décembre 2007
Daniele Fabio Zullino, médecin chef de service Yasser Khazaal, médecin adjoint Service d'abus de substances, Hôpitaux Universitaires de Genève
Le monde des addictions change vite. Les dernières décennies ont été le témoin de changements importants, entre autres dans les substances utilisées, les modes et les contextes de consommation. Bien que les effets pharmacologiques aient leur importance, force est de constater jusqu’à présent que ces changements étaient fortement liés à des effets de mode représentatifs de l’évolution socio-culturelle et des valeurs sociales. D’un premier abord, il peut donc sembler paradoxal de pronostiquer quelles seront les drogues du futur avec une vision pharmacologique. Pour contrecarrer cette difficulté, il est proposé d’imaginer quelle serait la stratégie d’un producteur de drogues fictif. Quelle serait donc sa drogue idéale? Pour traiter cette question, nous allons suivre les phases du développement d’une addiction. Le développement des comportements addictifs peut être conceptualisé en trois stades: (1) initiation, (2) consommation hédonique et (3) addiction (Cf Figure 1, page 20).
Ce sont des facteurs contextuels qui, en combinaison avec les attentes du sujet, déterminent la décision d’initier une consommation. Quelles sont les objectifs du producteur-dealer pour cette phase? Recruter le plus possible de nouveaux «clients» et ceci éventuellement en compétition avec d’autres produits. Sa «tâche» est donc de correspondre à l’esprit du temps ou bien avec son produit ou avec le marketing (p.ex. du speed pour avoir du speed). Le producteur à succès serait celui qui pourrait s’adapter avec sa palette de produit aux changements du marché et le séduire. Les producteurs de substances de synthèse risquent d’être de ce fait avantagés.
Une fois la consommation initiée, la répétition du comportement de consommation va dépendre des effets hédoniques du produit («j’ai eu du plaisir, je vais en ravoir»). C’est le stade de la consommation festive, qu’on devrait plutôt appeler consommation hédonique.
Pour le producteur commence le «travail de fidélisation». Plus le produit est plaisant et correspond aux attentes, plus il sera redemandé. Afin de maximaliser le nombre de prises, des produits à effet intense, de relativement courte durée d’action, et aisément reconsommables à intervalle bref sont avantageux.
A ce stade de la consommation, l’usager est en principe encore maître de ses choix. Il pourra donc évaluer les inconvénients et les séquelles de l’usage. Un produit sûr sans effets secondaires fâcheux, avec des effets prévisibles et reproductibles sera corrélé avec une plus grande satisfaction du consommateur et réduira le «risque» d’arrêt de la conduite ou du passage à un produit concurrent.
Encore une fois, la capacité de design pharmacologique devient un atout primordial pour avoir du succès comme producteur illégal de drogues.
Cette phase est habituellement caractérisée par la diminution de la valeur hédonique, c’est-à-dire une diminution du lien entre plaisir et le fait de prendre la substance. Par ailleurs, l’autre caractéristique est la diminution apparente du libre choix concernant la consommation. Le sujet est assujetti à celle-ci.
Au vu de la diminution de la valeur hédonique de la consommation, un autre processus détermine probablement le maintien, voir la progression de ces conduites: l’automatisation.
Fig 1: Phases du développement du comportement addictif
Les comportements automatiques sont le résultat de patterns mémorisés autonomes contenant l’information suffisante pour l’initiation et la coordination d’une séquence complexe comme par exemple le comportement de consommation d’une drogue.
Ces automatismes se caractérisent entre autres par les propriétés rapidité, diminution de la variabilité comportementale, autonomie et absence de contrôle.
Rapidité: avec la pratique, la rapidité de performance d’une tâche augmente.
Diminution de la variabilité de la performance: avec la répétition, le comportement et les cognitions tendent à se ritualiser.
Autonomie: des actes automatisés peuvent typiquement se réaliser sans conscience de l’intention. Ceci implique que, sous stimulation spécifique, l’action automatisée qui lui est couplé est initiée involontairement. Cette stimulation peut être suffisante pour lancer la séquence comportementale.
Absence de contrôle: de ce qui précède, l’inhibition d’un processus automatique en voie de s’initier peut devenir difficile. Une fois le processus initié, il est difficile de l’entraver ou de l’écourter (qualité balistique). Les automatismes sont en effet moins influençables par des fonctions cognitive exécutives (ex: stratégies, décisions, intentions, heuristiques et planifications).
La caractéristique commune à toutes les substances addictives est donc leur propension à générer la répétition automatique de comportements de consommation, diminuant par conséquent la probabilité de comportements alternatifs. C’est pour cela qu’on parle d’assujettissement.
Cette automatisation est bien entendu dans l’intérêt du producteur-dealer qui fidélisera ainsi davantage sa clientèle. Une fois l’automatisation acquise, la fidélisation se maintiendra en dépit même d’effets secondaires ou d’une perte de renforcement hédonique. C’est cet aspect-là qui différencie ces produits des autres produits de consommation.
Profil pharmacologique « recherché »
Afin d’atteindre ses objectifs, le producteur-dealer choisira les substances sur la base des trois critères suivants: (1) activation des neurones dopaminergiques mésolimbiques, (2) puissance de cet effet, (3) rapidité d’action.
Ad (1): les recherches neurobiologiques ont établi clairement un lien entre les propriétés addictives et l’activation des neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale. Cette structure est responsable du renforcement comportemental. On touche par là donc une voie centrale du processus d’automatisation. En fait, toutes les substances addictives connues, malgré des profils pharmacologiques et psychoactifs hétérogènes, partagent cette voie d’action. Une action dopaminergique (directe ou indirecte) à ce niveau semble donc constituer une «condition nécessaire».
Ad (2)
Il est évident que l’instauration des processus addictifs sera facilitée d’autant plus que l’action dopaminergique est puissante.
Ad (3)
Vu que l’activation du système dopaminergique mésolimbique renforcera les processus (comportement, perceptions etc.) actifs en lien temporel avec cette activation, il est «d’intérêt» du producteur-dealer d’avoir des produits à effet rapide. De cette manière, les comportements autour de la prise de la substance seront renforcés de façon marquée.
En résumé, une substance «prometteuse» doit pouvoir répondre aux attentes du marché, doit avoir (au moins au début) une valeur hédonique et, surtout, être génératrice d’automatismes. Par ailleurs, dans le contexte de sa commercialisation, elle devrait être facile à transporter (stabilité, volume etc.), avec des distances entre lieu de production et lieu de consommation limitées (risque du transport!), des matières premières facilement et légalement disponibles localement, et une production assez difficile pour ne pas être directement accessible au consommateur.
Sur la base de ce qui précède, on imagine donc une domination croissante du marché des substances addictives par les produits de synthèse. Ceux-ci ont en particulier l’avantage de ne pas nécessiter de liens avec des producteurs lointains (comme p.ex. Les feuilles de coca produites en Amérique du Sud), et de pouvoir rapidement être modifiés ou substitués dès que la substance devient illégale ou que la pression policière se renforce.
En ce qui concerne des substances actuellement prévalentes, telles que l’héroïne et la cocaïne, on peut supposer que leur sort va dépendre de l’engagement de nouveaux consommateurs, donc de facteurs socioculturels et «marketing». On voit par exemple pour le tabac l’importance de ces facteurs.
En conclusion, on pourrait se hasarder à pronostiquer un marché dominé dans dix ans par des produits de synthèse. N’oublions cependant pas les addictions sans substance (cyberaddiction etc.) qui risquent de prendre de l’ampleur également et dont les principes de développement sont similaires. Une politique de santé publique devrait donc de préférence avoir une vision de l’addictologie ciblant dans ses différentes phases les comportements plutôt que les substances ou les produits spécifiques. C’est seulement en intégrant cette stratégie que l’on peut imaginer devancer les producteurs-dealers dans leurs actions.