décembre 2007
Gérald Progin, resonsable de l'Espace Prévention Aigle-Pays d'Enhaut Lavaux Riviera, Aigle
Nous aurions voulu, dans cet article, tenter une réflexion au sujet des changements que nous avons perçu dans la prévention ces dix dernières années. En y travaillant, il nous est apparu que les évolutions de la société ont eu une influence capitale sur la prévention et la promotion de la santé. A partir de ce constat, nous nous sommes demandés si, a contrario, la prévention/promotion de la santé avaient eu une influence sur lesdites évolutions. Nous avons alors constaté que les enjeux politiques, sociaux et économiques donnaient très souvent le ton et que la prévention n’avait quasi aucune influence sur le type de rapports humains qui découlent desdits enjeux. Il nous a aussi semblé que les courants de pensée dominants – notamment individualisme et monétarisation des rapports humains – dictaient le focus des actions de prévention. De plus, les moyens économiques et humains alloués à la prévention sont tellement dérisoires qu’ils ne peuvent pas avoir d’influence sur les aspects précédemment cités. Forts de ces a priori, nous avons aussi voulu réfléchir de manière critique au concept de promotion de la santé, concept qui a pris une certaine ampleur ces dernières années. Et nous osons constater, avec passablement de dépit, qu’entre ce que nous voulons faire et ce que nous pouvons faire dans le contexte actuel, il y a un fossé. Ce fossé ne nous paraît pas seulement dû aux éléments évoqués plus haut mais aussi à un nombre important d’ambiguïtés qui, partant d’une idée généreuse dans lequel les compétences de l’être humain sont fortement valorisées, peut aussi piéger tant les professionnels que les potentiels bénéficiaires. Les réflexions que nous vous proposons sont basées sur plusieurs projets que nous avons menés tant au GREA qu’à l’Espace Prévention. C’est donc à une vision plutôt critique pour les acteurs de la prévention que nous vous convions.
En parcourant les divers numéros de dépendances consacrés à la prévention – et plus largement, quelques documents produits ces dix dernières années sur ce thème, nous avons été frappés par une évolution fondamentalement peu marquée. En effet les concepts en cours aujourd’hui sont déjà présents, notamment la promotion de la santé au côté des 3 niveaux de la prévention – primaire, secondaire et tertiaire. Ils côtoient les idées de prévention globale ou spécifique, de prévention structurelle et de réduction des risques. Le dépistage, les questions liées aux groupes à risques sont aussi présents. La littérature et les études tendent à aborder la prévention/promotion de la santé en termes de comportements à risques mais, dans les actions et les projets concrets, on reste encore principalement axés sur les produits.
Cela reflète, à nos yeux, assez bien les difficultés fréquemment relatées autour de la définition de la prévention et l’identité de ses acteurs: le métier de «préventologue» n’existe pas. Travailleurs sociaux, personnels liés à la santé, policiers, enseignants, tous s’essaient, de diverses façons à faire de la prévention. Le tout dans un contexte social, politique et économique en pleins changements. Un contexte dans lequel la majorité de nos repères, des règles instituées, particulièrement durant les trente ans de croissance économiques (1960-1990) sont remises en question. La majorité des consensus sociaux élaborés durant les Trente glorieuses ont perdu une bonne part de leur actualité. L’individualisme, le consumérisme, les changements du rapport à son corps, le «tout tout de suite», le jeunisme, etc. règnent en maître permettant à chacun et chacune de puiser dans différentes boîtes à outils des idéologies, celle qui lui convient le mieux à chaque moment. Comment, dans ce contexte, s’accorder sur ce que pourrait être LA prévention?
Le cas de l’alcool peut nous permettre d’observer l’évolution évoquée plus haut et les «résultats» qu’un contexte économique peut produire. Le libéralisme économique ambiant a fait sauter la majorité des cadres et des temps durant lesquels la consommation d’alcool – cas échéant les abus qui peuvent y être liés – est acceptée. Citons la disparition de la clause du besoin pour les établissements publics et l’augmentation importante du nombre et des heures d’ouverture des établissements de nuits y compris durant la semaine. Une sérieuse augmentation des possibilités de consommer de l’alcool.
Le rapport à son corps, aux exigences de la société – notamment mode de la nécessité de bien-être permanent, stress – ont sans doute aussi modifié le rapport à l’alcool. Le besoin de performance fait aussi que, pour être en forme en début de soirée, il est préférable d’avaler rapidement une certaine quantité d’alcool: faisons vite et efficace.
Côtés positifs, notre société étant malgré tout très protectrice, certains risques ne sont plus tolérés – par exemple mourir sur la route. Ainsi, malgré des oppositions importantes, notamment des lobbys de l’alcool, le 0,5 pour mille a pu être instauré. Auparavant, voyant que de nouvelles boissons telles les alcopops, considérées comme dangereuses pour les jeunes, prenaient une place considérable, et pour éviter une «épidémie», des taxes ont été très rapidement instaurées décourageant totalement les importateurs et faisant chuter la vente de ces nouveaux produits. Nous voilà donc dans une prévention structurelle efficace. Ne nous demandez toutefois pas pourquoi et comment de tels «miracles» peuvent se produire. Mais nous avons quelques doutes que le lobby de la prévention soit suffisant pour avoir produit de tels résultats…Tout au plus a-t-il participé – amplifié? – un mouvement pré-existant.
Quelques jolies actions politiques ont toutefois fleuri d’ici et de là: interdiction de la publicité pour l’alcool sur la voie publique à Genève et de vente dans les stations-services par exemple. De beaux projets se sont aussi développés: Prévenfête qui propose un appui aux organisateurs de festivités pour leur permettre de prendre des précautions pour éviter les accidents divers dus à l’alcoolisation excessive ou le conducteur désigné permettant à une personne de ne pas boire pour accompagner le retour de ses petits camarades. La mesure du taux d’alcoolémie à travers la fourniture ou la vente d’éthylotests ou l’usage d’un programme informatique ont aussi fait leur apparition. Des appuis pour les cafetiers et les commerçants permettant de dire «non» aux trop jeunes ou à ceux qui ont déjà assez bu ont aussi donné quelques résultats.
Mais, de manière générale, il nous semble que ces actions suivent plutôt l’évolution des abus dans la consommation d’alcool sans avoir une réelle influence sur celles-ci. Et il est souvent question de réduction des risques: autre évolution liée aux changements sociaux.
Là, nous reviendrons un peu plus en arrière puisque, ces dix dernières années ont essentiellement vu la réduction des risques s’enraciner. Rappelons toutefois que les actions de réduction des risques ont été liées à l’arrivée du sida et la peur d’une pandémie dans les pays occidentaux plutôt que d’une réelle prévention de l’abus de substances psychotropes. L’investissement financier très important face à ce risque a permis de le limiter considérablement. Serait-ce suffisant pour imaginer que, lorsque les enjeux de santé publique sont considérés comme capitaux et que les risques sont suffisamment importants pour les individus, des moyens économiques importants permettent un changement radical des habitudes de vie?
En ce qui concerne le cannabis, nous sommes dans une situation complexe. Il s’agit-là d’un produit qui est resté dans une certaine marginalité durant de nombreuses années puis qui a, ces dix dernières années, explosé. Les partisans de la répression, qui ont notamment fait échouer la votation, par le parlement, de la nouvelle loi sur les stupéfiants, n’ont en aucun cas réussi à diminuer ou à stopper cette augmentation. Cela a probablement eu un effet contraire.
Il ne fait aucun doute, à nos yeux, que nous sommes très clairement dans ces modifications des comportements liés aux changements économiques, sociaux, culturels et de rapports à son corps. Changements sur lesquels la prévention ne nous semble avoir que peu de prise…
Une définition
Pour s’entendre sur la suite, il est nécessaire de rappeler ce qu’est la promotion de la santé. Ce concept se réfère à la Charte d’Ottawa (1986). La promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur santé et d’améliorer celle-ci(…). La promotion de la santé ne relève pas seulement du secteur sanitaire: elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien-être. Nous interprétons cette définition de la manière suivante:
La promotion de la santé
Nous rejoignons aussi les auteurs du même article sur les 5 domaines d’action de la promotion de la santé:
Santé versus prévention communautaire
En promotion de la santé, nous souhaitons sortir de la santé comme absence de maladie pour aller vers une réflexion plus globale prenant en compte les liens sociaux et les compétences individuelles comme éléments favorisant la santé. Nous souhaitons aussi travailler plutôt avec des groupes ou des communautés, notamment pour s’appuyer sur l’échange de compétences que peut favoriser le groupe. En pratique, il faut avouer qu’il est extrêmement difficile de mener des actions dans ce sens. Tout d’abord parce que nous vivons de plus en plus dans une société valorisant l’individu et la réussite individuelle. Nous allons donc à «contresens». Ensuite, s’il nous est relativement facile d’approcher des communautés déjà constituées – associations diverses, groupes paroissiaux, groupes de jeunes, chorales ou clubs sportifs – nous ne savons pas vraiment comment et avec quels moyens toucher des communautés considérés comme étant moins insérées et «à risques», par exemple des migrants ou des personnes défavorisées.
Dans les faits, si nous souhaitons aller au bout de notre idée, il serait indispensable, comme «promoteur de la santé», de prendre un temps très important pour mieux connaître les besoins des communautés pré-citées. Mais il est quasiment impossible de trouver des financeurs pour un travail d’approche long et «improductif»? Les exigences de rendements actuels liées à l’approche par projet – souvent 3 ans – rendent impossible un tel travail.
Un autre problème, c’est que, souvent, les membres de ces communautés n’expriment pas nécessairement leurs besoins dans les termes dont nous sommes «friands», n’y ayant pas accès. De plus, il est fort probable que les besoins exprimés ne correspondent pas aux réponses que nous pourrions donner et pour lesquelles nous avons des compétences. Quid de ce problème?
Qui décide de ce qui est bon?
Et nous arrivons là dans une autre interrogation fondamentale. Les études montrent assez clairement les problèmes de santé que rencontre une majorité de la population. Nous pouvons définir ainsi quels sont les groupes «à risque» donc ceux qui devraient être touchés par les campagnes de prévention et de promotion de la santé.
Mais sachant cela, quelle place reste-t-il à l’individu ou au groupe pour faire le chemin nécessaire à l’évaluation de son état et à la recherche des moyens qui lui permettrons une évolution possible? Pourrait-il y avoir contradiction entre les connaissances scientifiques et la promotion de la santé qui préconise un travail avec et non pas pour les personnes concernées et un respect de leurs connaissances, de leurs compétences et de leur capacité de choix.
Bref, si les études nous montrent les problèmes, elles ne devraient en aucun cas définir les manière de les traiter.
Les aspects économiques sont, très vraisemblablement, un des moteurs essentiels aujourd’hui des actions de santé publique: les autorités politiques ont une sérieuse propension à «prévenir» là où les actions pourraient limiter sérieusement tout risque d’augmentation des coûts de la santé. Il faut que la prévention rapporte…
Le choix individuel
Comment un individu choisit ce qui est bon ou mauvais pour lui? Comme pour les autres chapitres, nous n’avons évidemment pas la prétention de répondre à cette question. Juste de la poser en tentant quelques développements. On s’accorde à dire qu’une bonne formation scolaire doit permettre de comprendre et de mesurer le mieux possible le monde qui nous entoure et les enjeux qui y sont liés. Mais, malgré cela, et comme évoqué plus haut, nous ne faisons pas toujours ce qui est bon pour notre santé. Nos cultures, nos désirs, l’inconscient, le milieu dans lequel on est inséré, les enjeux sociaux auxquels nous sommes confrontés nous font faire des choix qui ne sont heureusement pas toujours «logiques» ou en faveur de notre santé. Et le changement n’est pas un processus mesurable.
Une autre critique que l’on pourrait adresser à la promotion de la santé concerne la notion de changement. Dans cette approche, le changement est valorisé lorsqu’il fait l’objet de la volonté du groupe ou de la prise de conscience personnelle des problèmes. On ne peut toutefois pas «permettre» le changement. Il est «spontané» et volontaire ou il n’est pas.
La responsabilité individuelle
Là, nous touchons un nœud important. Au GREA, nous considérons la responsabilité individuelle – et nous sommes pleinement d’accord avec cette approche – a un aspect «libérateur». Elle autorise entre autres choses l’individu dit «dépendant» à rester acteur d’un potentiel changement et à éviter que le thérapeute décide pour lui de ce qui est bon ou non. Pour le GREA, cette responsabilité individuelle n’implique pas que la personne dépendante doit s’en sortir seule et n’a pas besoin d’aide pour cela. Il ne s’agissait pas non plus d’entrer en matière sur le fait que l’individu responsable doit assumer seul le résultat de ses actes. Dans l’acception de ce concept, la solidarité des membres de la société est le pendant de la responsabilité individuelle. De notre point de vue, il s’agissait de donner tous les outils à l’individu – et accessoirement au groupe – pour pouvoir prendre une décision en connaissance de cause.
Et que constatons-nous aujourd’hui. Notamment que certains politicien, éditorialiste ou directeur d’assurances reprennent cette notion de liberté individuelle pour «punir» l’individu qui «gaspille» son capital-santé en limitant son accès aux soins ou en lui facturant tout ou partie desdits soins. Ou, dans le plus soft, valoriser financièrement celui qui «fait juste». Récupération malhonnête d’une idée et d’un concept généreux et humaniste.
Un impact sur le contexte politique
En promotion de la santé, on parle d’action sur les politiques publiques. Or, à notre connaissance, peu d’organismes appliquent vraiment une telle action. Une telle action demande une analyse fine des politiques publiques et de proposer une vision globale des méfaits des politiques publiques sur la santé.
Pour aller réellement dans le sens de la promotion de la santé, il serait nécessaire de mener des politiques sérieuses favorisant par exemple l’usage des vélos et/ou de la marche. Mais, là, on se heurte à la liberté individuelle et à la liberté de commerce. Les moyens mis en œuvre actuellement pour inciter de tels changements sont dérisoires en comparaison avec la publicité et les incitations à défendre chèrement les libertés individuelles. Au niveau du tabac, l’exemple est encore plus frappant puisque là, on s’attaque à des entreprises et à des emplois.
Autre exemple concret, le sponsoring. Lorsque nous voyons que l’équipe suisse de football est par exemple sponsorisée par une grande marque de bière, nous sommes évidemment en pleine contradiction. Quels messages envoyons-nous en jouant ce genre de jeux? Inacceptable à notre avis même si nous comprenons fort bien les enjeux divers et contradictoires qui nous amènent à de telles aberrations.
Autre problème: la majorité des projets de promotion de la santé sont financés par les pouvoirs publics. Et il est rare qu’un financeur accepte d’être «critiqué» avec les subventions qu’il octroie. De surcroît, l’autocensure est à l’œuvre chez la majorité des acteurs de prévention et de promotion de la santé: il est fort probable que ces derniers ne se permettent pas des actions qui pourraient remettre en cause leur subventionnement.
Nous sommes plutôt pessimistes au sujet de la prévention dans un futur immédiat. En effet, il est pour le moins probable que les actions de prévention vont avoir essentiellement pour buts des diminutions des coûts de la santé. Et ceci au détriment des réflexions sur les liens sociaux et sur l’augmentation de la qualité de la vie. Pour preuve les divers discours sur la responsabilité individuelle qui vont amener les assurances sociales à diminuer leurs prestations lorsque les individus ne ménagent pas leur «capital-santé» et ceci, évidemment au détriment de la solidarité indispensable à un fonctionnement social harmonieux.
De plus, la société dans laquelle nous vivons est très souvent en contradiction avec les besoins des hommes et des femmes en matière de santé au sens large. L’individualisme et les rapports humains réduits à de seuls rapports économiques ne permettent que difficilement de faire passer des messages et de mener des actions favorisant la santé.
Ces différentes réflexions, toutes pessimistes qu’elles soient, ne nous empêcheront pas de défendre et de poursuivre un travail de promotion de la
santé qui reste en accord avec les études qui montrent que les liens sociaux et la connaissance du contexte dans lequel l’individu évolue améliorent la santé. Les actions qui vont en ce sens n’ont toutefois pas une efficacité immédiate puisqu’elles doivent tenir compte de l’individu et de ses capacités de changement. Ne reste donc «plus qu’à» expliquer ces phénomènes avec patience et conviction.