décembre 2007
Jacques Besson, chef de Service, Service de psychiatrie communautaire DP-CHUV, Lausanne
Dans le passé, il y a de bonnes et de mauvaises choses. Dans l’avenir aussi. Mais comment se mettre d’accord et passer des bonnes choses du passé aux bonnes choses de l’avenir ?
Entre intuition et expérimentation, il nous faut développer une vision commune en construisant une représentation collective du bien commun. Sans boule de cristal ni baguette magique, construire une addictologie fondée sur les sciences de la nature et sur les sciences humaines dans un projet communautaire centré sur les besoins des patients. Une interdisciplinarité dans l’action, qui rassemble les acteurs dans une vision commune. En 2001, l’OMS a publié un très remarqué « Rapport sur la santé dans le monde 2001 – La santé mentale : nouvelle conception, nouveaux espoirs ». Cet important document positionnait pour la première fois les priorités de santé mentale en termes de santé publique et ce à l’échelon international. Des recommandations pratiques ont été édictées pour une véritable politique de santé mentale, englobant les addictions :
Ce rapport a été adopté par l’Union européenne, puis par la Confédération, qui a adapté les recommandations après une procédure de consultation nationale en 2004.
Actuellement, les cantons déploient des plans de santé mentale à l’échelon cantonal en s’en inspirant largement.
Les recommandations de l’OMS peuvent constituer une base de rassemblement interdisciplinaire pour l’addictologie dans dix ans. Maintenant comment faire converger nos efforts dans cette direction ? Un certain nombre d’étapes jalonnent le chemin :
Adopter une définition holistique des addictions
Une des mauvaises choses du passé consiste en la confusion permanente des niveaux logiques qui a empoisonné la discussion publique ces dernières années. Heureusement les perspectives interdisciplinaires plus récemment acquises permettent de distinguer les différents niveaux afin de les coordonner et de les intégrer :
a) Niveau somatique : c’est le niveau du corps et des organes-cibles. Stratégiquement, c’est le lieu de plusieurs types de prévention, notamment en termes de réduction des risques (maladies transmissibles, etc.). C’est aussi un point de rencontre, surtout initial, souvent avec un médecin, souvent un point d’appui pour la suite du traitement.
b)Niveau des substances et des comportements addictifs : c’est le niveau visible, quelle que soit la substance, sédative, stimulante ou perturbatrice, ou le comportement addictif, avec ou sans substance ; c’est le niveau, toujours au risque du réductionnisme, limité à la, ou aux substances et comportements incriminés. C’est aussi un niveau diagnostique indispensable en termes de polytoxicomanie et de comportements complexes.
c) Niveau motivationnel : facteur limitant de la prise en charge, la motivation au traitement est elle-même décomposable en plusieurs facteurs. Tous sont importants pour construire un projet de soins et une alliance thérapeutique.
d) Niveau psychiatrique : les doubles diagnostics, ou troubles concomitants, ou encore comorbidités psychiatriques sont très fréquents (environ 50% des cas). Ils sont également fréquemment méconnus et à la source de nombreux échecs thérapeutiques.
e) Niveau contextuel : c’est le niveau de la lecture systémique. Stratégiquement, c’est le lieu de l’intervention auprès des proches significatifs du patient.
f) Niveau légal : c’est le niveau des règles du jeu définies par la société. Il donne un effet de cadre à l’ensemble du dispositif en définissant le rôle de chaque acteur et il fixe les interdits. Stratégiquement, l’enjeu est d’appliquer les lois de manière vivante dans le réseau, dans un esprit de collaboration interdisciplinaire et communautaire.
g) Niveau socio-éducatif : l’inventaire des ressources à disposition pour le traitement inclut les dimensions économique, professionnelle, occupationnelle et communautaire, au sens de la place trouvée dans la société, en termes de lieu de vie, d’entourage familial et social, de rôle à jouer dans le groupe humain.
h) Niveau existentiel : c’est le niveau philosophique, ou religieux, ou spirituel, ou encore du sens de la vie. Il y a un corpus de connaissances scientifiques émergentes dans ce domaine qui montrent qu’il s’agit d’une dimension déterminante dans les processus de rétablissement.
Bien sûr, ces différents niveaux sont très hétérogènes, et leur liste n’est pas exhaustive. Ils constituent toutefois les référentiels de base pour les acteurs du terrain.
Faire un inventaire des besoins de la population et des ressources à disposition
Les inventaires sont indispensables pour une mise en réseau de tout dispositif coordonné. A ce jour nous n’en disposons tout simplement pas au niveau des besoins de la population. Celle-ci s’adresse de manière spontanée et naturaliste à toutes les portes d’entrée du dispositif socio-sanitaire. Ce dispositif répond au coup par coup, sans analyse approfondie des comorbidités et des filières de traitement. L’inventaire des ressources à disposition est plus facilement accessible mais ne décrit pas l’offre en réponse aux besoins de la population, mais plutôt en termes d’offre historiquement ou idéologiquement orientée.
Dans dix ans, ces inventaires seront disponibles et mis à jour annuellement pour permettre les indispensables ajustements de l’offre et de la demande thérapeutique, en fonction de tous les niveaux définis dans la vision commune.
Organiser une coordination et une différenciation des acteurs
Face à la très importante hétérogénéité des patients addictifs, avec ou sans substance psycho-active, à divers degrés de consommation de tel ou tel produit, légal ou illégal, avec ou sans comorbidité somatique ou psychiatrique, à divers degrés de motivation, dans différents contextes, à divers degrés de ressources socio-culturelles, à divers âges de la vie, on comprend qu’il est nécessaire d’organiser l’offre en regard de ces différents besoins, mais aussi de créer un dispositif d’évaluation, d’indication et d’orientation des patients sur les différentes institutions à disposition, ambulatoires ou résidentielles, volontaires ou non, médicales, sociales, médico-sociales, ou encore plus ou moins éducatives, psychiatriques, à visée de réinsertion, plus ou moins curatives ou palliatives, en fonction des critères qui auront été adoptés dans la vision commune. Les institutions devront trouver leur profil préférentiel et assurer leur différenciation pour répondre aux besoins du réseau ainsi constitué.
Créer une culture de l’évaluation
La mise sur pied d’un tel dispositif requiert une totale transparence sur les processus de décision. Ceux-ci doivent reposer sur les critères validés par l’ensemble des partenaires du réseau sur une base scientifique et rationnelle. Les conditions requises sont celles de l’évaluation permanente :
Evaluation des patients : on utilisera des instruments de mesure qui respectent la dimension holistique du diagnostic des addictions. Dans la mesure du possible, on recommandera des instruments validés. Des mesures des dimensions spécifiques pourront être faites pour chaque niveau considéré, si possible de manière quantitative. Les instruments devront être faciles à utiliser pour les professionnels et les patients et être reconnus par l’ensemble des acteurs du réseau ; ils serviront aussi à comparer les populations de patients entre les régions et les pays intéressés à des études comparatives. Les bases de données officielles évolueront dans le même but.
Evaluation des institutions : celles-ci éditeront leur programme thérapeutique en fonction des spécificités choisies au sein du réseau. Une évaluation régulière permettra de faire les ajustements nécessaires pour répondre à la mission prévue.
Evaluation du système : l’ensemble du dispositif sera évalué régulièrement, pour s’assurer que la circulation des patients se fait adéquatement, avec efficience et économicité. Les éléments du dispositif liés à l’indication seront évalués de manière à s’assurer que les patients ont le bon traitement au bon moment (matching). Le contrôle démocratique du processus se fait sous l’égide de l’administration socio-sanitaire qui rend des comptes à l’autorité politique légitime.
Une telle mise en réseau n’ira pas sans soulever d’importantes résistances. Tous les acteurs devront faire des efforts pour s’adapter au dispositif communautaire, parfois au détriment d’une partie de leur souveraineté. Des investissements institutionnels devront être faits sur le long terme. Le monde politique devra davantage s’appuyer sur les experts, au risque de déplaire à une partie de l’électorat. Les tenants de l’idéologie devront s’aligner sur les réalités scientifiques et cliniques. Tout cela n’ira pas sans peine ni débat public difficile.
Pourtant, d’un autre côté, jamais les opportunités de faire évoluer la prise en charge des addictions n’ont été aussi grandes : en effet le monde politique réalise mieux les enjeux de gouvernance de ce vaste domaine de la santé publique qui touche de près la majorité des citoyens. L’impact économique des addictions étant considérable, de nombreux décideurs seront amenés à mieux coordonner et financer la prise en charge de ce vaste problème, à un moment où la maîtrise des coûts de la santé est devenue une priorité politique. D’ailleurs plusieurs études américaines montrent que d’investir dans le traitement des addictions est une opération économiquement très rentable.
Le traitement des dépendances dans dix ans doit se préparer dès maintenant. La notion de prise en charge dans la communauté permet l’édification d’une vision commune, interdisciplinaire et centrée sur les patients. De même que l’on peut se représenter les addictions comme une pathologie du lien et du sens, de même l’addictologie doit répondre en termes de liaison et de projet commun. Seule l’intelligence collective permettra de faire face à des défis de cette taille et de ce niveau de complexité. Les synergies et les complémentarités attendues d’une telle mise en réseau permettront d’accueillir les besoins des patients depuis la rue jusqu’à la réinsertion communautaire. Tous les acteurs, depuis la neurobiologie jusqu’au travail social, en passant par la médecine ou la justice, ont une place déterminante dans un tel dispositif s’il est bien coordonné. Il reste maintenant à mettre en place les organes de pilotage interdisciplinaires et les plateformes de mise en œuvre progressive au bénéfice de tous les patients.