresse qu’en fonction de son utilité clinique.
Si le tenant de la logique épistémè-centrée désire voir se réaliser des valeurs qui concernent des notions de rationalité (p.ex. cohérence, précision, fidélité, justesse), l’adhérent à la logique praxis-centrée recherche des valeurs pragmatiques (p.ex. utilité, applicabilité, facilité d’emploi).
Essentialisme vs nominalisme
On peut aussi distinguer la doctrine de l’essentialisme de celle du nominalisme. Pour l’essentialiste un diagnostic sert à étiqueter une maladie qui existe a priori, qui a existé avant qu’on se pose la question quant à son existence, et qu’il s’agit de découvrir. Un diagnostic sera donc bien défini s’il permet de déterminer exactement ce qui constitue l’essence de cette maladie qui existe indépendamment de sa découverte. Pour l’essentialiste le diagnostic est une chose naturelle.
En revanche, pour le nominaliste une maladie est à définir et non à découvrir. Elle sera définie en fonction d’une utilité. Elle existe donc a posteriori de sa définition. Un diagnostic sera ainsi bien défini s’il a l’utilité qui a motivé son développement. Pour le nominaliste le diagnostic est une chose politique, le résultat d’un consensus social.
Pour reprendre notre métaphore géographique, un essentialiste épistème-centré partira de la conviction que la Suisse existe avant même que quelqu’un ait eu l’idée d’une Suisse (elle existe a priori) et qu’il serait bien de la découvrir pour la connaissance elle-même. Un nominaliste praxis-centré va par contre considérer que la Suisse commencera à exister du moment qu’on s’est disputé sur son utilité et à partir de son utilité. De ces courtes analyses, certaines disputes autour du développement et des évolutions des diagnostics deviennent peut-être plus compréhensibles.
Modèle bidimensionnel
Une des difficultés rencontrées jusqu’à présent dans la recherche de critères diagnostiques fiables est la grande variabilité interindividuelle des signes et des symptômes pour un trouble donné (p.ex. l’addiction à l’alcool) et la grande variabilité entre les troubles liés aux différents produits (p.ex. addiction à la nicotine vs addiction à l’alcool). Plusieurs auteurs ont proposé comme solution à ce problème des modèles bidimensionnels 3.
Ainsi on devrait distinguer un (a) syndrome central, l’addiction, qui engendrerait peu de variations symptomatiques et qui serait peu contexte-dépendant, des (b) conséquences médicales, psychiatriques et sociales pour lesquelles on trouverait non seulement de fortes variations entre les différents produits mais, aussi fortement dépendantes du contexte, et entre les sujets concernés.
Un manuel diagnostique est donc un livre qui comprend la taxonomie du domaine médical concerné, dans le cas des troublés addictifs, la psychiatrie. Il inventorie tous les diagnostics actuellement adoptés par l’institution qui publie le manuel. Il énumère les critères nécessaires pour les différents diagnostics. Par contre, Il n’est a priori pas sensé être un manuel de psychopathologie ou de physiopathologie.
Un groupe autour de Jürgen Rehm 4 a proposé récemment une simplification des critères concernant les troubles liés à l’utilisation de substances, simplification qui évite toutes références physio- ou psychopathologiques. La proposition serait d’établir un diagnostic « d’Usage intensif sur une certaine période » 5). Il est argumenté que l’usage intensif est un facteur suffisant pour induire notamment (a) des altérations neurobiologiques sous-jacents à des changements de comportement persistants, (b) des effets physiopathologiques : des phénomènes d’intoxication, de tolérance et de sevrage, (c) des séquelles somatiques, psychiatriques et sociales. L’usage intensif sur une certaine période serait sur le plan de la santé publique responsable de la majorité de la charge globale de la morbidité et de la mortalité attribuable aux substances. En prenant simplement le critère « usage intensif sur une certaine période » on disposerait d’une définition qui corrèlerait mieux avec les données empiriques que les définitions du diagnostic actuels.
Mais peut-on faire une taxonomie psychiatrique sans introduire des notions de psychopathologie ? Premièrement, il n’y a pas d’arbre généalogique sans généalogie. Une classification sans théorie subjacente ne représenterait formellement pas une généalogie. Deuxièmement, pour que la classification soit cliniquement utile, les diagnostics devraient être corrélés avec ce qu’on peut appeler des « points d’attaque thérapeutiques », des phénomènes biologiques ou psychologiques qu’il s’agirait de viser pour être thérapeutique. Ces cibles thérapeutiques seront cependant en règle générale de l’ordre de l’étiologie, de la physiopathologie et/ou de la psychopathologie et non de la sémiologie.
Un critère diagnostique peut ainsi être plus ou moins bien corrélé avec la présence de ces cibles thérapeutiques. Dans le cas idéal, le critère corrèle parfaitement (a) avec les cibles thérapeutiques, et est (b) identifiable de façon fiable (p.ex. fiabilité interjuges, stabilité test-retest etc.). Il est évident qu’un critère qui corrèle bien avec la cible thérapeutique mais qui reste difficile à identifier de façon fiable sera peu utile. L’inverse cependant risque d’être aussi vrai. Un critère facile à identifier, mais dont le lien avec les cibles thérapeutiques sont aléatoires sera aussi peu utile.
Il est ainsi logique que les conceptualisations étiologiques, physiopathologiques et psychopathologiques devraient précéder la spécification des critères diagnostics et pas l’inverse. Pour ces conceptualisations nous avons cependant besoin d’un point de départ, et celui-ci nous est communément donné par des phénomènes observables ou par des récits de patients. Mais ce point de départ est du domaine de la sémiologie. On part donc de ce qui est observable pour dégager un concept qui permet par la suite de sélectionner les phénomènes utiles (les critères diagnostiques). On risque donc de faire face à un argument circulaire ou A justifie B qui justifie A.
Le risque des manuels diagnostics est donc la confusion entre le niveau sémiologique (qui fournit les critères diagnostics) et le niveau étio-pathologique (qui fournit la conceptualisation des troubles). La proposition du Heavy use over a period of time est a priori une proposition de simplification au niveau des critères diagnostics et pas une nouvelle conception du trouble addictif. Elle ne met pas en question le syndrome central du modèle bidimensionnel (ce qui serait de l’ordre de l’étiopathogenèse), mais propose une autre sélection de signes / symptômes qui corrèlent mieux avec les conséquences du trouble, c’est-à-dire avec la deuxième dimension du modèle bidimensionnel. Le danger consistera à renverser la logique et passer du « Heavy use over a period of time est suffisant pour dire ce qui délimite l’addiction » vers le « Heavy use over a period of time est suffisant pour dire ce qu’est l’addiction ».
Si la Suisse est… elle n’est pas ses bornes-frontières. Si l’addiction est… elle n’est pas ses critères diagnostiques.