janvier 2017
Gerald Moore (université de Durham/UK et membre d’Ars Industrialis)
Dans les processus de purification qui précèdent les rites de sacrifice traditionnels, tous les participants se lavent avant d’adopter des robes et une lame spéciale qui, en servant à distinguer le sacrifice sanglant du meurtre, sacralisent la cérémonie. La lame sacrificielle est ensuite soit enfermée dans une cellule inaccessible aux personnes impures, soit refondue à chaque occasion et immédiatement détruite, par exemple en étant jetée à la mer, dès que la mise à mort a eu lieu 1. D’autres histoires confirment que de tels rites servent à performer le caractère sacré de l’objet fétiche pour empêcher que sa capacité d’intoxiquer n’entraîne sa profanation 2. L’arme qui fait rêver d’une communion avec les dieux peut également susciter des fantasmes cauchemardesques de leur assassinat.
Selon le philosophe Bernard Stiegler, cette dualité caractérise la structure de toute technologie. L’objet technique est ce qu’il appelle le « pharmakon » d’après le mot grec qui signifie à la fois poison et remède. La technologie est « pharmacologique » dans la mesure où elle peut être aussi dévastatrice que rédemptrice. C’est l’utilisation des outils qui différencie l’homme des autres animaux en nous permettant de canaliser, c’est-à-dire de sublimer, nos énergies dans la construction de la société ainsi que de nous-mêmes 3. Cependant, dans les circonstances où notre capacité à transformer nos milieux de vie est compromise, les mêmes outils qui peuvent (quoique brièvement) nous élever au-delà de notre animalité habituelle peuvent eux aussi nous replonger dans des « comportements instinctivisés », automatisés qu’on prétend laisser tomber au seuil de la civilisation. La société supporte que la technologie automatise les comportements quand il s’agit d’un moyen au service d’une fin, en libérant l’esprit et en lui permettant d’envisager des possibilités jusqu’alors irréalisables, mais elle devient pathologique dès lors que l’automatisation – et surtout l’automatisation de l’affect ou du système nerveux – devient une finalité en soi. Tout en sachant que, de la caféine à la pornographie et aux jeux vidéo, toute expérience intense et répétée amène aux changements des circuits neuronaux 4, nous tolérons la toxicomanie au café (industriellement moulu ou séché) puisqu’elle alimente le travail et laisse peu de marques dans le paysage social. Mais nous nous inquiétons entre autres du retrait social de ceux qui se rivent aux écrans.
D’après la logique stieglerienne du pharmakon, posons que, quand on jetait la lame sacrificielle à la mer à la suite du rite sacrificiel, c’était pour empêcher que l’objet technique ne devienne trop « naturel », le produit d’un recours pulsionnel que crée l’artefact. L’outil qui nous élèverait au-delà de l’animal est sacrifié pour préserver la seule dimension curative du pharmakon, donc pour supprimer la tentation de son envers toxique. Et pourtant si nous habitons de nos jours dans ce que Stiegler appelle une « société addictogène », c’est parce que le rite qui consiste à tenir nos pharmaka à distance ne fonctionne plus. Les rites sacrificiels qui maîtrisaient leur toxicité ont cédé leur place à une inversion, où le marketing prescrit ce qui était jadis proscrit. Notre consommation des objets fétiches de la technologie n’est plus restreinte pour atténuer les risques d’abus, mais prescrite sans cesse jusqu’au point où il est de plus en plus difficile de renoncer à la tentation. La société s’organise autour de « l’addiction by design », la dépendance fabriquée 5. Les rites de commerce visent explicitement le système de récompense du cerveau dans le but de nous rendre accros.
Nous savons bien jusqu’où iront les « marketeurs industriels » pour faire que les objets technologiques de masse tels que les boissons alcooliques ou riches en fructose raffiné, les plateformes de jeu en ligne, les smartphones et les réseaux sociaux dont le fil d’actualité prime les attentes des utilisateurs, fétichisent la consommation comme solution aux complexités de la vie quotidienne. Même lorsqu’on nous conseille de « consommer avec sagesse », l’impératif prend la forme d’une note de bas de page à peine visible dont l’effet est de légitimer l’excès. Appelons cette tendance de l’économie contemporaine « le dopaminage », ou « dopamining » en anglais, c’est-à-dire la tentative exhaustive de miner la dopamine en la libérant dans le noyau accumbens, pour programmer la dévoration compulsive.
En tant que stratégie, l’efficacité du dopaminage est d’autant plus performante dans un contexte économique de faible mobilité sociale, de chômage et de sous-emploi. L’augmentation récemment identifiée aux États-Unis de la morbidité parmi les populations bourgeoises blanches, qui souffrent de surpoids et de toxicomanie 6, démontre combien la prolifération de ce que l’anthropologue David Graeber appelle les « boulots merdiques » est problématique, à savoir des postes axés sur des objectifs de performance exigeants qui empêchent le travailleur de s’épanouir 7. Les milieux artefactuels du monde actuel du travail font accroître le besoin de s’évader, tout en nous confinant à des technologies rigidement administratives ou bureaucratiques qui ne facilitent pas la création d’une vie alternative et enrichissante. Bruce K. Alexander déplore à juste titre le rapport entre le capitalisme, la dépendance et « la dislocation sociale », la toxicomanie étant « rationnelle » et « adaptative » dans le contexte du déracinement traumatique qu’impose le marché 8. À la différence de Stiegler, il n’a pas compris combien l’exploitation économique de ce comportement adaptatif aggrave la dislocation. La dépendance du toxicomane à haut fonctionnement aide l’économie consumériste à ronronner et maintient les épuisés au travail…
Deux idées sont à l’avant-garde de la théorie de la « synthèse étendue » de la biologie évolutionniste post-génomique. La première est que la vie consiste à « la construction de niches », autrement dit le génie écologique des milieux dans lesquels un organisme peut prospérer 9. Le vivant ne se limite pas à s’adapter à un quelconque environnement, parce qu’il participe lui-même à la création des conditions qui élèveraient la vie au-delà de la simple survie. La deuxième grande idée est celle de la « plasticité développementale », à savoir la capacité de l’organisme à prendre des leçons des signaux environnementaux pour transformer ses comportements et habitudes. L’écho des deux idées se fait entendre dans la philosophie du pharmakon de Bernard Stiegler, dont l’aperçu fondamental porte sur l’artefactualité constitutive de la vie humaine. L’homme n’existe et n’a toujours existé qu’à travers la technique. Nous habitons les milieux artefactuels de la culture cumulative, que nous adoptons comme la nôtre en apprenant à utiliser les outils autour desquels la société est organisée. C’est avec la technique que nous construisons nos niches et, puisqu’ils transforment le fonctionnement de nos organes physiologiques et laissent leur marque organisatrice dans le cerveau neuroplastique, nous sommes autant le produit de ces outils que le sont nos environnements.
Au cœur du génie écologique et de la plasticité développementale se trouve le système cérébral de récompense dont la libération du neurotransmetteur dopamine dans le cerveau permet d’établir de nouvelles connexions synaptiques. Le même système dopaminergique provoque l’envie de répéter les expériences productrices de plaisir, ce qui est aussi à la base du craving du toxicomane.
En modulant notre expérience du temps, de l’anticipation, de l’attention et du désir, le système dopaminergique est un des moyens principaux à travers lequel nos pharmaka techniques réinventent et interagissent avec le corps humain. Et cela parce que le système est lui-même pharmacologique au sens stieglerien d’être à la fois toxique et curatif. Sans la dopamine, nous n’apprendrions jamais par l’expérience et n’aurions aucun sens affectif de l’avenir. Mais elle est également responsable des excès de l’apprentissage expérientiel de l’addiction, qui entre en jeu quand nous sommes contraints par nos milieux artefactuels sans être capables d’exercer une influence réciproque sur leur construction. On dirait donc que la dopamine est liée à ce qui est à la fois plus élevé et plus régressif en nous : elle est au cœur de la plasticité neuronale qui permet l’autocréation ainsi que celle de futurs alternatifs ; mais diffusée à l’excès, elle devance nos horizons d’attente jusqu’au point où on ne voit pas au-delà du bout de son nez. Tant qu’elle rend possible la projection d’un avenir, elle peut également nous boucler dans une expérience de l’immédiat, où le craving, lié soit aux rêveries de l’alcoolique, soit à la vie du joueur qui ne réussit qu’en ligne, coïncide avec le retrait des niches qui se disloquent vers les seules « zones » où l’accroc se sent en contrôle.
Quelqu’addictogène que soit la société contemporaine, elle n’est peut-être pas sans précédent historique. La folie du gin, la guerre de l’opium et l’industrie du tabac évoquent la possibilité que toute l’histoire du capitalisme soit celle de la fabrication de pharmaka pour induire la dépendance. De plus en plus de preuves suggèrent d’ailleurs que des vagues de dépendance historiques coïncident avec des périodes de bouleversements sociaux provoqués par des changements dramatiques dans le système technique dominant. À cet égard, relisons la critique platonicienne de « la faiblesse de la volonté » comme réponse à une hausse de la toxicomanie alors que l’émergence de la culture alphabétique déstabilisait l’ordre social établi par les rites communautaires sacrificiels de la culture orale. De même la « livresse » d’Emma Bovary : les nouvelles technologies de la révolution industrielle étaient responsables non seulement de la distillation à bas prix de gin mais aussi des diagnostics d’abus de livres. Aujourd’hui, c’est l’influx des technologies numériques qui nous amène à réfléchir à la signifiance de consulter nos portables en moyenne plus de deux cent fois par jour.
Dans les « sociétés addictogènes » antérieures, le taux de dépendance paraît avoir baissé avec l’invention de nouveaux rites, une nouvelle organisation sociale qui canalise la puissance thérapeutique des pharmaka vers le dépassement de la dislocation sociale. À cettefin, il faut que nous soyons capables de déployer la technique non seulement pour consommer, mais aussi pour augmenter notre participation à la construction de nos milieux vitaux.