décembre 2007
Jean-Félix Savary, secrétaire général du GREA, Yverdon
«Le problème mondial de la drogue est en train d’être contenu». C’est autour de cette antienne qu’Antonio Maria Costa, directeur de l’Office des Nations Unies sur les Drogues et le Crime (ONUDC), prononçait son discours à l’assemblée annuelle des Nations Unies (ONU) sur les drogues à Vienne en 2007 1.
Ce constat optimiste vient poursuivre une longue tradition d’une lecture résolument optimiste de la «guerre à la drogue», politique d’inspiration américaine qui vise à éradiquer certaines substances de la surface de la planète. Bien que les objectifs visés n’aient systématiquement pas été atteints et que la consommation ait progressé partout depuis la mise en œuvre de cette politique, la direction poursuivie semble aujourd’hui immuable tant elle fait partie d’une certaine pratique internationale en la matière. Mais est-ce bien vraiment le cas?
Au niveau mondial, c’est à partir du début du XXe siècle que le régime prohibitionniste va progressivement s’installer. Un premier traité sur l’import-export des dérivés du pavot voit le jour en 1912. Il sera complété dans les décennies suivantes par des textes concernant d’autres substances, mais ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que le système prend la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, avec l’adoption successive de trois conventions internationales sur les drogues illégales, appelées stupéfiants. Ces conventions partagent le même idéal d’une société sans drogues. Il s’agit avant tout d’éradiquer le marché des stupéfiants, seule véritable mesure efficace pour éliminer la demande et pour résoudre les problèmes liés à leur consommation. Il s’agit des conventions suivantes:
Les deux premières (61 et 71) s’attachent principalement à la lutte contre le commerce de produits illicites, ainsi qu’à la surveillance des filières légales d’approvisionnement (à des fins scientifiques ou sanitaires). La troisième convention par contre (88) va plus loin et étend son champ d’action aux législations nationales des pays signataires. Elle demande en effet de renforcer les mesures pénales prises par les Etats. C’est avant tout par une action sur l’offre (réduire voir éliminer le marché des stupéfiants) que les Etats doivent contribuer à la «guerre à la drogue».
Cette optique, qualifiée par ses détracteurs de «more of the same» (on renforce ce qui existe déjà et qui ne marche pas), postule que les dommages liés à l’usage de drogues ne peuvent être durablement diminués que si le cadre prohibitif est renforcé dans tous les pays du monde. Si l’option répressive poursuivie jusqu’à aujourd’hui ne remporte pas les succès escomptés, c’est à cause de l’insuffisance des Etats à s’engager de manière univoque dans ce combat. La répression échoue car il n’y a pas assez de répression.
Les conventions internationales sur les drogues sont des textes contraignants pour les Etats. Cela signifie que pour les Etats signataires, en théorie, ils sont supérieurs aux législations nationales. La pratique cependant n’est pas aussi simple et, comme pour tous les textes internationaux, il existe une marge d’application, variable pour tous les Etats, selon leur poids politique, qui leur permet de suivre des chemins différents. La situation des usagers de drogues diffère aujourd’hui fortement selon les pays. Si de nombreux efforts ont été entrepris, notamment dans les pays européens, pour considérer la dépendance aux substances avant tout comme une problématique socio-sanitaire, de larges populations de consommateurs vivent toujours sous des régimes qui en font surtout des criminels. C’est le cas notamment dans les pays de l’Asie du Sud Est, de la Chine ou de la Russie.
Dans ces pays, la situation des consommateurs de drogues pose de sérieux problèmes sanitaires (maladies infectieuses) et de gros défis en matière de droits humains (citoyenneté, torture et traitements dégradants). La criminalisation des usagers de drogues peut même aller dans certains cas jusqu’à la peine de mort. Sur les 64 Etats qui ne l’ont pas encore abolie, la moitié l’applique également aux délits liés à la drogue. Bien qu’une statistique mondiale sur cette question n’existe pas, on peut cependant supposer que plusieurs personnes sont mises à mort chaque année pour consommation de drogues. Certains pays comme la Thaïlande vont même jusqu’à donner une certaine publicité à ces exécutions, pour «dissuader» les consommateurs 2.
Le pacte international relatif aux droits civils et politiques 3 définit pourtant clairement dans son article 6.2 les restrictions à apporter dans l’utilisation de la peine de mort aux «crimes les plus graves», notion qui sera précisée par la suite. Malgré le caractère inique de ce genre de mesures, le cadre international est aujourd’hui beaucoup plus sévère et restrictif envers des pays plus progressistes en matière de mesures sur la demande qu’envers des pays dont la politique drogue strictement répressive provoque des dégâts importants sur le terrain qui peuvent aller jusqu’à l’élimination physique des consommateurs.
Le système international sur les drogues a sa cohérence, voulue par les Etats et ancrée dans ses conventions. Cependant, on peut s’interroger sur son application par certaines agences de l’ONU auxquelles elle est confiée, qui peut apparaître comme déconnectée de ses références fondamentales. C’est principalement cette incohérence au sein du système de l’ONU qui pose problème dans la politique internationale en matière de stupéfiants.
Les organes en charges de la problématique sont au nombre de trois:
Ils partagent deux caractéristiques fondamentales, Ils font d’une part une lecture relativement restrictive des conventions, se faisant les promoteurs d’une ligne plus dure sur les drogues. D’autre part, ce qui est plus grave, ils agissent sans coordination avec les autres agences de l’ONU qui s’occupent de problématiques connexes. On regrettera le peu de coordination avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui pourtant a fait évoluer ses positions sur les mesures visant la demande, ou encore le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) ou le Haut commissariat pour les Réfugiées (HCR), en charge des questions de développement dans les programmes producteurs. On déplorera tout particulièrement l’absence du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme (UNHCDH) dans ce débat, pourtant touché directement par la question. La valorisation de l’expertise et des savoirs de ces agences permettrait assurément d’affiner la stratégie actuelle et d’améliorer ses résultats.
En 1998, s’est tenue une «session extraordinaire de l’assemblée générale des Nations Unies sur le problème mondial des drogues» (plus connue sous son acronyme anglais, UNGASS). Elle a débouché sur l’adoption de trois éléments: une déclaration politique (qui renforce l’option répressive adoptée jusqu’ici); une série de 5 plans d’actions (qui définissent les mesures à prendre) et une déclaration sur la réduction de la demande (qui est en soi une avancée significative, mais qui ne se retrouve pas dans les deux autres éléments) 4. Il est prévu d’évaluer ces deux derniers après dix ans. L’année 2008 sera donc une année charnière qui verra la communauté internationale débattre du système mondial de régulation des substances illégales.
Plusieurs acteurs y voient l’occasion de reposer le problème de manière froide et analytique, et pourquoi pas, de faire évoluer le système. On différenciera trois groupes principaux. Premièrement, les Etats qui ne se reconnaissent plus dans la ligne du système actuel; deuxièmement, les organisations de consommateurs, comme ENCOD, qui revendiquent avant tout un rôle citoyen pour les consommateurs; troisièmement, les organisations professionnelles, qui ont su se fédérer pour construire de véritables lobbys sur la scène internationale, comme l’International Harm Reduction Association (IHRA), Drug Policy Alliance (DPA) ou l’IDPC (International Drug Policy Consortium). L’argumentation est centrée sur la nécessaire mise à niveau des mesures sur la demande et le refus de les subordonner aux mesures sur l’offre. Plusieurs évolutions récentes du contexte international leur donne des raisons d’espérer :
Montée de l’evidence-based policy
On observe partout une tendance qui vise à rationaliser la prise de décision en matière de politique publique, en s’appuyant le plus possible sur des données objectives. Bien que la «drogue» reste encore solidement ancrée dans le champ idéologique, le discours rationnel et pragmatique, basé sur des faits mis en lumière par des méthodologies reconnues progresse. Les systèmes de monitoring de la problématique se sont renforcés et plusieurs pays disposent aujourd’hui de plans d’action, qui définissent des indicateurs mesurables 5. Des organismes comme l’Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies (OEDT), par leur production de données synthétiques et standardisées permet cette meilleure prise en compte des données scientifiques dans les décisions politiques.
Contradictions dans les relations avec les pays producteurs
Les politiques d’éradication des cultures dans les pays du Sud ont eu des conséquences désastreuses, en ciblant prioritairement les paysans pauvres, souvent otages de la situation. Les réseaux mafieux, eux, sont souvent déjà à pied d’œuvre dans d’autres régions pour remplacer les cultures. Les milieux du développement, notamment dans les pays du Sud, ont fortement critiqué cette approche, en mettant le doigt sur la schizophrénie des Etats occidentaux, financeurs de ces politiques d’une part et alliés à certains groupes qui font le commerce de la drogue d’autre part, comme c’est le cas en Colombie par exemple 6. La contradiction a été portée à son apogée en 2001, lors de la guerre en Afghanistan, où, sous mandat onusien, la coalition anti-taliban a fait alliance avec les seigneurs de la drogue (l’alliance du nord). Ces encombrants alliés ont eu tôt fait de reprendre leurs activités une fois leur pouvoir affermi pour atteindre des niveaux de production jamais encore atteints jusqu’alors.
La légitimité du mode d’action prôné par l’ONUDC s’en trouve ainsi fortement remise en question. Dans le contexte mondial de l’après 11 septembre, l’attitude vis-à-vis des pays producteurs semble être subordonnée à d’autres impératifs, comme la lutte contre le terrorisme en Afghanistan, voire l’immigration en Afrique du Nord.
Changements de paradigme des politiques drogues dans plusieurs pays
Si le cadre prohibitif international est bien accepté par la majorité des pays du monde (le taux exceptionnellement élevé de ratification de ces textes est là pour le prouver), son application commence à être questionnée dès la fin des années 80. En restant dans le cadre prohibitif dessiné par les conventions, certains pays comme le Royaume Uni, les Pays-Bas ou la Suisse s’engagent dans une politique pragmatique de réduction simultanée de l’offre et de la demande. Les services aux toxicomanes (traitement, réduction des risques) ne sont plus nécessairement subordonnés à l’objectif de réduction de l’offre (la répression). Au tournant du XXe siècle, cette vision devient dominante en Europe, comme le montre la stratégie anti-drogues de l’UE, adoptée en 2004. Mais elle se développe aussi dans d’autres régions du monde, comme l’Iran ou l’Afrique du Nord.
Mises en réseau des acteurs et constitution de nouveaux lobbys
La mondialisation qui s’accélère dans les années 90 et l’Internet va également permettre à la société civile de s’organiser. Pendant aux institutions multilatérales, de larges réseaux supranationaux se constituent et les échanges s’intensifient. De manière significative, les pratiques particulièrement dégradantes de certains traitements des toxicomanes ont mobilisé des activistes des droits humains, inaugurant un rapprochement probable de ces réseaux avec les acteurs de la dépendance. La collaboration et l’organisation de différents mouvements de la société civile porte en elle la force nécessaire à faire changer les choses au niveau international.
Dès lors, on peut espérer une évolution de ce système, dans une perspective plus pragmatique. Celui-ci doit entre autres permettre de concilier les objectifs des pays consommateurs (santé publique) et des pays producteurs (paix civile). Qu’en sera-t-il dans dix ans? Nul ne peut le savoir, mais, au vu de ce qui précède, deux scénarios sont envisageables.
Le premier, celui que tout le monde attend, consiste à poursuivre la lecture très restrictive des traités, afin de faire pression sur les Etats pour qu’ils renoncent à des politiques remettant en cause le primat de la logique répressive. Quelques légères adaptations de discours, tout au plus, viendront consolider le modèle existant. Les grands pays, comme les Etats-Unis, la Chine ou la Russie sont derrière cette option, qui a pour cette raison les faveurs des pronostics.
Mais une autre issue est possible. La communauté internationale peut également émettre un jugement critique sur les résultats obtenus jusqu’à aujourd’hui. En analysant comment préserver l’essentiel du message prohibitif des conventions, elle pourrait faire la place qu’elles méritent aux mesures sur la demande. La déclaration sur la réduction de la demande («declaration on the guiding principles of drug demand reduction») adoptée en 1998 par l’UNGASS peut servir de base à une redéfinition du mandat allant dans ce sens. Une autre voie est donc possible, où une lecture plus souple des conventions pourrait changer radicalement l’approche actuelle. Le rôle de la communauté internationale pourrait ainsi se recentrer sur la coordination et la promotion de politiques drogues orientées vers la santé publique et respectueuses des droits humains. Ce deuxième scénario a néanmoins de réelles chances de se développer dans le futur, vu la tendance actuelle des Etats (encore largement minoritaires) à adopter cette optique. A cet égard, le rôle que l’UE entend jouer sera certainement déterminant.
Bien que de poids moindre, au vu de son expérience sur le sujet et de sa position enviée sur la scène internationale, la Suisse a probablement un rôle clé à jouer. Elle a fait des droits humains le fer de lance de sa politique extérieure et un de ses atouts principaux pour renforcer son rôle dans la diplomatie internationale. Genève symbolise cette ambition, avec le siège d’institutions comme le comité international de la Croix-Rouge, le UNHCHR ou le HCR. La conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey n’a eu de cesse de renforcer cette composante dans le cadre de son action au Département Fédéral des Affaires Etrangères (DFAE).
Depuis les années 90, la Suisse jouit également d’une autre réputation au niveau international, celle d’un pays qui a adopté une politique pragmatique en matière de drogues. Critiquée au début, cette volonté de privilégier la santé publique au détriment de la morale vaut à la Suisse aujourd’hui un statut envié d’expert au niveau mondial que connaissent bien nos représentants dans les milieux internationaux.
Ces deux éléments de la politique fédérale perdraient à ne pas être mis en relation. Ils se renforcent l’un l’autre et arrivent aujourd’hui à un point de convergence dans l’agenda international. C’est en effet sur la question des droits humains que va porter l’essentiel de la remise en question des conventions onusiennes. Cette question complexe ne trouve que difficilement des solutions consensuelles. Mais, sur les droits humains, les instruments juridiques existent. Il suffit de les importer dans ce champ spécifique pour voir la pratique s’assouplir en reconnaissant l’inaliénabilité de certains droits.