décembre 2007
Liliane Maury Pasquier (Conseillère aux Etats, Berne)
Touchant au plus intime de l’humain, à ses angoisses existentielles et à sa quête d’absolu, la question des drogues a toujours donné lieu à des débats fortement emprunts d’idéologie et de croyances culturelles.
Résultat: une politique parfois stupéfiante, basée sur une vision caricaturale et truffée d’incohérences. Ainsi, on a pu voir les Chambres fédérales accepter de dépénaliser l’absinthe et, le même jour, refuser d’entrer en matière sur une révision de la Loi sur les stupéfiants (LStup) qui intégrait la question du cannabis. Entre substances illégales et produits tolérés, voire célébrés, à l’image du «petit vin blanc» qui fait pourtant des ravages, se dessine la même ligne de partage irrationnelle et moralisatrice qui sépare l’abstinence totale de la déchéance absolue. Or la réalité est infiniment plus complexe et doit être abordée comme telle. Une complexité qui n’exclut en rien et qui au contraire exige une approche cohérente. Dans la pratique, cette gestion pragmatique des problèmes de dépendances est à l’œuvre depuis le début des années nonante. Si elle peine à s’ancrer dans la législation, elle se fraye tout de même un chemin au niveau fédéral.
La lutte contre les dépendances fait partie intégrante des thèmes de santé publique. Notre Constitution donne mandat au législateur de veiller à la bonne santé de la population, que l’abus de produits psychoactifs compromet clairement. Cette lutte contre les dépendances est orchestrée de manière efficace par la politique des quatre piliers que sont la prévention (en particulier auprès des jeunes), le traitement, l’aide à la survie et la répression (de tous les individus sans scrupules qui amassent des fortunes sur le dos des personnes dépendantes). Entre laisser-faire et mise sous tutelle, la politique des quatre piliers adoptée par le Conseil fédéral en 1994 doit permettre d’intervenir en fonction de chaque situation, en misant sur les ressources et possibilités réelles des individus. Même si le dispositif est loin d’être parfait, cette approche a fait la preuve de son efficacité, là où elle est réellement mise en œuvre. Par exemple, la prescription d’héroïne a des effets positifs sur la diminution de la consommation 1.
Chanvre à part?
Les quatre piliers doivent donc être ancrés dans la loi, ce que la révision partielle de la LStup – acceptée il y a une année par le Conseil national et discutée lors de la session d’hiver au Conseil des Etats 2 – doit enfin permettre de faire. Ils doivent ensuite être renforcés et appliqués réellement: les ressources ne sauraient être coupées, au nom de l’austérité budgétaire. Solution de compromis et premier pas dans la bonne direction, la nouvelle LStup n’intègre pourtant pas la question du cannabis. L’initiative populaire «pour une politique raisonnable en matière de chanvre protégeant efficacement la jeunesse» remet ce point à l’ordre du jour: discutée cette session au Conseil national, elle risque fort d’être rejetée 3 mais sera de toute façon soumise au peuple d’ici 2009. Avec, à la clé, un éventuel contre-projet qui pourrait au moins dépénaliser la consommation de cette substance pour les adultes et redonner la priorité à la prévention auprès des jeunes plutôt qu’une répression coûteuse et le plus souvent inefficace: il suffit, pour s’en convaincre, de voir le nombre de personnes qui ont, une fois ou l’autre, consommé du cannabis dans notre pays.
Dépassant la dichotomie entre drogues «dures» et «douces», la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues (CFLD) montre en effet qu’il convient d’appréhender l’ensemble des substances susceptibles de provoquer une dépendance, de l’alcool aux opiacés, en passant par les amphétamines, le chanvre, la cocaïne, les hallucinogènes, les médicaments et le tabac. L’approche par substances demeure indispensable, les effets différents des produits appelant des mesures différenciées.
Les nouveautés, en substance
Mais elle doit être élargie. D’abord parce que la drogue ne fait pas le drogué: tout dépend de l’usage qui en est fait, d’une consommation peu problématique à la véritable dépendance 4. Ensuite, parce qu’il n’y a pas que des substances addictives mais aussi des comportements problématiques, comme les jeux d’argent, la cyberdépendance, les achats compulsifs, la boulimie et l’anorexie. La politique des quatre piliers doit donc s’enrichir de ces deux dimensions supplémentaires.
Le risque de dépendance à ces divers comportements et produits dépend du pouvoir addictif des substances. Il dépend aussi des individus, de leur personnalité, de leurs prédispositions et de leur histoire. C’est pourquoi le cadre légal doit permettre l’interven- tion au niveau individuel, en accompagnant chaque situation, par exemple en renforçant la prévention auprès des jeunes dans les moments les plus à risque de leur vie: conflits familiaux, ruptures amoureuses, échecs scolaires ou professionnels. Mais le risque de dépendance est aussi fonction du contexte social: il est notamment favorisé par les intérêts économiques de l’industrie des substances psychotropes, voyez le chiffre d’affaires de l’industrie du tabac de 1 à 2 milliards de francs, sans même parler de l’industrie pharmaceutique. Le risque doit donc être jugulé par des actions politiques au niveau collectif, du côté de l’offre et de la demande, que ce soit par des taxes dissuasives sur la production et la consommation ou par la limitation de l’accessibilité des produits.
On le voit, une telle réglementation ne peut se faire que par le biais d’une dépénalisation de tous les produits. La criminalisation des substances nourrit un florissant marché noir, qui échappe à tout contrôle de la qualité des substances ou de l’âge des consommateurs et consommatrices, comme c’est déjà le cas pour l’alcool ou le tabac. A cet égard, il doit y avoir une réglementation en fonction de l’âge, les adolescents étant particulièrement vulnérables sur les plans physique (souvent encore en croissance ou du moins, en «construction») et psychique (plus sensibles à la pression de leur entourage). Quant à la liberté de consommation de l’adulte, elle atteint ses limites quand la santé ou la vie des autres est en jeu: il faut donc renforcer la législation pour la protection contre le tabagisme passif – et de manière plus efficace que par la version édulcorée récemment acceptée par le Conseil national – mais aussi prendre des mesures dans le cadre de la circulation routière ou contre la violence engendrée par la consommation problématique (vol, violence conjugale, etc.).
Mais l’intervention collective ne tient pas qu’à la répression (n’oublions pas les quatre piliers): la société doit aménager des conditions de vie susceptibles de prévenir les dépendances, en offrant à toutes et tous des possibilités d’intégration sociale. Selon la prise de position du parti socialiste suisse pour une politique en matière de dépendances, «une politique efficace des dépendances ne se contente pas de mener des campagnes prévenant les jeunes des dangers de la drogue; elle leur procure des emplois, des espaces et des perspectives.» 5
«Politique des dépendances», le terme est lâché. Car, au-delà de leur diversité, les différentes substances présentent des points communs dans la dépendance qu’elles engendrent et ses symptômes: atteinte à la santé et désintégration sociale. Certes, dans un premier temps, la révision de la LStup et le soutien à l’initiative-chanvre paraissent plus réalisables. Mais, à moyen terme, l’objectif d’une politique intégrative et intégrée paraît indispensable. Par «intégrative», j’entends une politique transversale, qui intègre toutes les substances psychoactives, ainsi que les dépendances non liées à des substances, afin de prévenir, soigner, limiter les dégâts et organiser la répression pour chacune de ces problématiques. Et par «intégrée», je veux dire que la politique des drogues met en jeu d’autres politiques, qui doivent insérer la question des dépendances dans leur champ de compétence. Ainsi, des mesures de répression s’ancrent aussi bien dans la Loi sur la radio-TV (interdiction de la publicité) que dans la Loi sur les maisons de jeu (interdiction d’entrée dansles casinos). Et la prévention touche à des politiques aussi diverses que celles de la famille, de la formation ou de l’égalité, qui toutes visent à créer les conditions cadres pour le bien-être de l’ensemble des membres de la société.
Ce n’est pas une hallucination!
Plusieurs pistes d’action concrètes peuvent nous faire avancer vers une telle politique. La modification de l’article 131 de la Constitution fédérale permettrait par exemple de percevoir des impôts sur toutes les substances psychoactives et d’en affecter obligatoirement le produit à des programmes de lutte contre les addictions. Dans la même optique, il pourrait être utile de créer au niveau fédéral une commission faîtière pour toutes les substances entraînant une dépendance, avec des sous-commissions ad hoc pour chaque substance et comportement spécifique 6. Un nouvel article constitutionnel pourrait aussi être introduit, qui ouvrirait la voie à une politique globale en matière de dépendances.
Encore faudrait-il que ces dispositions soient appliquées et dotées de moyens suffisants. Le parti socialiste propose l’établissement d’un plan directeur qui établirait la répartition du financement entre la Confédération, les cantons et les communes.
En conclusion, ces prochaines années, la lutte sera âpre pour ancrer dans la loi une politique pourtant consacrée par la pratique. La montée d’un parti dont la diabolisation et la pensée binaire sont les outils de prédilection semble peu propice à la mise en place d’une politique pragmatique, libérale et pluridimensionnelle. La réalité est pourtant bien présente, qui nous oblige à agir. On peut toujours moraliser, mais la vraie immoralité consisterait ne pas agir face à la situation actuelle. Certain-e-s, au sein des partis de la droite classique ont hélas tendance à suivre l’UDC. Pas facile, dans ce contexte, de trouver des compromis pour avancer vers une politique cohérente.
Idée suisse
Malgré ces difficultés, je crois en nos chances de mettre sur pied une politique globale, responsable et humaine. Car le vrai défi est là: enjeu de santé publique parmi d’autres, la dépendance est un problème humain majeur. Quand la liberté des personnes est noyée dans la dépendance, notre devoir est d’intervenir avec tolérance pour leur permettre de regagner leur autonomie sur leur projet de vie. Notre Constitution l’affirme, «seul est libre qui use de sa liberté et (…) la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.» 7
La politique des quatre piliers a de belles perspectives d’avenir: en mettant en interaction, pour un même objectif concret, des acteurs d’horizons multiples (forces de police, professionnel-le-s de la santé et du social, corps enseignant etc.), cette politique s’inscrit au plus profond de l’expérience helvétique. Car ce qui fait la Suisse, c’est depuis toujours ce désir partagé de groupes très divers de s’allier pour construire une histoire commune. La diversité des points de vue, la complexité dans la gestion des problèmes et le pragmatisme de l’approche forment le ciment de notre pays, le tout assaisonné de tolérance. Et en matière de dépendance, «tolérance, finalement, n’égale pas démission.» 8