décembre 2007
Danièle Besancon-Quelennec, Christophe Pouvreau, David Scerbanenko, infirmiers, HUG, Département de psychiatrie, Programme Jade, Unité Alizé
Le cannabis bénéficie encore de l’image d’une drogue « douce » en particulier chez les jeunes qui fument de moins en moins de tabac mais de plus en plus de joints. Devant ce phénomène de masse, une banalisation dangereuse s’est installée et depuis 1986 la consommation de cannabis en Suisse a quadruplé chez les jeunes de 15 ans et 12% de la population (15-24 ans) en consomme régulièrement.
Son usage serait encore plus fréquent chez les patients psychotiques, 2 à 5 fois supérieur à la population générale, et une surconsommation est souvent retrouvée dans les semaines précédant l’épisode aigu. Entre 35% et 60% des patients schizophrènes seraient donc des usagers de cannabis. 1 2 3.
Or même si le rôle étiologique du cannabis dans la psychose reste une question controversée, un consensus existe quant au fait qu’il précipite la psychose chez les personnes vulnérables, qu’il exacerbe les symptômes et aggrave le pronostic de la maladie (rechutes et hospitalisations plus fréquentes) 4 5) 6.
Partant des mêmes constats, l’équipe pluridisciplinaire de notre service spécialisé dans la prise en charge de la psychose débutante, stagnait dans un sentiment d’insatisfaction quant à sa manière d’appréhender les difficultés résultantes de ce fléau: seulement abordée en entretien individuel, la confrontation à cette problématique pouvait rapidement prendre un caractère persécutoire et inefficace auprès de patients chez lesquels le déni domine encore à ce stade de la maladie. De plus, confrontés à leurs consommations intempestives, nous fûmes régulièrement amenés à adopter des mesures coercitives (fouille, menaces de plainte ou d’exclusion, chambre fermée, …) ceci afin de d’éviter que le climat du service ne se détériore. Or si ces mesures ont le mérite de maintenir une cohérence interne aux soins, elles ne favorisent pas le travail individuel et de collaboration que l’on peut souhaiter d’une relation thérapeutique. Ce projet est donc parti d’un sentiment de frustration chez les soignants, regrettant de ne pas disposer de techniques spécifiques ni d’espaces privilégiés pour débattre de ce sujet sans devenir menaçant, contrôlant et moralisateur.
Constatant que notre plaidoyer contre ce produit s’avérait inefficace, notre pratique infirmière a voulu considérer autrement le cas cannabis, en proposant une approche thérapeutique groupale sur le thème «Cannabis et psychose». Nous savons que les phénomènes liés à la toxicomanie des jeunes ne se définissent pas seulement par la nature des produits utilisés, mais aussi par les caractéristiques et la personnalité de celui qui les consomme. Il nous est donc apparu primordial de réfléchir à la forme que prendrait notre intervention adaptée aux particularités de notre population : leur âge et leur vulnérabilité. II nous fallait créer une approche intégrant la double problématique.
En raison des difficultés de compliance, importantes à ce stade de la maladie, nous ne pouvions tabler sur une approche motivationnelle au risque de susciter l’opposition des patients. Nous avons donc axé notre intervention sur l’information concernant tous les aspects du produit (sa toxicité et ses conséquences), y compris les expériences agréables (convivialité, relaxation,…etc.). Au regard de la littérature, cibler la problématique uniquement sur les effets délétères du cannabis eut été une erreur. Informer objectivement, sans parti pris afin que notre approche s’attaque aux croyances des patients sur l’inoffensivité du cannabis fut notre intention. Nous ne traitons pas directement dans cette partie du groupe de leur motivation au changement quant à leurs consommations, pour plutôt axer notre propos sur la phase de pré-contemplation et de contemplation.
Les modalités de notre intervention furent inscrites dans le cadre du programme groupal du service. Il n’est nul doute que le travail groupal représente une approche thérapeutique de première importance: ces espaces permettent de travailler aussi bien les compétences que les aspects pathologiques de chaque patient. Les patients peuvent plus facilement partager des éléments communs et bénéficier de l’expérience des autres, favorisant ainsi l’identification aux pairs. Cette dynamique ne pouvait que renforcer ce que nous visions, à savoir que ce groupe devienne le lieu d’un véritable dialogue, un espace pour explorer de manière empathique et sans jugement.
Le protocole de ce module est conçu sur deux séances d’une heure à une semaine d’intervalle conduit en co-animation par deux infirmiers. C’est un groupe fermé pouvant accueillir jusqu’à six patients, ce nombre se justifiant par le maintien de l’espace nécessaire aux interactions. La participation se fait sur indication essentiellement en fonction de leur état clinique. Tous les patients, même non consommateurs peuvent bénéficier de cette démarche puisqu’elle s’inscrit dans le cadre de la prévention primaire, secondaire ou tertiaire.
Pour que notre propos soit didactique et adapté aux difficultés liées à la psychose, il nous fallait tenir un langage simple et concis. Passer une information claire dans un cadre structuré mais non menaçant fut notre mot d’ordre pour conceptualiser cette intervention. En faveur de ces caractéristiques, nous avons créé la trame du groupe sur un support informatique destiné à être projeté: ajouté à l’indéniable intérêt de ce dispositif pour aider les patients à soutenir leur attention, ce style d’intervention nous offrait par ailleurs une multitude de possibilités d’intégration d’informations sous une forme que nous souhaitions attractive. Nous avons monté un support audiovisuel par l’intermédiaire d’un diaporama où sont insérées des vignettes récapitulatives, des spots TV et des extraits de reportages. Les diapositives présentent en premier lieu un questionnement, puis des éléments de réponse: leurs illustrations, extraites d’Internet, sont de couleur vives empreintes d’humour!
Le premier groupe récapitule les effets du cannabis sur la santé physique (composition, principe actif, effets physiologiques), et plus spécifiquement sur la santé mentale (motivations à fumer, conséquences) sur la population générale; le second groupe s’attaque d’emblée aux conséquences de cette consommation sur les troubles psychotiques (état des lieux sur la comorbidité).
Les vignettes proposées tentent de mettre en évidence l’importance des difficultés posées par un usage nocif donc problématique de cannabis, même si nous n’occultons pas l’existence d’un usage récréatif ne faisant pas l’objet de consultation. Leur contenu ne cherche ni à être exhaustif ni capable à lui seul de rendre compte des dommages causés par le cannabis: il propose une série de réponses susceptibles d’orienter le débat. Chaque séance est structurée sur le même mode, une partie est didactique, l’autre favorise les échanges et les interactions.
Les spots TV illustrant notre propos sont issus du plan gouvernemental français de lutte contre les drogues illicites, le tabac et l’alcool 2004/2008. Le ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille, la MILDT 7 et l’INPES 8 ont mis en place un programme de prévention sur l’usage de cannabis. Les conséquences néfastes de cette consommation sont exprimées dans six spots, dont quatre ont été sélectionnés selon leur pertinence dans notre contexte. Dans sa conception, la campagne vise à informer sans diaboliser et à dénoncer non « la consommation de cannabis mais son usage problématique ».
Autour du message « le cannabis est une réalité », les spots (initialement prévus pour la TV et la radio) opposent le mythe largement répandu de produit naturel et inoffensif (comme « avec le cannabis on se sent super bien, on se fait plein d’amis, on comprend tout »), à la réalité des effets négatifs, sous forme de témoignages recueillis auprès de jeunes consommateurs réguliers qui racontent des expériences de « bad trip », de troubles de la mémoire et des capacités d’apprentissage, de problèmes relationnels….Ces clips, renforçant les processus identificatoires, illustrent par ailleurs les informations passées en début de séance.
Dans le second groupe nous exploitons des extraits d’un reportage diffusé sur FRANCE 5 9 où des jeunes décrivent leur décompensation psychotique suite à un usage précoce et régulier du cannabis, suivie du processus de rémission. Ils témoignent de l’évolution de la maladie après une période d’abstinence et de soins psychiatriques: ces vidéos nous offrent un excellent tremplin pour réaffirmer que le cannabis précipite la maladie, aggrave les symptômes psychotiques et réduit considérablement l’efficacité des neuroleptiques favorisant l’évolution vers la chronicité .
Nous avons souhaité créer une approche propre aux caractéristiques de la personnalité de nos consommateurs et à l’écart de toute polémique. Le cannabis est loin d’être un produit inoffensif et ce message doit être clairement transmis, a fortiori aux jeunes déjà vulnérabilisés. S’il est certain qu’un usage régulier devient problématique chez tous les consommateurs, il est aussi clairement établi que même à titre occasionnel le cannabis est totalement délétère en cas de troubles psychotiques. C’est ce sujet épineux que nous tentons de traiter au sein de notre groupe.
Une recherche destinée à mesurer l’efficacité de notre intervention est en cours: des échelles remises aux patients au début et à la fin de chaque séance, ainsi qu’un mois après le groupe nous permettront d’évaluer l’incidence de notre travail sur leur prise de conscience de la dangerosité du produit. Cependant, un regard sur la pratique nous autorise d’ores et déjà à quelques constats.
Sur quarante patients indiqués pour le groupe, 80% d’entre eux ont pu suivre la démarche dans son ensemble. Le refus est rare et l’absence des patients à la seconde séance s’explique essentiellement par des difficultés dans l’organisation des soins.
Face à la polémique que peut susciter un tel sujet, nous n’avons rencontré aucune difficulté dans la dynamique de groupe, les patients surpris par la démarche ont rarement vanté le produit et encore moins tenté de convaincre de ses bienfaits.
Le support et le groupe sont deux atouts majeurs! La formule multimédia que nous exploitons capte indubitablement l’attention des jeunes quels qu’ils soient et est en l’occurrence d’un excellent secours pour soutenir l’attention la plus souvent déficitaire de nos patients encore symptomatiques. Les vignettes, concises et récapitulatives, recentrent en permanence le propos.
La mise en commun lors des séances permet de désenclaver la problématique individuelle: les reportages favorisent l’identification aux pairs et invitent au dévoilement personnel toutes proportions gardées, la structuration du groupe étant garante du cadre.
De plus, si le groupe fonctionne comme tiers, le support visuel prend quant à lui le rôle de médiateur: il permet le passage d’informations qui seraient irrecevables via les soignants et favorise l’expression des affects de manière moins menaçante. Ces deux appuis écartent les soignants de la tentation toujours trop grande d’exprimer leur parti pris : que ce soit via l’écran où grâce aux interactions groupales, le déroulement du groupe s’enchaîne grâce aux jeunes.
C’est ainsi qu’apparaît très vite une synergie au sein des séances, l’interactivité de la démarche semblant favoriser l’intégration de nouvelles informations. A l’issue de la projection des vidéos un débat s’installe, les participants échangent doutes, convictions, interrogations et expériences personnelles. Nous sommes surpris par leurs capacités à énumérer les inconvénients engendrés par le cannabis et rares sont ceux qui sont encore en « lune de miel » avec ce produit. La plupart des vignettes ne sont d’ailleurs que le reflet des révélations des patients et ont un effet renforçateur sur la prise de conscience qu’ils ont en grande partie du problème. Ceux qui doutent encore des effets délétères du cannabis adoptent en cours de séances une attitude teintée d’ambivalence. Certains ne manquent pas de situer leur consommation en fonction des informations objectives fournies via le support. Enfin, il arrive que des patients abstinents viennent renforcer la véracité des propos tenus au sein du groupe.
Cette approche s’est révélée être, de par sa forme, un réel vecteur d’échanges soignants/soignés se répercutant favorablement sur la dynamique des soins : cette problématique est désormais intégrée dans le dispositif thérapeutique et non reçue uniquement comme une transgression.
Souhaitons que ce « succès » ne soit pas que le reflet de l’enthousiasme des animateurs, la conduction de ce groupe étant fort gratifiante de par la forte implication de nos patients en son sein; reste maintenant à démontrer son impact réel comme précédemment évoqué: au-delà de l’intérêt manifeste qu’ils témoignent pendant ce module, ont-ils modifié leur croyance sur l’inoffensivité du cannabis?
L’apport d’informations objectives au sujet du produit et des conséquences de sa consommation sont des sujets de discussion incontournables. Nous aimerions maintenant aller plus loin dans cette approche.
Durant cette première année de pratique, ce module ne s’est déroulé qu’une fois par mois (soit deux heures) ce qui nous oblige à être très sélectif dans le recrutement; maintenant que sa légitimité est vérifiée (grâce au taux de participation et au niveau d’implication des patients) nous souhaitons augmenter notre intervention pour toucher le maximum d’entre eux. Le retour de l’équipe fait l’unanimité quant à inscrire ce groupe comme l’une des priorités dans notre dispositif de soins.
Il serait sans doute opportun de réfléchir aussi avec eux au sens de leur consommation: appartenance au groupe, lutte contre les symptômes négatifs, réduction des effets secondaires des neuroleptiques? …autant d’hypothèses qu’eux seuls pourraient nous confirmer. Ces pistes nous conduiraient certainement aux portes d’un travail motivationnel individuel ou en groupe, susceptible de soutenir les patients dans leur capacité de résolution de problèmes en développant leurs compétences autour de la balance décisionnelle.
Conscients de la complexité du sujet, et compte tenu des difficultés de notre population, nous tentons d’élaborer actuellement une brochure informative à remettre en fin de module pour optimiser le gain des bénéficiaires. Là encore, la forme plus que le fond sera la garantie de l’impact.
Enfin nous sommes ouverts à élargir notre pratique vers d’autres secteurs: la première demande émane de collaborateurs d’autres services qui souhaitent soit s’inspirer de notre travail, soit nous indiquer des patients. La seconde provient des familles qui, sensibilisées par le retour qu’en font leurs enfants, désirent plus d’informations sur les liens entre le cannabis et la psychose.