décembre 2007
Marc-Henry Soulet, Chaire de travail social et politiques sociales, Université de Fribourg
Livrer une vision prospective des évolutions probables des enjeux sociaux à l’horizon 2018, telle était la commande pour ce numéro anniversaire de «dépendances». Si l’invitation était alléchante, la tâche s’avère bien délicate par contre. Emporté par l’élan de l’enthousiaste volonté de livrer sa vision du monde, à tout le moins d’une partie du monde, celle qu’il connaît le moins mal, le « social scientist » pourrait aisément être tenté de se faire devin ou de se muer, ne serait-ce que l’espace d’un instant, en Pythie des temps contemporains. Car il n’est ni dans les compétences, ni dans les missions de ce dernier, de lire les astres (ou les entrailles) et encore moins bien sûr de tirer des plans sur la comète.
Comment donc répondre à une telle sollicitation sans compromettre son esprit de sérieux? Probablement en prolongeant une aptitude acquise et une expertise ordinaire, celle d’analyser le présent. Et, si l’on y réfléchit bien, n’est-ce pas là d’ailleurs le fondement de tout travail de prospective: dresser des conjectures en étant fondamentalement ancré dans la connaissance du présent. Faire œuvre d’imagination réaliste, en quelque sorte, en gardant toutefois toujours en mémoire que s’attacher à dire le futur est une manière de qualifier ce qui dans le présent n’est pas visible ou ne veut pas être socialement mis en vue. C’est en tout cas le pari que j’ai fait en essayant de répondre à cette commande. Autant dire qu’en ayant le regard porté sur l’horizon de la prochaine décennie, il s’agira de scruter intensément ce qui se dessine aujourd’hui en référence au postulat que ce qui adviendra demain ne sera qu’une forme explicite et radicalisée de ce qui se joue aujourd’hui de façon embryonnaire et voilée.
Mais, avant de regarder en avant, jetons un rapide coup d’œil dans le rétroviseur temporel. Il y a environ trente ans, Jacques Donzelot intitulait un entretien qu’il donnait aux Cahiers de la recherche sur le travail social, Les deux faces du social, dans lequel il distinguait au sein du travail social le versant « protéger l’individu de la société » et le versant « protéger la société de l’individu » 1. Il pointait déjà l’émergence, à côté de ces deux versants qui, l’un comme l’autre, fonctionnent à l’imputation, de la démarche implicative, beaucoup plus pragmatique. Un peu plus de dix ans plus tard, il tentait de rendre compte d’un social renouvelé 2 dont la finalité centrale n’était plus de garantir une société de producteurs mais de produire la société par la participation de chacun de ses membres, notamment en cherchant à inclure les plus périphériques dans le jeu de l’engagement et du projet.
Le deux faces du social semblent toujours co-exister aujourd’hui. Préserver la société contre l’individu s’est marqué par un renforcement et un durcissement de la logique de la défense sociale avec le développement des politiques sécuritaire, au point où certains politologues et criminologues ont pu parler d’État social sécuritaire. Protéger les plus faibles des effets de la machinerie sociale demeure toujours, mais protéger ne signifie plus assurer, contenir les dangers, compenser les dégâts, indemniser les préjudices. Désormais, protéger l’individu, c’est le promouvoir comme acteur, le soutenir tout au moins dans l’entreprise de sa participation à la production de la société. Il faut faciliter et non compenser; il faut corriger les mécanismes actuels qui découragent les personnes à être actives par l’attribution d’une aide émancipatrice pensée comme un moyen absolu d’évitement de la trappe de la pauvreté et de lutte contre la dépendance à l’État social. On a désormais coutume d’utiliser, à la suite d’Anthony Giddens 3 le terme de « politique générative » pour désigner cette forme de développement des capacités à générer des résultats autonomes plutôt que de renforcer une dépendance mutilante promue par les politiques compensatoires. Les offres s’individualisent dès lors logiquement, se centrant sur le client et sur ses aléas biographiques, afin de convertir des « dispositions handicapantes en dispositions capacitantes » 4.
L’État social s’est ainsi reconfiguré un peu partout autour de l’État social actif, plus spécifiquement autour de politiques sociales promotionnelles reposant sur le développement des capacités d’action des individus et soutenant leurs conditions de réalisation. Or, à cela, il y a un postulat implicite: la motilité intrinsèque des individus. Chacun est censé détenir des capacités socialement significatives et socialement convertibles. Cependant ce postulat est empiriquement infondé. Nombre d’individus, en raison de leur trajectoire biographique comme de la nature des exigences du système socio-économique, ne peuvent, momentanément ou durablement, ressortir d’une logique de l’activation. Ce n’est pas un problème de mise en mouvement qui les caractérise, mais un problème d’arrimage. Pour cette population, ce n’est pas sa perfectibilité qui doit être au centre de l’intervention mais sa vulnérabilité 5. La longueur de la relation avec les institutions sociales, tout comme la lourdeur de l’expérience sociale vécue, viennent pour eux obérer la possibilité d’une métamorphose les faisant passer d’un destin subi à un destin dominé, pour reprendre l’expression d’André Malraux 6. Ces individus, brisés par la vie, n’ont, conjoncturellement ou plus durablement, ni les ressources ni les supports pour s’aménager une niche de sécurité ontologique. Dès lors, force est de constater la co-existence de deux nouvelles figures du travail social, l’une cherchant à promouvoir une potentialité positive, l’autre visant à contrer une potentialité négative. La première appelle un registre génératif cherchant à résoudre un problème de stagnation (la fameuse trappe de l’assistance) dans une logique de promotion, la seconde appelle un registre palliatif faisant face à un problème de désocialisation (la crainte du décrochage social) dans une logique de réduction des risques. Bien sûr, dans la réalité institutionnelle actuelle du travail social, cette typologie ne se donne jamais à voir comme telle. Il y a pourtant fort à parier que d’ici peu, et il n’y aura peut-être pas à attendre dix ans, elle apparaîtra dans toute sa radicalité car c’est toujours à partir de sa « part maudite » 7 qu’un système se donne à lire. C’est en tout cas la perspective que je trace à l’horizon social des prochaines années. Le travail social palliatif me semble en effet constituer la conséquence logique du déploiement de l’État social actif, même s’il s’apparente encore actuellement à un point aveugle. Quasiment absent des débats professionnels, politiques et scientifiques du moment, il risque fort de saturer prochainement le débat autour de la solidarité tant il interroge les fondements de la cohésion sociale, et de contribuer à redessiner les contours de l’exercice du travail social lui-même.
Nous ne pourrons donc plus longtemps faire l’économie de penser ce travail sur les « restes » des politiques activationnelles, sauf à tomber aveuglément dans le credo iréniques des politiques génératives. Essayons dès maintenant d’en dresser les lignes de force, même si bien sûr trop abruptement et trop rapidement. Adressé au solde des ingérables par les mesures actives et le travail social promotionnel, le travail social palliatif se donnera à voir sur le mode de la personnalisation, c’est-à-dire sur la centration de l’intervention sur la réhabilitation de l’individu comme personne morale, comme être propre porteur de dignité. Focalisé sur le défi d’une production de non-désaffiliation en l’absence de possibilité d’intégration, il prolongera les politiques de réduction des risques et d’évitement de l’empirement. Il s’affrontera alors au problème du sens d’une intervention qui n’a plus de visée transformatrice de l’autre et qui met au centre la question de la durée sans finalité. Accompagner l’autre signifiera en ce sens, aller le chercher dans ce qui lui reste de personne pour lui faire construire de la ligne dans l’immobilité, signifiera promouvoir dans le moment qui dure ensemble le désir de continuer ainsi en donnant du sens à le faire…
Plus qu’un long développement, le tableau ci-dessous permet de saisir, par un jeu avec les contraires, la teneur de ce que pourrait recouvrir, une fois mise de côté toute pudeur et pruderie, l’idée même de travail social palliatif. À partir de celui-ci, il me sera lors possible d’en identifier les points névralgiques.
Le travail social palliatif nous confrontera à une double question pragmatique: ce que peut recouvrir l’accueil ouvert quand il s’agit d’entendre l’autre à partir de ses préoccupations du moment, quand l’accueil est sans conditions, et ce que recouvre l’accompagnement quand l’accompagnement doit renoncer au mouvement, quand il s’agit d’accompagner sur place, de durer ensemble (sans aller jusqu’au partage du quotidien pour faire référence à une autre logique étymologique, celle du compagnonnage). En d’autres termes, il contraindra à définir, d’une part, ce qu’accueillir veut dire quand l’accueil n’est plus un simple outil de captage de populations désorientées que l’insertion dans les rets du travail social permettait de tirer linéairement vers l’autonomie grâce à la logique du projet, et, d’autre part, ce qu’accompagner veut dire quand il ne s’agit plus de la modalité de passage de l’accueil à l’autonomie. Le travail social palliatif, centré sur tout un vocabulaire de présence et faisant d’ailleurs de l’ici et maintenant son univers (attention, écoute, souci, prise en compte, veille) fera de l’accueil un pivot central de son activité. Mais que peut-être l’accueil quand l’accompagnement est horizontal? Que peut être aussi d’ailleurs l’accompagnement quand les accueils sont répétés? Peut-on, en quelque sorte, contractualiser, responsabiliser, faire participer de manière horizontale et non finalisée? Que veut dire horizontalement, par delà le fait que se dessine dans ce cas une action conçue et conduite à partir d’un cadre de vie singulier concret endogène et non plus à partir d’une projection développementiste exogène? Comment dans ce cadre lier accueil et accompagnement? On le voit les questions ne manqueront pas, certaines taraudant déjà en sourdine le présent de nombre de travailleurs sociaux au front des populations « non mobilisables ».
Accueil non finalisé et accompagnement immobile conduiront probablement à des formes de thérapeutique allégée assimilant l’intervention à une écoute relevant plus de la sollicitude et de la compassion que de la solidarité, sous la forme d’appuis qui allégeront afin de permettre de supporter, voire de surmonter, par un effort singulier, l’épreuve d’une vie à côté. Il s’agira prioritairement, par la mise en œuvre d’actions de proximité, de participer à créer un espace de parole et de convivialités faciles, d’ouvrir un micro-espace de communication. Comme toute logique de bas seuil, elle ne sera pas en priorité centrée sur le soin, mais visera plus spécifiquement la constitution d’un espace de réconfort et de première protection afin de permettre l’énonciation de la souffrance dans des dispositifs mêlant disponibilité à autrui et grande accessibilité par une logique d’intervention de proximité.
La disponibilité sous-tendant toute logique d’accueil ouvert (recevoir et accepter sans condition) soulève un certain nombre de questions, notamment le sens même de l’intervention à développer comme l’exemplifie aujourd’hui déjà le cas des lieux d’accueil à bas seuil pour les toxico-dépendants dans les programmes de réduction des risques. La tendance à se centrer davantage sur la réduction des risques sociaux pose en effet brutalement la question des stagnants. Que faire? Colmater les brèches (régler les factures), produire une structuration autour d’eux, développer des routines (l’atelier pour le travail, le foyer pour la sociabilité, l’unité de soins pour la médication, le service social pour les dettes) et, de temps à autres, discuter des problèmes des usagers quand ils le veulent. Des personnes seront appelées à rester toute leur vie, il faudra faire avec, mais dès lors quel sera l’objectif de la prise en charge 8? Faudra-t-il la limiter à une gestion budgétaire et à un accompagnement social, voire à un soutien psychologique afin de rendre réellement effectif l’objectif d’aide à la survie? Mais sur quoi fonder la professionnalité des intervenants? Faudra-t-il maintenir, à côté d’un effort d’amélioration des situations, un idéal (largement fictif) de transformabilité de la population, au risque de faire de l’intervention (ce qu’elle est déjà aujourd’hui parfois le cas) un simulacre permettant à chacun de sauver la face en jouant le jeu de la convention?
Si, demain encore plus qu’aujourd’hui, les politiques sociales seront supposées agir sur les structures et les individus pour permettre à chacun, selon ses habiletés, de participer à la production de la société, en créant des opportunités en même temps qu’en jouant la transformabilité des individus pour faciliter la saisie de celles-ci, les logiques de protection sociale (celles qui doivent protéger l’individu de l’ubris de la société en raison de la compétitivité accrue et de l’élévation du niveau requis de compétences pour participer socialement) devront en conséquence viser plus spécifiquement la création de places au sein de programmes transitionnels qui en fait dureront encore plus qu’aujourd’hui et surtout ne pourront le faire que dans l’officialité. Plus que d’une étape segmentée dans un cursus de retour à la conventionnalité, on assistera alors à la création d’un secteur transitionnel stabilisé et stabilisateur supportant des formes d’intégration intermédiaires, relatives, mais qui deviendront des horizons en soi, transformant un processus pensé comme unique en des états variés.
En raison de la situation et des capacités des usagers et du cadre général de mise en mouvement et de mise en concurrence de soi généralisée, l’intégration devra en effet être adaptée, ou plus justement aménagée, aux caractéristiques individuelles de ceux qui ne pourront pas prendre le train de la motilité. Ces petits arrangements pratiques ne feront plus de l’intégration un idéal, un but absolu à atteindre, mais la dessineront comme une place relative où les personnes pourront trouver un certain degré d’autonomie et des conditions pas « trop mauvaises » d’existence. Cette idée d’intégration relative impliquera deux conséquences, déjà perceptibles aujourd’hui, sur la nature des programmes sociaux qui seront à développer:
a) une personnalisation avec des plans individualisés de ré-intégration et, bien évidemment, une individualisation de ce qui peut être considéré comme un succès;
b) une extension du principe de réduction des dangers puisque le but sera la stabilisation dans les conditions de vie les moins mauvaises possibles.
L’intégration non totale deviendra alors plus complexe. Tout d’abord, cette relativisation manifestera un changement profond de philosophie des politiques sociales avec notamment la fin de l’idéal de traitement égal. Ensuite, elle posera un sérieux problème d’évaluation. Comment en effet apprécier politiquement l’idée d’intégration relative? Par la maîtrise des dommages collatéraux? À partir de quand et jusqu’à quand, par ailleurs, pourra-t-on considérer qu’une intégration relative sera une réussite? Et pourquoi? Enfin, l’intégration relative, partielle donc, en montrant que la réalité est hybride puisque qualifiant des formes différentielles d’intégration, définira une conception des politiques sociales visant à soutenir les individus pour qu’ils puissent coopérer et partager. La participation deviendra encore plus l’aune de la citoyenneté, rejetant encore davantage dans les limbes de la société ceux qui ne pourront accéder à cet idéal participatif.
Se posera par ailleurs également le statut de cette intégration relative. S’agira-t-il d’une pratique implicite inhérente aux programmes de réintégration sociale ou constituera-t-elle une composante intégrante de la réalité des sociétés modernes? Son statut social est ici en jeu. Objectif officiel ou réalité souterraine? Malgré les efforts de mise en mouvement généralisé pour accomplir l’idéal participatif, un « solde de non-réinsérables », déterminé par le jeu de l’offre et de la demande de travail, subsistera toujours. Sera-t-il possible de viser officiellement pour ceux-ci un mode de vie qui pourra être indépendant d’une activité professionnelle sans mettre en cause le principe commun de solidarité sociale, sans transformer culturellement notre conception du vivre-ensemble?
Le travail social palliatif marquera donc la fin d’une téléologie aussi radieuse qu’inaccessible. En officialisant le renoncement à une intégration « pure et parfaite » pour tous, il induira inévitablement une transformation culturelle profonde. Il marquera très probablement la promotion d’une non-finalisation de tout un pan de l’intervention sociale, consacrera l’immobilisme de l’assistance et sanctifiera l’accueil ouvert, inconditionnel et répété.
Mais, en sanctionnant la fin de l’acharnement projectuel au profit de la construction d’un espace de sécurisation ontologique, il heurtera la vision « romantique » du travail social, celle qui était mue par un idéal pédagogique de transformabilité de la clientèle. Quand l’accompagnement se fera pour aider à tenir plus que pour aider à changer, l’inquiétude professionnelle risquera sans nul doute de gagner les travailleurs sociaux, déroutes devant cette dérobade de ce qui faisait les charmes et les idéaux du travail sur autrui. Dans cette « bienveillance dispositive » 9, ce seront probablement l’expérience ou les aptitudes singulières des travailleurs sociaux qui seront en effet sollicitées plus que les logiques professionnelles et/ou les normes institutionnelles.