janvier 2017
Interview de Nick Heather
Jean-Félix Savary : Vous publiez actuellement un livre intitulé Addictions and Choice (Addictions et Choix). Pouvez-vous brièvement nous présenter la perspec-tive adoptée ?
Nick Heather : Bien sûr, avec plaisir. Avant tout ce n’est pas un livre dont je suis l’auteur, il s’agit d’un ouvrage édité par un collègue, Gabriel Segal et moi-même. Nous en avons cependant écrit plusieurs chapitres : j’en ai rédigé trois, Gabriel deux et nous avons bien sûr écrit la préface. Mais les autres chapitres, au nombre de vingt, ont été produits par quelques-unes des personnalités les plus reconnues dans le domaine, qui, à notre grand plaisir, ont répondu favorablement à notre invitation.
A la base de ce livre, il y a notre insatisfaction face à deux visions polarisées de l’addiction dont nous pensons qu’elles sont incorrectes et qu’elles empêchent les progrès dans la compréhension de celle-ci. Il y a d’un côté l’idée que les personnes dépendantes n’ont pas d’autre choix que de faire ce qu’elles font. Cela est associé à certaines versions du modèle d’addiction en tant que maladie et à l’idée de compulsion. Les gens seraient obligés d’agir comme ils le font, ils n’auraient aucun choix dans ce domaine. D’un autre côté, il y a des critiques de cette perspective qui sont à l’autre extrême et affirment que l’addiction est un choix parfaitement libre, comme n’importe quel choix. Comme celui de décider dans quel restaurant on mangera ce soir, etc.
Nous affirmons que ces deux idées sont fausses. La vérité sur l’addiction réside entre les deux. Il ne s’agit ni d’une compulsion sans aucun choix, ni d’un choix libre et ordi-naire. En fait, il s’agit d’un « trouble du choix » (disorder of choice). Il y a toujours un choix quelque part là-dedans, mais ce choix est déformé. C’est pourquoi nous conser-vons le concept d’addiction, mais nous voulons repenser sa signification. Mon sentiment est qu’en ce moment sur le terrain, parmi les gens qui s’intéressent aux addictions, beaucoup partagent l’idée que nous devons retourner aux fondamentaux et repenser l’entier du concept d’addiction, ce que nous entendons par là, quelles sont les implications dans le domaine de la prévention, des traitements et pour la société dans son ensemble.
JFS : Vous vous distancez donc du modèle faisant de l’addiction une maladie ? Pouvez-vous nous décrire les implications de votre mode de penser sur le modèle de l’addiction ?
NH : Ce qui est intéressant, c’est qu’une fois écartées les deux alternatives inutiles dont j’ai parlé, il y a beaucoup de possibilités entre les deux. Prenez mon collègue, Gabriel Segal, par exemple, il croit encore au modèle d’addiction comme maladie. Je crois qu’il est très influencé par un type particulier de théorie de l’addiction en tant que maladie du cerveau élaboré par Robinson et Berridge (incentive sensitization theory of addiction). Segal veut réconcilier l’idée de maladie avec la position intermédiaire dont je viens de parler.
Je ne suis pas d’accord avec cela. Je continue à penser qu’il est inutile de considérer l’addiction comme une maladie, c’est ma vision des choses depuis trente ou quarante ans. J’ai déjà écrit à ce sujet et je n’ai pas changé d’avis. Je pense que les implications inhérentes au fait de considérer l’addiction comme un trouble du choix vont dans le sens de mon raisonnement. Il ne sert à rien de considérer l’addiction comme une maladie et cela pour de nombreuses raisons.
Les preuves abondent montrant qu’un regard porté sur l’addiction dans le monde réel, soit en dehors de la sphère du traitement, dresse un portrait très différent de l’addiction. Gene Heyman a récemment beaucoup écrit sur le sujet. Il a analysé les résultats de très vastes enquêtes prenant en compte la population des Etats-Unis dans son ensemble et s’étendant des années quatre-vingt jusqu’à ces dix dernières années. Ses données sont hautement fiables et elles montrent que l’addiction, plutôt qu’un état de santé chronique et durable dans le temps, est plutôt une difficulté dont les gens se remettent relativement rapidement et en grand nombre dans la vie réelle. Dans le cas de l’héroïne, par exemple, l’âge moyen du rétablissement est de trente ans. Attention, il est clair que nous évoquons ici le cas d’individus sérieusement dépendants ; nous ne parlons pas de gens dont les problèmes ne sont pas suffisamment sérieux pour justifier le terme d’addiction. Ils sont authentiquement dépendants et pourtant se remettent dans un environnement naturel.
Il y a une différence entre ces cas-là et les personnes en traitement. Il est vrai que les personnes en traitement ont plus de problèmes chroniques, mais nous ne savons pas précisément pourquoi. Il est fort possible que ces personnes souffrent d’autres problèmes psychiatriques ou tout une gamme d’autres problèmes qui, en s’ajoutant à leur addiction, les empêchent de se remettre rapidement.
Une autre explication, à laquelle je souscris, serait que les personnes en traitement ont peu de capital social. Elles disposent de peu de ressources en terme de structures sociales et économiques. C’est là que réside la différence entre ceux qui suivent un traitement et ceux qui ne le font pas. Ce qu’il faut relever, c’est que la différence entre eux n’est pas l’addiction en soi. Dans le monde réel, dans un environnement naturel, nous pouvons affirmer que l’addiction n’est pas cette pathologie chronique et progressive que décrit le modèle de la maladie du cerveau.
JFS: Votre modèle du trouble du choix met donc l’accent sur les ressources de la personne. Ses choix seraient alors influencés soit par une difficulté psychique, soit par des inégalités sociales ?
NH : Il y a de nombreuses versions de ce à quoi peut ressembler le trouble du choix. Ma propre version est la suivante. Le problème de l’addiction est un problème de choix se contredisant sur la durée. Ce qui se passe typiquement dans le cas de l’addiction, c’est que quelqu’un prend conscience que son comportement est dommageable et prend la décision sincère et fortement motivée de le modifier. Mais il ne parvient pas à tenir cette résolution. Il brise cette résolution et c’est là l’essence du problème de l’addiction : les choix sont déformés sur la durée. Dans un premier temps une personne déclare : « Je vais arrêter de boire pour toujours » ; mais dans un second temps, vingt-quatre heures ou trois mois plus tard, elle rompt cette résolution.
George Ainslie a très opportunément écrit un ouvrage intitulé la rupture de la volonté dont une des implications est le retour à une vision de l’addiction en tant que faiblesse de la volonté. Il est très important de souligner qu’il ne s’agit pas là d’un point de vue moralisateur. Nous ne sommes pas en train de dire que la volonté de certaines personnes est faible tandis qu’elle est forte chez d’autres. Pas du tout. Ce que nous disons, c’est que nous rencontrons tous, d’une manière ou d’une autre, des moments de faiblesse de volonté et que le fait de ne pas parvenir à tenir ses engagements et ses résolutions est un problème humain commun.
On trouve dans la littérature de la Grèce Antique un concept appelé akrasie, qui signifie en gros : faiblesse de volonté. Les philosophes en débattent depuis Aristote et c’est encore un sujet brûlant d’analyse et de discours philosophique. Mon sentiment est que l’addiction est une forme extrême de ce phénomène de l’akrasie. C’en est bien sûr une forme plus grave et répétitive. Par exemple, j’ai formé ce matin la résolution de ne consommer qu’un déjeuner léger, mais j’ai fini par manger plus que prévu. Si nous multiplions le phénomène, que nous l’aggravons et le rendons plus répétitif jusqu’à ce qu’il constitue un véritable problème dans la capacité d’une personne à contrôler son comportement, je considère qu’il s’agit là d’addiction. L’idée fondamentale ici est de relier l’addiction à des comportements humains ordinaires. Il n’implique pas une approche pathologique distincte, comme c’est le cas pour le modèle de la maladie cérébrale. C’est une des raisons qui me font considérer ce dernier comme inutile dans la mesure où il implique que l’addiction opère à travers une espèce d’évolution pathologique qui ne s’applique qu’aux personnes dépendantes et pas au reste de l’humanité. Je pense que cela est très trompeur.
JFS : D’une certaine façon, votre approche permet de lutter contre la stigmatisation impliquée par le modèle de la maladie. Votre but est-il de montrer que nous sommes tous confrontés aux mêmes difficultés et que certains gèrent cela mieux que d’autres ?
NH : Oui, exactement. Il y a ici un paradoxe : les partisans du modèle de la maladie du cerveau prétendent que ce modèle est le seul capable d’inciter la société à cesser de blâmer les personnes dépendantes. C’est leur point de vue et il séduit de nombreux politiciens. Beaucoup de gens vous diront « bien sûr que l’addiction est une maladie ». Mais leur propos est en réalité de dire que nous ne devrions pas blâmer ni punir les personnes dépendantes. Nous sommes bien évidemment tous d’accord là-dessus!
Cependant, la vraie question porte plutôt sur la meilleure manière d’éviter la stigmatisation. Je pense qu’il est possible d’imaginer un modèle parlant de troubles du choix sans qu’il conduise pour autant les gens à déprécier les personnes dépendantes. Mais c’est un terrain glissant dans la mesure où vous êtes toujours susceptible d’être mal compris.
JFS : Comment voyez-vous le futur du modèle de la maladie chronique du cerveau ? Les critiques récentes annoncentelles un changement de cap ?
NH : Tout dépend à qui vous vous adressez. Il y a eu récemment de nombreuses critiques du modèle de la maladie du cerveau se basant sur le fait qu’il n’avait pas délivré les résultats promis. Il y a vingt ans, le directeur de l’Institut National des Abus de Drogues (National Institute of the Drug Abuse) nous a déclaré que ce modèle était une approche révolutionnaire de l’addiction et qu’il allait transformer son traitement. Il ne l’a pas fait. Bien sûr certains disent : « Donnez-nous du temps… C’est une tâche difficile ». Mais ça n’est pas la principale difficulté. De nombreux indices montrent que si l’on dit aux gens que l’addiction est une maladie du cerveau, cela aura un effet négatif sur la stigmatisation. Dans le langage commun, par exemple, je ne sais pas si c’est le cas en français mais ça l’est assurément en anglais, si vous voulez vraiment insulter quelqu’un, vous le traitez de malade mental. L’idée que quelqu’un est atteint d’une telle maladie est une notion très effrayante. Cela vous porte à considérer que cette personne est imprévisible et qu’il est difficile d’interagir avec elle. C’est pourquoi je pense que cela peut avoir un effet contraire à celui recherché : plutôt que de diminuer la stigmatisation, cela pourrait au contraire la renforcer.
J’ai mené une enquête, il y a plusieurs années, montrant que le fait que l’alcoolisme soit considéré ou non comme une maladie n’avait que peu d’influence sur la manière dont la majorité de la population pensait qu’il fallait financer les traitements et les ressources destinés à aider les personnes alcoolodépendantes. Donc le concept de maladie ne parvient pas à réduire la stigmatisation comme ses avocats le prétendent.
Mais, en dépit de tout cela, le modèle de la maladie du cerveau continue à augmenter en prestige auprès des politiciens et des scientifiques. Le montant des sommes allouées à la recherche sur le modèle de la maladie cérébrale correspond à 90% des dépenses dans le domaine de la recherche sur les addictions. Les fonds sont destinés à la neuroscience et aux tentatives de développer de nouveaux médicaments pour traiter l’addiction, partant du principe qu’il est possible de corriger la déficience cérébrale supposée.
JFS : Y a-t-il ici une confusion entre lutte contre la stigmatisation et l’accès aux services de santé ?
NH : Aux Etats-Unis, par exemple, ce n’est qu’en posant un diagnostic DSM et en déclarant officiellement qu’il y a maladie que les assurances rembourseront le traitement. En prenant en compte ce type d’implication, il convient d’être prudent lorsqu’on déclare que l’addiction n’est pas une maladie. D’une manière générale, le rôle des soins hospitaliers pose problème en matière d’addiction. Je pense que la solution est de considérer la conduite addictive comme un comportement causant des maladies, et dans la perspective de prévenir ou d’éviter la maladie ou d’aider les gens déjà atteints par des maladies liées à leur conduite addictive, il est très judicieux d’impliquer le personnel médical et de mettre en œuvre des traitements à ce niveau. Mais je veux être encore plus précis ; je dis que c’est le changement de comportement qu’il faut viser dans l’intérêt de la prévention de la maladie – que la médecine devrait légitimement être impliquée dans des processus d’aide au changement de comportement afin que d’authentiques problèmes de santé puissent être évités ou réduits. Changer les comportements dommageables à la santé, voilà la place que je vois pour les prestations en matière d’addiction.
JFS : Que pensez-vous du concept de heavy use over time (usage intensif sur une certaine période), lancé récemment par plusieurs chercheurs ?
NH : Il s’agit d’un exemple de la manière de redéfinir ou de repenser l’addiction. Il existe un éminent groupe de penseurs, des gens intelligents, qui dit que le concept d’addiction n’est pas nécessaire et que celui de l’usage intensif sur une certaine période (heavy use over time) est tout ce dont nous avons besoin. Je pense que cela est faux ou sérieusement trompeur pour les raisons suivantes. Avant tout, je suis parfaitement d’accord avec eux sur le fait que nous devons éviter la pensée dichotomique. Mais si nous comparons une population de consommateurs de drogue ou de joueurs avec des gens qui n’ont pas de sérieux problèmes de santé causés par l’addiction, il peut toujours y avoir des occasions dans lesquelles cette dernière population décide de changer d’attitude et rencontre des difficultés à le faire. Donc mon concept de l’addiction dans son ensemble, traite des difficultés à changer de comportement. Nous avons besoin de ce concept parce que les gens ont des difficultés à contrôler leur comportement malgré leurs motivations et résolutions. Pas seulement à des niveaux de forte dépendance, mais à tous les niveaux, il s’agit de problèmes de contrôle de soi ou de régulation de soi, de mettre en pratique les engagements et les résolutions à changer de comportement. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin du concept d’addiction.
Nous avons également besoin de former les jeunes praticiens et le personnel de premier recours, par exemple, aux méthodes de changement de comportement et à la manière d’aider à maintenir ce changement de comportement. Le problème avec les comportements dommageables à la santé, c’est qu’ils sont difficiles à éliminer. Les gens ont besoin d’aide. Il ne s’agit pas seulement de les motiver, nous devons les aider à maintenir les changements qu’ils ont envie d’opérer.
JFS : Malgré le bénéfice de cette approche, la promotion de la santé reste le parent pauvre de nos systèmes de santé, qui restent centré sur les traitements. Pouvons-nous dire que vos efforts viennent en soutien à toutes ces initiatives pour renforcer la promotion de la santé ?
NH : Oui, nous le pouvons. La conférence de l’INEBRIA sur les interventions brèves auquel j’ai participé à Lausanne allait dans ce sens. Les interventions brèves ont pour but d’identifier les gens pouvant avoir besoin de modifier leur comportement, en les avertissant qu’ils mettent en danger leur santé ou leur bien-être, et de leur fournir une assistance au changement s’ils le souhaitent – d’abord essayer de les motiver à changer de comportement et ensuite essayer de les aider à maintenir ce changement. Cela correspond exactement à cette idée de promotion de la santé, mais il y a un grand écart entre ces deux choses – entre le traitement d’un côté et la prévention primaire de l’autre.
JFS : Comment vous avez développé votre pensée ? Quelle est votre expérience personnelle à ce sujet ?
NH : J’ai fait l’expérience d’une addiction à la nicotine de longue durée. Etant jeune, j’étais un gros fumeur et vers l’âge de quarante ans, des dommages à ma santé avaient déjà été causés. J’ai donc essayé d’arrêter mais j’ai rencontré d’énormes difficultés. Cette expérience a inspiré une grande partie des idées que je suis en train de vous présenter. Il s’agit de résolution et de maintien du changement de comportement parce que je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à rencontrer ce type de difficultés. J’ai réalisé qu’il s’agit d’un problème général dans le domaine des conduites humaines.
JFS : Pour les personnes dépendantes, quels sont les avantages et les inconvénients des modèles du trouble du choix par rapport à celui de la maladie chronique ?
NH : Il y a deux choses. D’un côté les images de l’addiction que nous recevons de la société influencent notre propre comportement. Le fait que vous vous pensiez capable de changer est influencé par ce que les gens vous disent. S’ils vous disent que vous avez une maladie et qu’il s’agit d’une maladie chronique irréversible, vous allez avoir plus de difficultés à la changer. Il y a des preuves de cet effet. L’idée opposée est de dire aux gens « vous pouvez changer, c’est possible. Il y a de nombreuses preuves que, même si vous êtes sévèrement dépendant, avec un taux de dépendance physiologique élevé, vous pouvez toujours changer.»
La deuxième chose concerne la pharmacothérapie. Les implications du point de vue des partisans de la maladie du cerveau sont que la seule solution pour améliorer les traitements est d’inventer encore plus de substances psychoactives pour traiter la maladie de l’addiction. Je suis de plus en plus préoccupé par cela et je ne suis pas le seul.
La perspective que je soutiens dans ce livre met l’accent sur les problématiques du contrôle de soi et de la régulation de soi. Encore une fois, les gens peuvent mal interpréter notre propos et penser que nous sommes moralisateurs. Ce que nous disons, c’est que l’addiction est un problème de l’humanité dans son ensemble. Il s’agit de donner du pouvoir aux gens et de leur donner la possibilité de contrôler leur propre existence plutôt que de leur fournir encore plus de substances psychoactives sur prescription médicale.
JFS : Le trouble du choix serait alors une façon plus humaine et respectueuse de s’adresser aux gens avec des problèmes d’addiction ? Quel terminologie devrions-nous utiliser ?
NH : La terminologie doit être celle du changement de comportement, du changement de comportement dommageable à la santé. C’est la place que nous imaginons pour l’addiction. Un grand nombre de personnes suggèrent pour différentes raisons que le concept d’addiction devrait être aboli. Nous devrions l’intégrer dans quelque chose d’autre. Le meilleur cas de figure que je puisse concevoir pour faire cela est l’incorporation de l’addiction dans le concept plus vaste de la difficulté à changer un comportement reconnu par la personne comme dommageable et d’aider les gens à décider et maintenir ce changement.