janvier 2017
Jean-Michel Bonvin (Université de Genève)
Amartya Sen définit les capabilités comme « les libertés réelles de mener une vie que l’on a des raisons de valoriser ». Cette définition, complexe, articule deux composantes fondamentales. Tout d’abord, elle met l’accent sur les libertés réelles, invitant ainsi à se pencher sur les facteurs permettant la conversion des droits ou libertés formels (inscrits sur le papier, mais pas traduits dans la réalité) en droits et libertés réels (incarnés dans le quotidien et le vécu concret des individus). Un premier facteur essentiel est ici l’accès à des ressources adéquates. Dans l’esprit de Sen, ce terme de « ressources » recouvre l’ensemble des biens et services à la disposition d’une personne. Il s’agit dès lors de veiller à ce que tout être humain bénéficie d’un accès réel et effectif à un certain niveau de bien-être matériel au travers de l’octroi de ressources appropriées telles que des prestations en espèces (revenus du travail, transferts sociaux, etc.) ou en nature (services de base, notamment dans le domaine de la santé). Dans la perspective des capabilités, cet accès effectif à un socle minimal de ressources ne saurait être soumis à conditions et doit être garanti indépendamment du comportement, moral ou immoral, de la personne, cela en vertu de sa dignité d’être humain. Ce premier facteur ne suffit cependant pas à garantir le développement des capabilités. L’approche de Sen n’est en effet pas centrée exclusivement sur le bien-être matériel, elle vise également à développer le pouvoir d’agir des personnes. Sen insiste ici sur les compétences ou qualifications des personnes et leur importance dans le processus de conversion des droits formels en droits réels. L’octroi de ressources doit donc être complété par des prestations visant le déploiement du pouvoir d’agir en vue de mettre les individus en position de mener une vie qu’ils ont des raisons de valoriser. Est également requise la présence d’un contexte social favorable qui permette la mobilisation des ressources en vue de fins valorisées et le déploiement de la capacité d’action ou des compétences acquises. C’est donc l’ensemble de ces éléments qui est requis pour le développement des capabilités : des ressources adéquates (monétaires ou autres), le développement de la capacité d’action individuelle et un contexte favorable à l’usage des ressources et l’exercice de cette capacité d’action. Que l’un de ces éléments vienne à manquer et le développement des capabilités sera entravé.
Amartya Sen recourt souvent à l’exemple du vélo pour illustrer sa théorie : la possession d’un tel véhicule n’induit pas à elle seule la liberté réelle de se mouvoir, elle doit se conjuguer à la capacité d’utiliser le vélo et à la possibilité effective de le faire dans l’environnement concerné. Pour prendre un exemple plus complexe, la liberté réelle d’avoir un emploi que l’on a des raisons de valoriser dépend de l’accès à des ressources adéquates (qui donnent la possibilité de refuser des emplois qui n’auraient pas de valeur à nos yeux), de la présence de compétences ou de qualifications nécessaires pour exercer l’emploi que l’on valorise et de l’accessibilité de tels emplois pour nous, c’est-à-dire du fait qu’ils existent en quantité et qualité suffisantes et que des attitudes de discrimination ne viennent pas empêcher certaines catégories de la population d’y accéder. Dans cet esprit, la solution aux problèmes sociaux ne relève pas d’une approche individualiste, mais interactionniste qui exige d’agir à la fois sur les individus et sur leur contexte. Le remède au chômage ne réside ainsi pas seulement dans le développement des compétences ou le changement des comportements des chômeurs (qui seraient trop passifs ou manqueraient de motivation), mais aussi et surtout dans l’adaptation de l’environnement professionnel et la conversion du regard porté par les employeurs sur certaines catégories de population telles que les étrangers, les chômeurs de longue de durée ou encore les personnes en situation d’addiction.
La deuxième composante fondamentale de la définition des capabilités se réfère au terme « valoriser » et souligne l’importance de reconnaître les préférences et aspirations des personnes et de ne pas chercher à se substituer à elles pour définir ce qu’est la vie bonne. Cependant, chez Sen, ce terme est toujours accompagné d’une référence à la « raison de valoriser ». En effet, toutes les préférences ou aspirations ne sont pas de facto raisonnables. L’approche de Sen n’est pas une conception utilitariste visant à accroître la satisfaction des personnes concernées. Elle reconnaît que les préférences peuvent être trompeuses et cela de deux manières : d’une part elles peuvent être trop coûteuses ou dispendieuses (pour reprendre l’exemple de Martha Nussbaum, on ne peut pas garantir à toutes et tous le droit de devenir chanteur d’opéra) ; d’autre part et surtout, elles peuvent être trop modestes, témoignant alors d’une résignation de la personne à sa condition sociale ou à son état de santé par exemple. De nombreuses études montrent que l’on peut se montrer satisfait de conditions de vie très pénibles, se résignant ainsi à des situations pourtant difficilement acceptables (par exemple : la résignation des femmes à subir des formes de maltraitance dans des contextes culturels où ce type de pratiques est fréquent). Dans l’esprit de Sen, la satisfaction d’une personne ne peut donc pas être considérée comme un critère décisif pour évaluer le développement des capabilités : ce n’est pas parce qu’une personne est satisfaite que, de facto, ses capabilités auront été accrues. Cela parce que cette satisfaction peut être déraisonnable, notamment dans le cas d’aspirations révisées à la baisse pour les faire correspondre à une interprétation restrictive de ce que le contexte économique, social ou culturel semble autoriser. Pour sortir de l’impasse de telles préférences ajustées à la baisse, Sen suggère de recourir au critère de la rationalité ou plutôt de la raisonnabilité. Il ne s’agit donc pas d’accroître les libertés réelles de mener la vie qu’on valorise ou qu’on préfère, mais celle que l’on a des raisons de valoriser. Cette précision est fondamentale : la liberté de choix n’est pas totale, elle est soumise à une exigence de raisonnabilité.
Chez Sen, cette exigence ne découle pas de l’application de critères objectifs ou externes, qui dériveraient d’une conception morale (la loi naturelle par exemple) ou de points de vue experts imposés de l’extérieur aux personnes concernées ; au contraire, elle découle de la confrontation des préférences individuelles à un débat public dont l’issue est ouverte et n’est pas connue à l’avance. Le débat public permet ainsi de déconstruire les préférences ajustées à la baisse (ou trop dispendieuses) et de donner aux personnes des aspirations plus raisonnables ; il se présente comme un moyen de remettre en question la résignation aux circonstances de vie, que celles-ci soient économiques, sociales ou culturelles. Les préférences ou aspirations sont ici mises en discussion, leur pertinence est discutée et la personne est alors en position soit de confirmer ses préférences, mais d’une manière qui engage davantage sa réflexivité, soit de les infirmer en endossant d’autres aspirations. Le débat public devient la condition de développement de la capacité à aspirer de manière raisonnable, laquelle est envisagée comme le critère décisif pour évaluer dans quelle mesure un choix est réellement libre ou non. De fait, en l’absence d’une telle capacité, la liberté de choix pourra n’être qu’apparente dans la mesure où elle s’assimilera à la résignation à des conditions de vie dégradées ou à l’identification avec une norme sociale intériorisée et jamais remise en question ; par contraste, si cette capacité à aspirer est développée, les préférences peuvent alors faire l’objet d’une attitude plus réflexive. On l’aura compris, le lien entre les deux versants de l’approche par les capabilités est crucial : le développement du pouvoir d’agir (grâce à l’octroi de ressources adéquates, au développement du pouvoir d’agir et à la présence d’un contexte favorable à son déploiement effectif) permet aussi d’accroître la capacité à aspirer et à mettre en discussion ses préférences pour soit les confirmer soit les infirmer. L’augmentation du pouvoir d’agir se traduit par un accroissement de la capacité de réflexivité qui est essentielle en vue de l’accroissement de la liberté de choix raisonnable.
Cette approche permet, nous semble-t-il, de sortir du dilemme dans lequel se trouve trop souvent la perception des addictions soit comme une maladie (dont il convient de libérer les individus, contre leur gré s’il le faut), soit comme un choix libre qu’il convient de respecter. En réfléchissant aux conditions du choix libre et du développement de la capacité à aspirer, l’approche par les capabilités propose un regard différent sur ces questions, qui permet de prendre la mesure de leur complexité. L’addiction n’est pas une maladie ou un libre choix en soi, elle peut être l’un ou l’autre en fonction du degré de capacité à aspirer dont la personne dispose : un choix sans opportunités d’agir différemment (en raison de l’absence de ressources adéquates, de compétences ou de qualifications appropriées ou de circonstances économiques, culturelles ou autres perçues comme contraignantes) ne saurait être qualifié de libre choix ; à l’inverse, un choix où d’autres alternatives sont disponibles car les ressources requises sont données, la capacité d’action ou le pouvoir d’agir existent et les opportunités d’agir autrement sont présentes, un choix où la personne dispose en outre du temps de la décision autonome et de la confrontation de sa position avec celles d’autres personnes, donc un choix plus réfléchi, engageant plus authentiquement la capacité d’aspirer de la personne, alors un tel choix, quelle que soit son orientation, peut légitimement se présenter comme un libre choix. Cette approche, on le voit, permet de saisir la question de l’addiction dans toute sa complexité : elle n’est jamais réduite à une maladie dont la cause et le remède seraient individuels, mais perçue comme une situation qui résulte de l’interaction complexe entre ressources, facteurs de conversion individuels et environnement. S’il y a maladie, ou plutôt limitation de la liberté de choix, celle-ci résulte non pas d’une culpabilité ou d’une déficience individuelles, mais d’une combinaison inadéquate de ces différents facteurs. Par contraste, pour que l’addiction apparaisse comme un choix libre, il faut que la configuration « ressources / facteurs de conversion » soit adéquate (à défaut, on parlera plutôt de choix résigné) et que la personne ait pu faire preuve de réflexivité à l’égard de ce choix, notamment en le confrontant à des points de vue alternatifs (sinon, le choix peut être orienté par une norme intériorisée dont le contenu n’est pas discuté). Loin de considérer l’addiction comme une maladie, l’approche par les capabilités suggère de mettre en place les conditions, très exigeantes, pour que le comportement addictif, au même titre que n’importe quel autre choix de vie, puisse être considéré comme un choix réellement libre. Si la personne est dotée des ressources et facteurs de conversion permettant le développement de son pouvoir d’agir, si elle peut confronter ses aspirations et préférences à des positions ou conceptions alternatives et qu’à l’issue de ce débat, elle confirme son choix de vie, alors ce choix, fût-il addictif, s’inscrit dans la perspective de l’accroissement de sa liberté réelle « de mener une vie qu’elle a des raisons de valoriser ».